Chapitre 20
24 ans plus tôt.
Sa conscience réintégra son corps. Étourdi, pris de lourds vertiges, il manqua de plonger à nouveau dans les limbes de l’inconscience.
La respiration laborieuse, Whélos recouvrit la vue et aurait bondi si son corps n’avait pas été si engourdi, face à cet étrange visage qui lui faisait face. Pâle, les traits anguleux et encadré par des mèches bleues comme le ciel. De terrifiants yeux rouges aux pupilles verticales le toisaient. L’homme était recouvert d’un large manteau de voyage noir comme l’encre, avec une large capuche recouvrant son crâne. Un doigt orné d’une courte griffe blanche était pointé entre les yeux de sa victime.
Whélos respira enfin, bien qu’avec difficulté, soulagé, lorsque cette main s’éloigna de son visage. Hébété, il se demanda ce qui venait de se passer. Même à son âge, jamais il n’avait fait de malaise vagal. Désireux de voyager depuis sa plus tendre enfance, Whélos avait fait en sorte de se forger un corps le plus endurant possible. Par réflexe, sa main chercha ses lunettes, mais elles étaient à terre, les verres cassées. Whélos avait mal quand il respirait et était recouvert de blessures qui saignaient encore. Aucun doute, il s’était fait agresser.
Il crut s’évanouir lorsqu’il se rendit compte à quel point il lui fut impossible de se souvenir de ce qui avait dû se passer avant ce malaise. L’effroi le saisit alors qu’il comprenait pourquoi il ne reconnaissait pas cet homme menaçant : il venait de subir l’un des sorts interdits de Weylor. Ce type lui avait effacé une partie de sa mémoire.
Choqué, Whélos fixa son sombre interlocuteur : il voulut lui faire des reproches, mais aucun son ne franchit ses lèvres devenues pâles. Son corps luttait encore pour rester conscient.
Ce vide dans sa mémoire était insupportable. Beaucoup plus que la douleur physique au niveau de son sternum. Il se sentait dépossédé de quelque chose de précieux, sans être capable de se souvenir de quoi il s’agissait. Ses poings se serrèrent alors qu’il tremblait de colère. Whélos n’eut aucun mal à supposer de l’identité du responsable de cette agression. Au moins, cet homme lui avait laissé les souvenirs de la situation du pays.
Ignorant désormais s’il connaissait cet homme ou non, Whélos préféra jouer la carte de la prudence : il n’avait aucune chance de s’en sortir par l’affrontement. Il se promit plutôt de faire des recherches sur cette étrange personne. Ainsi, il finirait par découvrir ce qui venait de lui être volé, et pourrait agir en conséquence. Mais d’abord, il devait panser ses blessures et se refaire une paire de lunettes dans la ville la plus proche.
L’inconnu le toisa d’un regard mauvais, comme si Whélos était fautif de quelque chose. Un frisson lui parcourut l’échine, devant ce regard de fauve : cet homme lui donnait l’impression qu’il allait se jeter sur lui pour l’achever s’il osait le moindre geste.
— Tu n’es qu’un dommage collatéral. Ne le prend pas personnellement. Mais mets-toi encore une fois en travers de mon chemin et… tu mourras.
Whélos soutint son regard.
— Tu peux toujours me menacer. À mon âge, on ne craint plus de mourir !
***
Aujourd’hui.
Les quatre Sorciers patientaient devant l’entrée d’un petit bâtiment, blanc comme tous les autres de cette île. Des gardes étaient venus et avaient emmené Whélos qui avait eu une nouvelle crise due à ses souvenirs qui revenaient avec violence. Aucun Sorcier n’osait prononcer un mot. L’inquiétude et la nervosité les animait.
Enfin, un infirmier sortit.
— Comment va-t-il ? s’enquit Wil.
— Ses jours ne sont pas en danger, assura l’infirmier. Il va s’en sortir.
Les Sorciers lâchèrent un soupir de soulagement, après toute cette attente tendue.
— Pouvons-nous aller le voir ? demanda Aquilée.
L’infirmier lui offrit une expression désolée.
— Non, il a vraiment besoin de se reposer. L’effaçage forcé de mémoire est une sorte de mutilation. Dans les rares cas qui en guérissent, c’est toujours très douloureux. Votre ami a besoin d’être seul pour le moment.
— Nous comprenons, assentit Wil. Merci de nous avoir informé. Pourriez-vous nous envoyer un message pour nous prévenir ?
— Bien entendu, Wil. Tu loges encore chez ton oncle, il me semble ?
— C’est ça.
— Parfait. J’enverrai un coursier chez lui pour vous prévenir.
— Merci beaucoup, s’inclina poliment Wil.
Ils quittèrent les lieux, dans un silence pesant.
Ce ne fut qu’arrivés chez Sinbad qu’ils s’installèrent dans la pièce principale, sur les coussins disposés autour de la table basse. Wil sortit un papier qu’il déroula sous les yeux de chacun.
— Pendant que les secours aidaient Whélos, j’ai réussi à faire une copie du document qu’il consultait. Il s’agit de la Prophétie. Je ne l’ai pas lue, je voulais faire ça avec vous. Enfin… si vous m’y autorisez. Après tout, c’est toi que ça concerne, Karel.
Karel sentit une pointe d’appréhension grandir en son cœur.
— Nous allons enfin en savoir plus, soupira Lya. Mais je me demandais… Si cette Prophétie a été annoncée par quelqu’un de haut placé, en plus de provenir des Dragons, comment ça se fait qu’elle ait été si vite oubliée ? Tous les Dragons n’étaient pas maudits quand elle a été envoyée.
