Chapitre 18
Karel éprouva un vif soulagement lorsqu’ils sortirent enfin de l’immense amphithéâtre. Il se rendit vite compte qu’il n’était pas le seul.
Personne n’osa prendre la parole en premier. Karel, pour sa part, garda résolument les bras croisés. Il jurait d’osciller entre désir de s’exprimer et la complaisance du silence imposé derrière lequel il se réfugiait en cet instant pour ne pas s’exprimer le premier.
Wil passa une main dans ses cheveux noirs, gêné.
— Bon, voilà qui est fait. J’espère que je n’ai pas fait de bêtise. Vous savez… à propos de… vous voyez…
Karel sortit de son enfermement et lui adressa une expression bienveillante.
— C’était parfait, Wil, ne t’en fais pas, assura Whélos. Tu as réussi à dire la vérité, sans révéler la nature de ce pouvoir qu’Œil-de-Sang convoite.
Wil lâcha ses cheveux et afficha une expression soulagée pour toute réponse.
Finalement, ils avaient décidé de ne pas révéler l’existence de Serymar et taire son lien avec les Dragons. Karel ne doutait pas des intentions de la Tribu de l’Eau, mais ce lien avait déjà causé tant de dégâts qu’il jugeait plus sage de respecter ce secret dangereux. Ils avaient beau être en conflit, Serymar et les Dragons partageaient ce désir de discrétion. L’un en essayant de s’isoler du reste du monde, les autres en voulant faire disparaître l’incarnation de ce secret.
Un homme de l’âge de Sinbad vint à leur rencontre : contrairement au vieux marin, celui-ci était grand et maigre. Son expression, dissimulée derrière ses lunettes dorées et sa courte barbe blanche, était très concentrée. Il portait des habits de soie de belle facture.
Une expression ravie s’afficha sur le visage de Sinbad, qui partit à sa rencontre, les bras ouverts.
— Eyrich ! Mon ami ! Comment te portes-tu ?
Le dénommé Eyrich eut à peine le temps de lever les yeux de sa tablette de bois qu’il se fit surprendre par l’étreinte de Sinbad. Il se reprit et tapota l’épaule de Sinbad de sa main ridée ornée d’une chevalière en or.
— Heureux de te revoir par ici, Sinbad, lui répondit-il avec une petite expression amicale.
Il se dégagea doucement et dévisagea le groupe derrière son ami, et plus particulièrement Wil.
— Wil, mon garçon ! Ainsi, les gardes disaient la vérité : tu es bel et bien revenu d’entre les morts ! C’est un soulagement ! Enfin une bonne nouvelle ! Évite de nous causer plus de soucis, à l’avenir, veux-tu ? Ton oncle et moi-même sommes trop vieux maintenant pour supporter ce genre de chose !
— Je suis vraiment désolé, s’excusa Wil.
Il tendit la main à Eyrich qui lui rendit son geste. Ce dernier porta son attention sur le reste du groupe et réajusta ses lunettes.
— Bienvenue sur notre île. J’ignorais que notre Wil avait des amis si… variés, dirons-nous. Pouvons-nous nous présenter ?
Aquilée s’avança.
— Je suis Aquilée, et comme vous l’avez deviné, je viens de la Tribu de Vent.
— Enchanté. Et vous autres ? Vous ne ressemblez à aucune Tribu. D’où venez-vous ?
— Whélos, de la capitale de Kyrma, se présenta humblement le concerné. Je suis chercheur en magicologie. C’est un immense honneur et privilège pour moi d’être ici.
— Intéressant. Un Sans-Pouvoir qui s’y connaîtrait bien mieux que la plupart des Sorciers et de certains Mages en magie ? J’admire ! Et vous, jeunes gens ?
— Lya, et voici mon frère, Kare. Nous venons du village de Var, répondit Lya pour deux.
Eyrich les salua et son regard s’attarda sur Karel, qui ne put réprimer une expression gênée. Les situations de présentation avaient toujours eu don de l’embarrasser.
— Mh. Toi, tu es donc l’Enfant de la Prophétie.
« Jamais je n’aurais cru remercier les Dragons de m’avoir dépourvu de voix à la naissance… »
En plus d’avoir une excellente excuse pour ne pas répondre, au moins ne passait-il pas pour une personne méprisante.
