Chapitre 16

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Après une nuit passée dans un hamac suspendu, Karel se réveilla lorsque les rayons lumineux du soleil sentit la caresse caressèrent sur son visage. Il s’étira, mit pieds à terre, et aperçut Wil de dos dans un coin de la pièce, accoudé à la fenêtre, les bras croisés, la tête basse, plongé dans ses pensées.

Karel s’habilla et saisit la cordelette pour attacher ses cheveux. Lorsque son bras passa dans son champ de vision, le Sorcier repensa aux événements étranges que son ancienne blessure avait déclenchée. Il fronça le regard, méfiant : Serymar avait-il profité de l’occasion pour lui implanter une infime part de lui en prévision de ses projets mystérieux ?

« Difficile de savoir… »

Karel se souvenait d’Elma ravagée par une tristesse qu’elle avait eu du mal à contenir, tandis qu’elle lui recousait le bras en lui communiquant un regard sincèrement désolé, qui reflétait une torture intérieure qui lui avait semblé plutôt grande.

« Pourquoi ? Si c’était pour me sauver, elle aurait dû être inquiète mais soulagée, non ? »

Avait-elle contribué à cette intervention à contrecœur ? Avait-elle été au courant de ce qui se passait réellement, ce jour-là ? Karel soupira et tira sa manche pour dissimuler sa cicatrice. Pour l’instant, il avait d’autres choses à penser. Comme son ami pensif accoudé à la fenêtre.

Karel s’approcha de lui et posa une main amicale sur son épaule. Son ami eut enfin une réaction. Il se redressa et lui adressa un léger sourire.

— Salut. Bien dormi ?

« Toujours égal à toi-même, Wil. »

C’était toujours mieux que de le voir effondré. Karel lui offrit quelques signes : « prends le temps qu’il te faut », pour lui assurer qu’il pouvait s’autoriser à ne pas se montrer fort en toutes circonstances.

— Tu es gentil, répliqua Wil. Mais pleurer ne me fera pas aller de l’avant. Ne t’en fais pas pour moi. Avec le temps, je finirai par m’en remettre. Aujourd’hui, je me sens un peu nerveux par rapport au Conseil.

Karel l’invita à en dire plus.

— Ce n’est pas ce que tu sembles croire : il n’y a pas de quoi paniquer, personne n’est corrompu. Disons que le lieu où ça se déroule est plutôt impressionnant. Ce n’est pas un endroit où tout le monde peut aller et venir comme il l’entend.

« Le palais qui surplombe l’île, c’est ça ? »

— Pardon… je ne t’ai pas compris.

Karel lui épela le mot « palais » avec sa main avant de le signer à nouveau. Wil acquiesça et se perdit à nouveau dans la contemplation du paysage.

— La dernière fois que j’y suis allé, c’était pour me récompenser d’avoir réussi à devenir un marin de notre Tribu. C’est une compétence assez difficile à acquérir, qui nécessite plusieurs mois d’entraînement.

Karel s’en doutait, au vu des pièges qu’ils avaient traversé. L’inquiétude le saisit. Wil rit.

— T’inquiète, on ne nous fait pas passer ces pièges tant que l’on n’a pas l’expérience nécessaire. Vers l’arrière de l’île, nous avons une zone d’entraînement, plutôt intensif, mais sans danger. Ce n’est qu’une fois que nous maîtrisons ces faux pièges que nous sommes autorisés à quitter l’île et voyager. Ai-je bien deviné tes pensées ?

Karel ne put empêcher un léger rictus se former sur un coin de ses lèvres : Wil commençait à le connaître.

— Super ! On dirait que je commence à maîtriser !

Enfin, Wil se redressa.

— Allez. Les autres doivent nous attendre. Plus vite on fera ça, mieux ça sera.

Karel répondit par un signe affirmatif. Tous les deux sortirent de la pièce. Ils se retrouvèrent dans la pièce principale où tout le monde était attablé autour de la table basse. Sinbad apporta un autre plateau. Les Sorciers s’installèrent. Lya accueillit son frère avec une expression bienveillante, qu’il lui rendit en prenant place à ses côtés. Sa présente rappelait à Karel qu’il n’était peut-être pas si seul et sans attache que ça. Un sentiment ravivé par ce qu’avait subi Wil la veille.