— Je ne sais pas, Lya, répondit Wil d’un air désolé. Mais Whélos doit le savoir. J’ai jeté un œil sur tout ce qu’il avait consulté. Je n’ai pas eu le temps de lire avec ce qui se passait, mais je suis certain que la réponse s’y trouvait.
— Alors nous le lui demanderons une fois qu’il sera rétabli, décida Aquilée. Ce n’est pas une question urgente, de toute façon. Et quelque chose me dit que cette histoire a sûrement un rapport avec les souvenirs qu’il a retrouvé brutalement.
Tout le monde acquiesça. Wil tendit le papier vers Karel. Il hésita. La réponse à certaines de ses questions était juste là. Karel inspira et déroula le papier, qu’il laissa à la vue de tout le monde.
Las du Traître, las de ce combat éternel,
Érudit sans magie et Pouvoir Universel,
Les Maudits ont rendu leur jugement :
Après deux cents ans de tourments
Deux Sans-Pouvoirs pour lui donner corps et vie
Béni par la Terre, béni par l’Esprit
Au prix du silence éternel.
Allié à d’autres éléments et à un esprit érudit,
Libèrera les Maudits.
Anéantira le Pouvoir Universel de l’existence,
Pour marquer la fin de l’ère du Traître.
Un silence tendu suivit cette lecture. Personne n’osa parler ni se regarder dans les yeux. Karel crut manquer d’air. Ce sentiment lourd au creux de son ventre lui faisait mal, et il luttait pour contenir cet affolement qu’il ne pouvait exprimer. De nombreuses pensées se bousculaient dans son esprit, de manière anarchique. Ses doigts tremblaient, il en avait des sueurs froides alors qu’il avait du mal à concevoir que ce qu’il tenait entre les mains était la réalité de sa situation.
Son esprit se focalisa sur la seule chose qu’il était en mesure de comprendre. Une chose qu’il avait redouté, fait semblant de ne pas voir : « Anéantira le Pouvoir Universel ». « Pour marquer la fin de l’ère du Traître ». Cette fois, cette réalité s’imposait, cruelle et implacable. Karel avait le sentiment d’être un condamné que l’on menait lentement à l’échafaud avec Serymar, sous prétexte d’une noble cause. Il ne pouvait plus faire comme s’il s’agissait d’une rumeur.
Mû par un fort sentiment de colère, Karel abattit violemment son poing sur la table. Sur l’angle, le plus fort possible pour se blesser. Son unique moyen d’extérioriser ces sentiments violents prisonniers en lui et qui le rendaient fou. En se faisant mal. Il replongea dans ses travers, ressentant une satisfaction malsaine lorsque la douleur afflua dans sa main. Pas assez forte, toutefois.
Il ignora les cris de surprise autour de lui, et encore moins les interpellations à son égard. En cet instant, il n’était plus lui-même. Voilà longtemps que ça ne lui était plus arrivé. Karel se leva vivement et sortit de la maison, pour ne pas imposer ses mouvements d’humeur plus longtemps aux autres.
Lya fut la plus rapide à se lever, mais Karel leva brusquement le bras, sans regarder ses compagnons.
« Laissez-moi. Laissez-moi SEUL ! »
Lorsque son frère disparut entre les collines, d’intenses larmes brouillèrent la vue de Lya. Elle eut beau serrer les poings, prendre sur elle, cette fois, elle ne parvenait plus à se maîtriser. Son chagrin la saisit et elle laissa échapper un sanglot. Mal à l’aise, elle cacha aussitôt son visage derrière ses mains.
D’autres se posèrent gentiment sur ses épaules.
— Lya, courage, soutint Aquilée. Nous nous y attendions, non ? Je suis certaine qu’il y a une autre solution. Les Prophétie sont comme des énigmes. Si on y réfléchit tous ensemble, je suis certaine que nous trouverons comment faire en sorte que Karel ne soit pas obligé de tuer qui que ce soit !
— Je… je sais ! s’écria Lya. Ce… ce n’est pas ça le problème !
Sa voix s’étrangla et une autre crise de larmes la prit, sans qu’elle puisse contrôler quoi que ce soit. Elle jura : elle qui parvenait toujours à se maîtriser, pourquoi aujourd’hui, tout semblait lâcher ? Lya eut beau se maîtriser pour refouler ses larmes, elle ne parvint à rien : plus elle essayait, plus son corps était secoué de spasmes et moins ses larmes se tarissaient.
— C’est Karel ? demanda doucement Wil, mais avec gravité.
Lya ne parvint pas à répondre, choquée. Elle regarda Wil : elle eut la surprise d’y lire un regard peiné. Il semblait avoir deviné ce qui la blessait. D’où tirait-il une telle perspicacité ? Aquilée semblait partager sa pensée.
Au lieu de répondre à sa question silencieuse, Wil l’emprisonna dans une douce étreinte chaleureuse.
— Viens-là.
Lya voulut reculer, mais Wil lui offrit autant de résistance. Dans son état, Lya fut de nouveau secouée d’une autre crise de larmes. Wil resserra doucement son étreinte.
— Nous sommes là, Lya. Ne t’inquiète pas. Ça va s’arranger.
Lya fut incapable d’articuler le moindre mot. Elle ne put résister à autant de chaleur de la part de ses amis. Elle se sentit perdre d’autant plus le contrôle en constatant que quelqu’un d’autre avait compris ce qui la mettait dans un tel état : sa propre impuissance, à ne jamais avoir su aider une personne aimée, et subir son rejet dans ce genre de moment. Toute cette émotion refoulée pendant des années la submergea. Elle enfouit son visage contre le corps de Wil et se laissa rassurer par ce périmètre de sécurité qu’il lui offrait avec ses bras.
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