— Comment peux-tu savoir ça, Eyrich ? questionna Wil. Ce n’est quand même pas affiché sur son front !
— Je suis Gardien des Archives, jeune homme ! rappela Eyrich. Notre île garde depuis la création de Weylor toutes les connaissances et les avancées qui concernent notre pays. Cela concerne tout. Même une certaine Prophétie que seuls quelques mortels connaissent en détail, pour tenter de protéger celui qui libérera Weylor. Karel, donc.
Si tout le monde fut surpris, Karel ne manqua pas l’expression de Whélos, qui eut du mal à contenir sa nervosité.
— Vous l’avez donc ! S’il vous plaît, serait-il possible de la consulter ? Nous devons impérativement la connaître !
— Bien sûr. Mais cela concerne surtout ce jeune homme. Puis-je me permettre de vous demander en quoi elle vous concerne particulièrement, cher Whélos ?
Une expression grave s’afficha dans les yeux du chercheur.
— Je vous en prie, Eyrich. J’ai ma part de responsabilité dans cette histoire, aussi fou que cela puisse paraître. J’en eu connaissance, autrefois. Celui désigné dans la Prophétie m’a volé tous mes souvenirs à ce propos. Je me souviens seulement que j’avais une mission importante liée aux Dragons. Avec de la réflexion, je n’ai pu que supposer ce que cette mission incombait. Je dois absolument dissiper mes doutes et vérifier cette théorie… même si elle me fait peur.
— Whélos… que cherches-tu à dire ? s’enquit Lya.
Le chercheur dévia le regard.
« Encore cette culpabilité… mais pourquoi ? »
Karel guetta la réaction d’Eyrich.
— Pas de problème, il s’agissait juste d’une simple curiosité de ma part. Il est même étonnant que vous n’en ayez pas connaissance, au vu de l’objet de votre quête. Ne le prenez pas mal, mais c’est un peu comme si vous aviez commencé ce voyage à l’aveuglette.
— C’est précisément ce que l’on pense tous depuis le début, confirma Whélos.
Il était grand temps d’avoir des réponses. Karel inspira. L’appréhension le gagnait. Qu’allait-il découvrir ? Son esprit avait déjà commencé à se faire à l’idée de découvrir quelque chose de désagréable. Cette fois, il était au pied du mur : cette Prophétie le désignait-il réellement comme un assassin en devenir ?
Karel secoua la tête pour chasser cette profusion de pensées soudaine : il devait avoir des réponses claires. Cela lui donnerait peut-être enfin une idée sur la manière de se sortir de cette situation cruelle.
Sinbad les salua et quitta les lieux. Eyrich les invita d’un geste à le suivre dans le dédale du palais en marbre. Karel se sentait minuscule dans ce décor somptueux. Il jeta un coup d’œil à sa sœur. Elle partageait son sentiment, au vu de son regard, à la fois émerveillé et intimidé.
Sentant ses doigts lui effleurer discrètement le dos de la main, Karel établit un lien télépathique.
— Qui aurait cru que notre minuscule chambre mansardée nous manquerait, n’est-ce pas ? ironisa-t-elle.
— En effet. La poutre contre laquelle je me cogne presque chaque matin me manque un peu.
Ils échangèrent un bref regard, réprimant un rire. Lya dût simuler une discrète quinte de toux en plaçant sa main devant ses lèvres pour faire illusion.
— Juste « un peu » ? le lança-t-elle.
— « Juste un peu », oui, confirma Karel. Je ne suis pas encore suffisamment maso pour apprécier ce privilège comme il se doit.
— Tu peux le devenir, tu ne risques pas de déranger qui que ce soit en hurlant ton plaisir, au moins !
Karel lança un sort de télékinésie sur les chevilles de Lya pour se venger. Lya trébucha en poussant une exclamation de surprise.
Aquilée fut la plus rapide pour la rattraper.
— Lya ! Tu vas bien ? s’enquit-elle.
— Oui, j’ai juste… trébuché, mentit Lya, non sans jeter un regard vers le véritable fautif.
Karel lui répondit par une expression victorieuse. Lya se redressa, fit mine d’avancer et lorsqu’elle passa devant lui, son expression lui indiqua que ce n’était que partie remise.