Sinbad s’installa et se délesta de son plateau de thé et de gâteaux.

— Je vais vous accompagner au palais. J’ai un ami qui travaille là-bas, en tant que gardien des archives. Je tiens à connaître toute l’histoire.

— Mon oncle, intervint Wil. Ce que nous aurons à dire risque d’être dangereux, mais surtout, difficile à entendre. Tu as assez enduré comme ça.

Sinbad le toisa d’un œil mécontent.

— Raison de plus ! Crois-moi pour en avoir fait l’expérience, il est plus dur de ne rien savoir que d’entendre une vérité difficile. Combien de temps s’est écoulé, avant que je sache si tu étais encore vivant ? Il est hors de question que je revive ça, mon petit. Je ne suis plus assez jeune pour supporter ce genre de chose ! J’ai déjà l’impression d’avoir vieilli plus vite que la normale, avec tous ces problèmes à assumer au quotidien. Un peu de répit ne serait pas de refus, Fils !

Wil afficha une expression contrite et posa une main sur le bras de son oncle.

— Désolé, je… je n’y avais pas pensé. Pardon. Mon but n’était pas de te blesser.

Sinbad maugréa mais, ne souhaitant pas être en conflit, tapota la main de son neveu comme pour dire qu’il acceptait ses excuses et qu’il souhaitait surtout passer à autre chose. Être en conflit avec ses enfants était la dernière chose qu’il souhaitait.

Karel releva le regard vers Whélos : celui-ci arborait un air sérieux.

— Sinbad, prévint-il. Je comprends vos motivations. Mais Wil n’a pas tort. Nous avons découvert des choses qui pourraient bouleverser le système mis en place par les Dragons. Comprenez que personne ici ne voudrait mêler plus de personnes dans cette histoire. D’ailleurs, avant d’y aller, Wil, nous devons te dire une chose, qui risque de te faire du mal. Sinbad nous a expliqué hier qu’Uriel était ton frère. Si nous l’avions su plus tôt, nous aurions pu t’en donner des nouvelles. Malheureusement, elles ne sont vraiment pas bonnes du tout. J’espère que tu pardonneras notre hésitation… avec le drame familial que tu vivais, nous ne voulions pas t’en rajouter.

Un silence s’abattit dans la pièce. Wil resta songeur et jeta un regard en direction de son oncle. Ce dernier lâcha un soupir, las. Karel crut tomber de haut et manqua de s’étouffer avec une gorgée de thé.

« Ils ont déjà deviné. »

— Ça va, je peux encaisser, hein, reprit Wil après un long moment de silence. Qu’est-ce qui pourrait être pire que ce qu’il a déjà fait ici ? Il est en cavale depuis longtemps. Tuer est un acte impardonnable.

Karel se sentit mal à l’aise : Wil réprimait une certaine colère mêlée à une profonde tristesse, comme s’il était déchiré.

« Il a connu Uriel avant tout ça. Il veut encore croire qu’il y a du bon en son frère. »

Uriel avait commis un parricide pour protéger sa mère et achever les souffrances de son père. Karel ne pouvait imaginer à quel point ce genre d’acte pouvait briser une âme.

« Uriel ne cherche pas à devenir plus puissant par simple envie comme je le croyais. Il ne supportait plus de se sentir impuissant. »

— Nos lois sont très strictes sur le sujet, expliqua Wil, amer. Il n’a malheureusement plus le droit de poser un pied ici. De toute façon, il ne le peut plus.

— Comment ça… ? questionna doucement Lya. N’est-il pas un marin comme bon nombre d’entre vous ici ?

— Les membres qui subissent la peine capitale chez nous, à savoir l’exil se font effacer la mémoire, intervint sombrement Sinbad. Sur tout ce qui concerne la manière de localiser notre île.

— C’est horrible… réagit Aquilée, peinée.

Sinbad la fixa avec tristesse.

— Il en est ainsi depuis plusieurs siècles. Si notre île se fait attaquer, les conséquences pourraient être désastreuses. D’ailleurs, tous les marins apprennent à protéger leurs esprits contre les intrusions mentales forcées.

— Et pour les personnes comme Uriel… Vos chefs les abandonnent comme ça quelque part sur Weylor ? s’insurgea Lya.

