Chapitre 14 - 2
Chacun se leva. Sinbad débarrassa la table tandis que le groupe sortit de la maison. L’air humide et frais les saisirent aussitôt.
— Eh bien… comment peut-on être aussi morose dans un endroit aussi magnifique, soupira tristement Aquilée.
Personne ne répondit et s’engagèrent sur le chemin de galets blancs indiqué par Sinbad. Le sentier bifurqua de nombreux mètres plus loin jusqu’à un escalier descendant qu’ils empruntèrent. Ils se retrouvèrent un étage en-dessous. Les maisons se firent de plus en plus rare sur ce palier, laissant la nature proliférer. Le bruit du ressac ajoutait une ambiance mystique à cet environnement singulier. Les rugissements des chutes d’eau alentours leurs parvinrent.
— Attendez un peu ! demanda Lya.
La jeune femme s’écarta du sentier et se dirigea vers un petit bosquet au bord du précipice. Elle s’y accroupit et cueillit plusieurs fleurs blanches qu’elle rassembla en un petit bouquet délicat. Son œuvre terminée, elle se redressa et rejoignit ses amis.
— Nous ne pouvons quand même pas venir les mains vides… Ce n’est qu’une piètre consolation, je sais, mais… j’espère que ça fera quand même plaisir à Wil.
Elle baissa la tête. Karel la regarda avec tendresse.
« Pourquoi ce soudain manque de confiance en toi ? »
Il l’entoura gentiment par les épaules pour lui dire que c’était une bonne idée.
— Piètre consolation ? la réprimanda gentiment Aquilée. Tu plaisantes, ou quoi ? Wil est intelligent, il sait que rien ne pourra rattraper ce qui est arrivé. Je pense qu’il a appris depuis longtemps qu’il faut aller de l’avant, même quand la situation semble s’acharner, n’est-ce pas ? Mais cette fois, il ne sera pas tout seul. Il nous a. Et nous allons l’aider à se relever !
— Tu es vraiment gentille, Aquilée, sourit Lya.
— Puis-je faire remarquer que tu es la seule à avoir pensé à cette attention ? releva Whélos. La plus attentionnée, c’est toi, Lya. Alors relève la tête, ma fille, et allons-y.
D’autres escaliers descendants s’offrirent à eux. Ils les prirent et durent faire attention à ne pas glisser à cause de l’humidité qui avait poli la roche.
En bas, de nombreuses rangées de pierres tombales aussi blanches que les habitations. Comme attendu, il n’y avait que peu de monde. Le groupe n’eut donc aucune difficulté à repérer leur ami : vers le bout du cimetière, à quelques mètres du précipice, dans une zone moins dense en pierres tombales, indiquant que la mort de la mère de Wil faisait partie des plus récentes.
Wil était assis sur l’herbe humide, un bras appuyé mollement sur un genou relevé, leur tournant le dos. Il ne les remarqua pas.
Le groupe s’approcha dans un silence respectueux. Enfin à la hauteur de Wil, ce dernier ne bougea pas, les yeux résolument fixés sur la nouvelle pierre tombale. Comme s’il avait encore du mal à attester de cette réalité.
Karel se sentit mal pour lui : il devait tant culpabiliser d’être parti…
Lya s’avança, s’agenouilla juste à côté de Wil et déposa les fleurs au pied de la pierre.
— Ce… C’est plus joli comme ça, tu ne trouves pas ?
Karel guetta la réaction de leur ami. S’il ne réagit pas au quart de tour comme d’habitude, un léger rictus se forma sur le coin de ses lèvres.
— C’est vrai. J’ai complètement oublié. Elle adorait décorer la maison avec, avant de tomber malade. La maison était aussi lumineuse qu’elle, avec.
Encore et toujours cette façade, pour garder contenance.
— Elle doit être dans le paradis d’Illuyankas, indiqua Whélos. Il veille désormais sur elle. Tout comme sur le reste de ta famille, je pense.
— Mon oncle n’a pas pu s’empêcher de vous raconter notre vie, n’est-ce pas ? devina Wil.
