Chapitre 14 - 1

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Cette nouvelle funeste glaça aussitôt l’ambiance chaleureuse des retrouvailles. Karel serra les dents et les poings : sa peine n’était certainement pas aussi forte que celle de leur ami, mais il avait quand même mal pour lui. Wil avait affirmé que cela faisait deux ans qu’il vivait cette situation difficile. Il s’était tant battu, tant donné pour tenter de la sauver. Et voilà qu’on lui annonçait que tout cela avait été vain. Il n’osait pas imaginer la blessure que devait ressentir Wil en cet instant.

Ce dernier demeura figé, comme statufié par un sortilège. Il semblait lutter pour ne pas se laisser aller à la folie. Mais ses membres tremblants ne trompaient personne, et encore moins l’expression qui tordit son visage. Il força un rire.

— Ah… ah… Tu me fais marcher, n’est-ce pas ? Tu devrais vraiment travailler ton sens de l’humour, même si c’est déjà un début…

Sa voix était brisée. Sa façade se fissurait. Sinbad fixa son neveu d’un œil profondément attristé.

— Comme tu l’as si bien dit : je n’ai pas de sens de l’humour, mon garçon. Et même si je l’avais, je ne m’amuserai pas à plaisanter sur ce genre de sujet. Ta mère a succombé à sa maladie. Je suis désolé.

Wil baissa les yeux. Cette fois, même sa légèreté habituelle ne parvenait pas à atténuer la douleur qui l’étreignait. Ses yeux s’embuèrent et des larmes ruisselèrent sur son visage.

Soudain, il fonça à l’intérieur de la maison. Lya voulut aussitôt le suivre, mais son frère la retint d’un geste du bras. Elle lutta, il croisa son regard : elle aussi, semblait être sur le point de pleurer et de riposter qu’ils ne pouvaient pas laisser Wil tout seul dans un moment aussi cruel. Karel lui fit discrètement signe d’attendre : au vu de l’état actuel de leur ami, celui-ci n’était pas encore en état de recevoir une quelconque aide : il refuserait aussitôt.

L’attitude du dénommé Sinbad le lui confirma : le vieil homme resta à sa place et soupira de tristesse. Si lui-même n’allait pas voir son neveu, cela signifiait bien que pour l’instant, Wil n’était pas encore ouvert à un quelconque réconfort.

— C’est horrible… ne put s’empêcher de murmurer Aquilée, une main devant sa bouche pour retenir ses propres sentiments.

— C’est si cruel ! déglutit difficilement Lya. Après tout ce qu’il a enduré, il ne pouvait pas y avoir une nouvelle heureuse, pour conclure tout ça ?

Un bruit sourd se fit entendre. Sinbad soupira.

— Je suppose que vous êtes ses nouveaux amis. Je suis vraiment désolé pour cet accueil macabre. Puis-je me rattraper en vous invitant à entrer ? Wil est sorti par la porte de derrière. Il a dû se précipiter au cimetière.

— Ne vous en faites pas, rassurer Whélos en essayant de garder contenance. Personne n’est responsable de cette situation. Je regrette vraiment que nous n’ayons pu revenir ici à temps. Nous avons eu… disons, beaucoup d’obstacles qui ont retardé notre arrivée. Sans ça…

Whélos aussi, perdit son masque d’assurance. La tristesse peignait son vieux visage, et ses doigts serrèrent son bâton de voyage.

— Je me sens tellement frustré et impuissant. Si nous étions parvenus à arriver plus tôt, peut-être aurais-je pu soulager cette femme, à défaut de la sauver.

— Ne culpabilisez pas, rassura Sinbad. La malédiction avait frappé. L’état de ma sœur empirait mois après mois. Il a drastiquement chuté à la disparition d’Uriel et ne s’est pas arrangé lorsque nous avons eu vent de la disparition de Wil.

« Uriel ? » se figea Karel.

— Quel lien Uriel a-t-il avec vous, à titre personnel, si je puis me permettre ? interrogea Whélos.

— Uriel est mon autre neveu. Il est le frère aîné de Wil.

Tout le groupe échangea un regard surpris. Karel grimaça : voilà qui allait encore compliquer la situation.

— Vous semblez le connaître, remarqua Sinbad en touchant la pointe de sa barbe. Auriez-vous des nouvelles ?

— Malheureusement, grommela Whélos.

Sinbad le fixa, avant de soupirer, las.

— Je vois. Encore une funeste nouvelle, donc.

— Non, ce n’est pas ce que vous croyez ! s’empressa de corriger Aquilée. Il n’est pas mort ! Mais sa situation n’est pas vraiment enviable non-plus.

Sinbad la regarda et lui offrit un sourire contrit.

— Dans le fond, ça ne m’étonne pas. Uriel avait commencé à mal tourner depuis deux ans. Enfin, au moins est-il vivant, lui… Venez à l’intérieur et racontez-moi tout. J’imagine, à vos expressions, que Wil n’en sait encore rien, n’est-ce pas ?