Karel posa une main sur sa jambe pour l’inciter à garder son calme : ce n’était pas la faute de Sinbad. Cet homme subissait beaucoup. Cette manière de faire était instaurée depuis de trop nombreuses années. Karel effectua une légère pression pour signifier à Lya que lui non-plus n’adhérait pas à cette réponse, même s’il en comprenait les enjeux. Il commençait à mieux comprendre certaines choses.

— Généralement, ils déposent les bannis sur Pershkin, répondit Sinbad. Mais il s’agit bien d’un abandon, en effet…

Lya voulut réagir, mais une autre pression de Karel l’en empêcha. Elle croisa son regard et son frère le lui rendit avec beaucoup de sérieux : même si c’était frustrant, continuer cette discussion serait stérile, quoique chacun puisse penser. Il lui prit sa main avec douceur sous la table.

« Sinbad a dû beaucoup souffrir de ce moment, en plus de subir la nouvelle de la disparition de Wil. S’il te plaît, Lya. Le reste de la journée risque encore d’être riche en émotion avec ce que nous devrons révéler au Conseil. »

Lya lui signifia qu’elle avait compris le fond de sa pensée, même sans l’avoir entendue, et baissa la tête.

— Vous l’avez donc vraiment croisé. Qu’est-ce qu’il devient ? interrogea Wil.

Le malaise gagna les invités.

— L’homme que les Dragons cherchent à détruire, répondit Whélos. Uriel s’est allié à lui.

Si Wil ressentit quelque chose, il le montra à peine. Le cœur de Karel se serra : Wil prenait presque la même attitude que son oncle : résignée, car ayant cette désagréable impression que les malheurs ne finiraient jamais. En revanche, Sinbad, lui, avait écarquillé les yeux.

— Les Dragons ! Vous vous êtes mêlés de cette malédiction ? Par Némésis… Wil, dans quoi t’es-tu embarqué, mon enfant ?

Wil regarda son oncle et assura.

— T’inquiète, ça, je le savais. C’est pour ça que j’ai décidé de les accompagner, ils ont besoin de moi. Ils m’ont sauvé, et je leur dois bien ça. Je n’ai pas pu aider Maman… ni Papa, ni Uriel, ni toi. Si je peux au moins réussir quelque chose dans cette histoire, ça me réconforterait un peu. Je sais ce que je risque.

Le vieil homme le fixa, choqué.

— Tu as affronté Némésis ?!

— Oncle Sinbad… C’est du passé, et je suis vivant, tempéra Wil. Ça ne sert plus à rien de s’en faire. Ensuite, c’était le seul moyen pour revenir ici. J’étais coincé. Il fallait tenter notre chance.

Le vieux marin soupira bruyamment et secoua la tête, désapprobateur.

— Ainsi, c’est vous qui êtes à l’origine de toute cette agitation autour des Dragons depuis quelques temps. C’est vraiment dangereux. Les Clans sont très agités depuis des mois, et naviguer est devenu de plus en plus périlleux, même pour nous. Le Conseil va être secoué, c’est sûr.

Un silence pesant accueillit sa remarque. Karel fixa sa tasse : ils allaient devoir passer par-là. Il signa quelques mots sous la table à l’attention de Lya.

— C’est pour cela que nous sommes réunis autour de cette table, annonça-t-elle pour lui. Nous devons convenir de ce que nous devons révéler ou non.

Elle fixa l’oncle de Wil.

— Sinbad. C’est pour cette raison précise que nous avons besoin de votre aide. Vous êtes le plus à même de nous dire où en sont les choses ici. Cette malédiction dissimule quelque chose de beaucoup plus grave. Plus grave que tout ce que nous pouvons imaginer. Ce que nous avons découvert est terrifiant. Pour tout vous dire, nous avons constaté que cette histoire date de bien avant la malédiction des Dragons et…

Elle s’interrompit.

— Nous aurons besoin d’aide, acheva Aquilée. Nous sommes certes impliqués, mais nous ne réussirons pas seuls. Comme vous l’avez si bien mentionné. Je ne peux que le confirmer, les Clans ont augmenté drastiquement leur activité. Ils terrorisent les populations, nous ne pouvons plus les laisser faire.

— Et que pourrons-nous y faire, jeune fille ? maugréa Sinbad. As-tu été témoins de leurs terrifiants pouvoirs et de leurs pratiques macabres ? Ils ont fait perdre la tête à mon gendre, assassiné mon épouse, et poussé Uriel à commettre un parricide ! Combien de familles ont péri à cause de ces démons ?