— Désolée… s’excusa Aquilée.
Wil fit un simple geste nonchalant de la main.
— T’inquiète, il n’y a pas de mal. Vous auriez bien fini par l’apprendre, de toute façon. Puis j’imagine sa peine. Je l’ai délaissé, lui aussi. Il a dû se sentir seul, malgré la présence d’Athéna et de nos amis ici. Il aime bien bavarder.
« Faut dire que ton oncle a sacrément encaissé, aussi. » songea Karel.
— Wil, retenta Lya. Je sais que ça ne te consolera pas, mais… ce n’est pas de ta faute.
— Oh si. Si je n’étais pas parti, elle serait peut-être encore en vie ! riposta Wil avec colère.
Une colère clairement dirigée contre lui-même.
— Son état s’était considérablement dégradé après ce qu’Uriel a fait… et à sa disparition, expliqua-t-il, amer. Et moi, je l’ai achevée, en pensant trouver un moyen de la sauver ! J’ai été tellement stupide !
Whélos s’approcha.
— Wil. Elle n’en avait plus pour très longtemps. Nous serions arrivés plus tôt, je te l’assure, sur mon honneur, j’aurais fait tout ce qui aurait été en mon pouvoir pour la sauver. Mais elle n’en pouvait plus, elle était à l’agonie. Lya a raison : ce n’est pas de ta faute. Tu ne pouvais pas prévoir cet état. Tu ne pouvais pas savoir ce qui allait se passer entre Uriel et votre père. Tu souhaitais arranger les choses. Mais mon garçon… Je sais que c’est très dur, mais crois-moi, je t’en prie : tu n’es pas responsable. Tu n’as fait qu’accélérer l’inévitable. Et je vais te dire exactement la même chose que ce que ton oncle nous a dit : au moins, elle a cessé d’agoniser.
Wil demeura muet et lutta pour retenir d’autres larmes.
— Ce que je veux te dire, tenta Whélos. C’est que ça ne sert à rien de passer son temps à se demander « et si ». C’est juste bon à t’autodétruire. Je sais que c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire et que je suis très mal placé pour donner ce genre de conseil. Mais moi, je suis âgé. Il m’est donc beaucoup plus difficile de trouver la force mentale pour surmonter ce genre de chose. Toi, tu es jeune. Tu en as encore les ressources, mon garçon. Avec un peu de temps, et de patience.
— Tu ne t’en sors pourtant pas si mal, complimenta Wil d’un ton morne.
Un silence s’abattit sur la petite assemblée. Alors que personne ne savait plus quoi faire, Aquilée s’agenouilla aussi aux côtés de Wil et lui prit chaleureusement le bras pour le réconforter.
Karel s’inquiéta en voyant des larmes silencieuses rouler sur les joues de sa sœur. Avant qu’il ne puisse réagir, il la vit s’essuyer les yeux par un rapide revers de bras et enlacer leur ami par derrière.
— Je t’en prie, Wil. Arrête de jouer les durs. Tu te fais du mal.
Le concerné ne bougea pas, figé par tant d’attention. Karel s’agenouilla aussi et se contenta de poser une main encourageante dans le dos de son ami. Whélos posa une main réconfortante sur l’épaule du jeune marin, l’expression solennelle.
— Arrêtez, je vais vraiment finir par craquer… riposta Wil.
« C’est le but. » répondit Karel en pensées. « Laisse-toi porter, pour une fois. »
Personne ne le lâcha. Le jeune homme sut que tout le monde partageait sa pensée. Avec autant de soutien, Wil ne parvint plus à se contenir et ferma les yeux, pleurant en silence, comme pour ne pas troubler la quiétude de ces lieux. Seul le roulis des vagues leur parvenait.
Ils restèrent un très long moment ainsi. Mais peu leur importait, en cet instant. Enfin, Wil lâcha un soupir presque inaudible, s’essuya le visage du revers de la main, et enfonça ses doigts dans la terre molle.
— Adieu, et repose en paix, Maman.
Annotations
Versions