— Désolée… s’excusa Lya. Mais c’est que nous ne savons même pas comment le lui dire… Ce n’est pas que nous voulons le lui cacher, mais ce que nous avons à dire risque d’être très difficile à entendre, surtout après ce que Wil vient d’apprendre. Nous ne souhaitons pas lui en rajouter, il a tellement enduré…

— J’imagine, répondit Sinbad. Entrez. Vous allez me raconter tout ça en détail. Et je m’occuperai personnellement d’expliquer la situation à Wil. Vous en avez assez fait. Je vous suis reconnaissant d’avoir contribué à faire revenir mon neveu ici. Laissez-moi vous remercier comme il se doit.

— Mais Wil… commença Lya.

— Laissez-le se calmer, tempéra Sinbad. Il a besoin d’être seul pour l’instant, pour digérer tout ça. Vous irez le voir après. Un dialogue de sourd vous fera à tous perdre du temps.

Sur son invitation, chacun le suivit à l’intérieur de la petite maison. Celle-ci ne comportait que quelques pièces et était agencée sommairement.

Sinbad les conduisit dans la salle la plus large, où étaient disposés de nombreux coussins moelleux disposés autour d’une table basse. De nombreux filets et ustensiles de pêche ornaient les murs de la maison.

Tout le monde s’installa poliment, tandis que Sinbad prépara du thé sur le poêle. Il distribua un gobelet en bois à chacun et s’installa derrière un coin libre de la petite table.

— Bien, fit-il. Commençons par le début : je m’appelle Sinbad, et comme vous le savez maintenant, je suis l’oncle d’Uriel et de Wil. Je les considère comme mes propres enfants, au même titre que ma fille, Athéna. Elle travaille actuelleme,t sur la zone technique, c’est pour ça que vous ne l’avez pas encore rencontrée. Le bateau par lequel vous êtes venus est vraiment dans un sale état, elle m’a informée qu’elle souhaitait s’en occuper personnellement.

— Enchanté, répondit Whélos au nom de tous.

Il se permit de présenter tout le monde tour par tour, surtout pour éviter la peine à Karel de dévoiler son handicap bien malgré-lui. Karel le remercia pour ça : il ne tenait pas à mettre ça au centre du sujet à l’heure actuelle. Alors quand son nom fut énoncé, il se contenta d’un salut poli de la tête.

Sinbad se releva pour aller chercher la théière et revint s’asseoir. Il servit chacun de ses invités et posa la théière fumante au centre de la table.

— Vous venez d’endroits si différents les uns des autres, releva-t-il. Var, la Tribu du Vent, Kyrma… On ne peut pas dire que vous êtes voisins. Comment êtes-vous parvenus à vous rencontrer ?

Karel hésita : devaient-ils dire la vérité à Sinbad ? Il sonda ses compagnons de route.

— Cela serait trop long à expliquer, répondit Whélos. Mais d’après ce que nous avons entendu, un Conseil se tiendra demain à ce sujet. Vous saurez tout à ce moment-là. Pour l’instant, j’admets que le cœur n’y est pas : la situation de votre famille nous préoccupe, et Uriel est malheureusement lié à notre affaire. Pouvons-nous vous demander comment ce jeune homme en est venu à vouloir tous vous abandonner ?

Sinbad soupira tristement.

— En réalité, cela fait plus de deux ans que cette situation dure. Ce que je vais dire va paraître dur, mais dans le fond, je suis soulagé que ma sœur soit partie : il était insupportable de la voir souffrir et être à l’agonie depuis tout ce temps. Au moins, là où elle est, elle ne souffre plus. Illuyankas doit y veiller, désormais.

— Et… n’avez-vous pas d’autres personnes dans votre famille ? ne put s’empêcher de demander Lya. Vous avez mentionné votre fille… Où se trouve votre épouse ? Et le père de Wil ?

— Ils sont morts, répondit Sinbad. Ma femme faisait partie de nos gardiens, et elle s’est faite tuer par le Clan de l’Eau.

Karel frissonna. Il ne fut pas le seul.

— Mon beau-frère faisait aussi parti de la garnison, et il a été rescapé, reprit-il. Sauf que ces sauvages ont suffisamment dû le torturer pour lui faire perdre la raison. Il est devenu alcoolique et ne parvenait plus à s’en sortir. Il hurlait toutes les nuits. Ma sœur a commencé à tomber malade peu après, anéantie par son impuissance.

Karel se sentit mal à l’aise. En examinant les autres, il s’aperçut qu’ils ressentaient la même chose.