— Bien sûr, que j’ai été témoin ! riposta Aquilée. Je les ai vu tuer des gens sous mes yeux ! Je les ai vu attaquer une ville entière, mettre à terre un Apokeraos réputé, tuer de nombreux Mages expérimentés ! J’ai même rencontré une Cheffe de Tribu qui a failli perdre sa légitimité à cause de ce qu’ils lui avaient subir ! Croyez-nous, Sinbad, c’est vraiment important.

— J’en ai assez de voir des morts et de la violence, répliqua Sinbad.

Wil resserra doucement sa prise sur le bras de son oncle.

— Mon oncle, tempéra Wil. Je sais que tout ça te fait très peur. Mais Aquilée n’a pas tort. Regarde : nous cacher, sceller l’accès à notre île nous a-t-il rendu plus heureux, et donné cette sensation de sécurité que nous recherchions ? Ce sentiment n’est qu’une illusion. Pour devenir marin et naviguer, nous devons passer des examens extrêmes sur plusieurs domaines. Nos ancêtres ont développé tout un système pour que même nous, lorsque nous sommes ailleurs, nous ne puissions pas trouver l’île par nos souvenirs… vu qu’elle se déplace sans cesse. En fait, même si cette idée nous déplaît à tous, ce n’est pas en combattant chacun de notre côté que nous réussirons à obtenir une vie paisible. Mais en nous unissant tous.

— Cela va faire de nombreux morts, encore, contra Sinbad. Il y en a déjà eu beaucoup trop à mon goût.

— Oui, malheureusement, concéda Wil en conservant un ton très posé. Ça me serre le cœur de t’affliger de ce genre de nouvelles avec tout ce que tu as subi, mais la situation est vraiment catastrophique. Cela nous aiderait si tu pouvais contacter Eyrich, pour qu’il nous autorise l’accès aux archives Weyloriennes. La Prophétie doit certainement s’y trouver. Les Dragons refusent de nous en dire davantage. S’il te plaît.

« La Prophétie ? Ici ? Alors cette histoire est donc vraie ? »

Sinbad répondit aux regards interrogateurs.

— Eyrich est mon ami. Il y a plus de vingt ans, un coffret contenant les souvenirs de la Prophétie nous est parvenu. Pour garantir sa sécurité, seules quelques personnes travaillant au palais y ont eu accès.

Whélos était devenu blême et peinait à dissimuler son émotion. Son dos était tendu. Ses souvenirs scellés se débloqueraient ici.

Wil désigna Lya et Karel.

— S’il te plaît, aide-nous, insista-t-il. Mes amis méritent de savoir. Cette Prophétie a brisé leur famille, dès la naissance de Karel. Tu n’imagines pas par quoi ils sont passés. Mais tu dois bien imaginer combien d’efforts ça a dû leur demander pour se reconstruire. Quant à Whélos, il s’est fait attaquer parce qu’il en a eu connaissance, et s’est fait voler ses souvenirs. Aquilée a été arrachée des siens. Même si cette Prophétie ne nous apportera pas de réponse pour la situation de Weylor, au moins, je l’espère, elle leur donnera les réponses pour leur permettre de faire le deuil de ce qu’ils ont subi. Tu l’as dit toi-même : il est pire de ne rien savoir. Mieux vaut connaître la vérité, même si elle est difficile à encaisser.

Sinbad ne répondit pas et fixa intensément son neveu, analysa ses paroles. Enfin, il soupira.

—Très bien. Je ne vous promets rien, mais je verrais ce que je peux faire. Sachez juste que ça ne dépend pas de moi. Cela dépend d’Eyrich et du Conseil. Mais rassurez-vous, notre peuple vous aidera. Nous nous sommes certes trompés de voie, mais cela ne signifie pas que nous ne souhaitons pas la même chose que les autres peuples de Weylor. Au contraire.

Il se releva. Tout le monde fit de même. Wil soutint son oncle, qui invita tout le monde d’un signe de tête.

— Allons-y. Ou nous allons être en retard. Mes jambes ne sont plus aussi vigoureuses qu’avant, j’aimerai donc prendre de l’avance. Venez avec moi.

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