« Quand tu veux. Je t’attends. »
La sérénité les avait enfin retrouvés. Ce qui devait faire bien longtemps. Karel était heureux de retrouver ses petites joutes avec sa sœur, comme avant. Il n’avait peut-être pas tout perdu dans ce voyage.
Enfin, Eyrich les mena devant une imposante double-porte ouvragée. Le Gardien des Archives fit signe aux gardes de leur ouvrir les portes. Les deux hommes s’exécutèrent, et le spectacle qui s’offrit au groupe les stupéfia. Même Wil, qui mettait les pieds ici pour la première fois.
Le groupe fut incapable de délimiter la surface de la pièce, tant cette dernière était immense. Des voûtes d’ogive sculptées soutenaient le plafond à environ à une vingtaine de mètres de hauteur. Toute l’architecture était à l’image du palais : une véritable œuvre d’art architecturale. Les murs étaient majoritairement clairs, les colonnes sur les côtés de la pièce parsemés d’or. Karel se figea.
« Des bibliothèques. Des centaines de bibliothèques. Peut-être même encore plus ! »
Les yeux rivés sur les dédales de livres, il passa un doigt sous la mâchoire de Lya pour la lui refermer tandis qu’elle faisait de même pour lui dans un geste parfaitement synchronisé.
Karel n’avait jamais vu autant de livres en un seul endroit, même chez Serymar. Celle qui se présentait à eux dégageait une aura particulière. Karel avait l’impression qu’il pourrait trouver la réponse à la moindre de ses questions. S’il souhaitait apprendre quelque chose de nouveau, il aurait tout ce qu’il faudrait connaître sur le sujet ici-même. Cette bibliothèque légendaire était fidèle à sa réputation sur Weylor. Karel n’aurait, comme beaucoup de personnes, jamais imaginé avoir le privilège d’y mettre les pieds un jour.
La gêne s’empara aussitôt d’eux : la terre était humide, dehors, et l’idée de salir un tel lieu avec la boue collée à ses semelles lui semblait irrespectueux.
Karel examina ses autres compagnons : Aquilée et Wil étaient impressionnés, mais ne se comportaient pas comme des personnes ayant un accès difficile aux livres. Les yeux de Whélos brillaient. À son expression impressionnée se mélangeait une émotion qui ne demandait qu’à éclater au grand jour. Mais le chercheur resta digne, bien qu’il eût quelques difficultés à dissimuler cette vive émotion. Karel sourit sans s’en rendre compte : Whélos avait déjà mentionné que venir étudier ici était un rêve à réaliser. Le jeune homme était heureux pour lui. Karel appréciait cette facette de Whélos : moins sérieux que ce qu’il avait l’habitude de montrer.
Eyrich s’écarta et réajusta une énième fois ses lunettes.
— Nous y voilà. Si vous cherchez un sujet précis, utilisez cette table : tout y est indexé, et elle vous indiquera où se trouve la section que vous recherchez. Wil saura vous montrer comment. Je suis navré, mais je dois vous laisser là. J’ai beaucoup de travail après ce qui s’est passé au Conseil.
— C’est vous-même qui consignez tout ce qui se passe sur Weylor ? ne put s’empêcher de questionner Aquilée.
— Plus ou moins, répondit Eyrich. Il est facile de consigner en y ajoutant une opinion personnelle, bien malgré-soi. Chacun de ces textes a été soigneusement étudié et vérifiés plusieurs fois par nos Sages, pour que ces textes reflètent la vérité la plus stricte possible. Cela demande beaucoup de temps, selon les cas.
— J’ignorais que ta mission était aussi complexe, observa Wil. Je pensais que tu ne faisais que gratter du papier. Ton travail doit demander énormément de réflexion.
— C’est de notre faute, si les gens ont tendance à penser ainsi, raisonna Eyrich. Peut-être qu’il faudrait permettre l’accès à ces lieux à plus de monde que quelques élus locaux ou exceptionnels comme vous. Je pense soumettre l’idée à notre Chef. Je reviendrais vous chercher dans environ trois heures. Je ne peux pas vous laisser voguer librement pendant trop longtemps. Si vous avez terminé avant, veuillez le signaler aux gardes, et attendez que je vienne vous chercher.
— Ça sera largement suffisant. Grand merci, vraiment, pour cette générosité ! répondit Whélos.
Eyrich inclina légèrement la tête dans un salut poli et quitta les lieux.
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