« Je commence à comprendre d’où vient le désir de pouvoir d’Uriel… »

— Uriel n’a pas supporté la situation, poursuivit Sinbad. À partir de là, la tension a commencé à monter entre mes neveux. Wil a toujours refusé de perdre espoir et s’était mis en tête de guérir ses parents par le sourire et les plaisanteries. Mais je pense aussi qu’il faisait ça pour se protéger. Uriel supportait de moins en moins ce comportement, et un jour, ils se sont violemment disputés. Uriel a reproché à son frère qu’il se déresponsabilisait complètement de la situation, en faisant soi-disant comme si de rien n’était, et surtout, rien de proactif.

— C’est injuste… C’était justement tout l’inverse ! s’insurgea Aquilée.

— Oui… Wil s’était senti profondément blessé, ce jour-là, soupira Sinbad.

Karel porta son attention sur son gobelet : il ignorait que Wil portait une telle histoire sur ses épaules. En comparant avec Uriel, il lui semblait voir deux facettes d’une même pièce : Uriel avait cédé au désespoir et était parti à la recherche de quelque chose, soit pour lui-même, soit pour sa famille. Karel ignorait quelle hypothèse était la bonne. Mais il se souvenait parfaitement du regard d’Uriel : lorsque celui-ci lui avait parlé du symbole de son artéfact, le jeune homme y avait décelé une lueur déterminée dans ses yeux. Le ton qu’il avait employé à ce moment-là ne trompait pas. Cette situation expliquait peut-être son malaise dans le quartier pauvre de Winror.

Il soupira discrètement : il l’avait peut-être jugé un peu vite en lui affirmant qu’il avait été stupide de se lier à Serymar. Karel s’en sentit honteux. Il n’aurait jamais soupçonné une telle histoire derrière la façade d’Uriel. Et même si Karel ne lui pardonnait pas d’avoir agressé sa sœur, il commençait à comprendre jusqu’où pouvait mener le désespoir.

Alors que Wil, à côté de ça, était resté optimiste autant que possible. Jamais il n’avait cessé d’espérer, sans jamais céder à l’envie de marcher sur la mauvaise voie.

— Si vous raconterez tout au Conseil, parlez-moi au moins d’Uriel, demanda Sinbad. N’ayez pas peur de me dire la vérité, même si elle sera difficile à accepter. Je préfère l’apprendre en premier. S’il vous plaît.

Un silence s’installa. Court. Chacun se concerta, mais tout le monde fut d’accord : Sinbad méritait de connaître la vérité.

— Tout vous sera expliqué en détail demain, reprit Whélos après un commun accord silencieux. Pour résumer dans les grandes lignes, Uriel s’est associé à de redoutables ennemis. Du genre, mortels.

Karel guetta, comme ses amis, la réaction de Sinbad, quoiqu’avec quelques inquiétudes pour sa part. Cet homme n’avait-il pas assez souffert, aussi ? Mais Sinbad resta calme et lâcha un long soupir. La résignation s’inscrivit sur ses traits fatigués.

— Je vois. Dans le fond, cela ne m’étonne pas. Uriel s’est toujours reproché d’être soi-disant faible, et a toujours pensé que développer son pouvoir lui permettrait de surmonter le moindre malheur. Quel naïf… il ne s’est donc jamais pardonné.

— Pardonné… de quoi ? demanda doucement Aquilée. L’état de ses parents n’était pas de sa responsabilité.

Sinbad la regarda, une lueur sombre dans son regard bleu. Il posa son gobelet.

— L’état de mon beau-frère empirait de jour en jour. Il devenait de plus en plus incontrôlable, et avait fini par perdre la raison. Il ne nous reconnaissait plus et était devenu paranoïaque. Le problème, c’est qu’il a fini par en devenir agressif malgré-lui.

Il releva le regard.

— Il ne savait plus ce qu’il faisait, acheva-t-il. Il a fini par s’en prendre à ma sœur. Uriel s’est interposé et l’a tué.

Le choc ébranla chaque membre du groupe. Karel comprit mieux l’attitude de Sinbad : le vieil homme prenait beaucoup de recul sur les choses. Dans cette famille, chacun essayait de surmonter cette situation compliquée à sa manière. Le jeune homme se sentit mal pour Wil.

« Ce n’est pas étonnant qu’il ait craqué… »

L’envie de se lever pour le rejoindre le démangea. Il ignorait vraiment que l’on pouvait dissimuler autant de choses derrière un sourire et des plaisanteries. Les mots que Wil avait pu lui adresser prirent d’autant plus de sens, maintenant que Karel connaissait son histoire.

— Où retrouver Wil ? demanda Lya.

— Il a dû se rendre au cimetière, renseigna Sinbad. Une fois que vous sortirez de la maison, prenez le chemin menant vers l’ouest et descendez le premier escalier que vous trouverez.

— Nous vous remercions pour toutes ces informations, fit Whélos en se levant.

— C’est moi, qui vous remercie. Pour les nouvelles d’Uriel et de m’avoir ramené mon fiston vivant. Vous êtes les bienvenus dans cette maison.



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