Chapitre 22
Isolé au sommet d’une corniche, Karel se laissa envahir par le chant des vagues plusieurs mètres en-dessous. Ce son était plus apaisant que le silence total. Il avait la vague sensation de se retrouver sur un immense navire.
Karel soupira, les coudes sur la rambarde sculptée, les doigts emmêlés dans ses cheveux. Il avait beaucoup de mal à remettre de l’ordre dans ses pensées. L’image de Serymar se forma dans son esprit. Les doigts de Karel se crispèrent sur son crâne.
Il ne savait plus quoi penser. Ignorer si Serymar était un ennemi ou un allié lui était insupportable. S’il ne cautionnait pas la violence mais voulait bien comprendre ce qui avait poussé son ancien Maître à en arriver là, Karel n’oubliait pas son côté manipulateur. Cette facette qui l’avait obligé à tout réapprendre une fois hors des Monts.
Non, il ne pouvait cautionner tout le mal qu’il avait causé. Lya et sa famille n’avaient pas mérité tout ça.
L’horreur l’accabla de souffrance alors que sa destinée s’imposait à lui.
« Je ne veux tuer personne… et lui encore moins… »
Son regard chargé de rancœur se perdit dans les embruns. Les Dragons. Serymar. Phényxia. Tout le monde s’évertuait à diriger sa vie pour ses propres intérêts. Et Karel ne pouvait pas élever la voix pour imposer son refus.
« Je refuse. J’en ai assez. Je trouverai un moyen de contourner la Prophétie. Je ne suis pas votre jouet ! »
— Eh. Tu vas bien ?
Karel sortit de ses réflexions et se retourna. Sans surprise, il aperçut Wil à quelques mètres de lui. Seul. Pourquoi les filles n’étaient-elles pas avec lui ?
« Quelles sont tes intentions, Wil ? » se méfia-t-il.
Incapable d’en savoir plus, Karel préféra ne pas répondre. Il déplora de ne pouvoir inviter Wil à passer directement au sujet.
« Il m’examine. Pourquoi ? Qu’ai-je fait de travers, encore ? »
Wil soupira et le rejoignit. Il s’appuya contre la rambarde, dos vers la mer.
— Je ne sais vraiment pas comment tu fais. Dragons ou pas, il y a des tas de personnes qui cherchent à décider de ta vie à ta place, et en plus, ils prennent ça pour acquis vu que tu ne peux même pas exprimer un refus. Je crois que certains ont oublié que tu étais un être pensant. À ta place, ce fait qu’on puisse m’imposer quelque chose sans me demander mon avis, et qu’en plus, je ne puisse pas le dire, je ne sais pas, ça me mettrait vraiment hors de moi.
« Parce que tu crois vraiment que je le prends bien, depuis des années ? » déplora Karel.
— C’est bête, reprit Wil, l’air de rien. Mais parfois, rien que le fait de pouvoir hurler toute notre frustration et notre colère dans le lointain, ça fait un bien de dingue. On passe un peu pour un fou, mais qu’importe : ça permet de faire le vide, et de se débarrasser de ce qui nous empoisonne la réflexion.
Karel se renfrogna. Wil cherchait-il à le narguer ? Le concerné sembla le remarquer, et cette fois, ses yeux bleus exprimèrent un mélange de tristesse et de colère.
— Ça fait combien de temps que tu t’infliges des blessures pour compenser ce que tu ne peux pas expulser ?
Karel se refroidit et jeta un regard glacial à Wil. Son ami désigna sa manche.
— Quand tu as été poignardé chez ces tarés d’elfes, il a bien fallu panser la blessure, sur le bateau. Je suis le plus costaud du groupe, c’est moi qui t’ai pratiquement soutenu sur tout le chemin, et aidé Whélos à te soigner. Il fallait bien que l’on retire ta chemise pour qu’il puisse accéder à ta plaie. C’est là que j’ai aperçu plein de petites marques, certes discrètes, mais quand même présentes, autour de ta cicatrice qui réagit avec les Dragons.
Mal à l’aise, Karel retira aussitôt son bras pour le cacher.
« C’est facile, de me donner des leçons. » s’agaça-t-il.
Un coup de poing percuta son épaule. Karel trébucha, plaqua une main pour faire taire la douleur et fit face à Wil avec colère. Le marin arborait la même expression, les poings serrés.
— En tant que grand frère, comment peux-tu infliger ça à Lya ?! s’écria-t-il avec force.
Karel le foudroya du regard. Hors de lui, il souhaita riposter, mais sa colère enfla d’autant plus en se confrontant à cet éternel mur : aucun mot ne franchit ses lèvres. LA violence de son mal-être augmenta au point de lui faire perdre toute rationalité. « Au prix du silence éternel ». Une boule se forma dans sa gorge, son estomac se contracta de douleur. Aux archives, aucun livre ne lui avait indiqué qu’il existait un espoir de guérir.
« Peu importe les efforts que je ferais. Rien, rien ne s’arrangera jamais ! Je pensais avoir avancé, il n’en est rien ! »
Cette idée l’anéantissait. Était-il redevenu l’introverti asocial de Var ? Wil s’approcha. Irrité, Karel lui envoya son poing dans son torse. Wil lui arrêta le poignet, lui rappelant qu’il avait aussi de bons réflexes.
« NE ME TOUCHE PAS ! » hurla Karel avec rage en pensées.
Il chercha à frapper Wil avec sa main libre, mais ce dernier esquiva sur le côté. Karel se retourna vivement pour lui faire face, mais fut frappé par l’expression malheureuse de son ami. Karel suspendit son geste.
— Je m’y prends peut-être mal pour te le dire, lui confia Wil, bien que toujours avec colère. J’ignore ce que tu as vécu auprès de ce Mage. Mais crois-moi, la douleur de voir quelqu’un que l’on aime s’autodétruire, je maîtrise plutôt bien le sujet ! Te souviens-tu comment ça a fini ?! Au cimetière !
Karel se figea, un frisson désagréable lui parcourant la colonne vertébrale. Il abaissa son bras, le cœur battant. Bien sûr qu’il se souvenait de l’histoire sordide de la famille du marin.
— Athéna est l’équivalent d’une petite sœur, pour moi, reprit Wil avec rancœur. Jamais je ne lui infligerai une chose pareille !
« Lya ne peut pas être au courant… »
Wil le toisa.
— Arrête de te mentir ! On t’a tous vu, tu as cherché à te blesser, chez moi. Le coup de l’aîné qui rejette ses frères et sœurs quand ils sont au plus bas, je connais plutôt bien aussi, avec Uriel ! Tu n’imagines pas les dégâts que ça fait ! Lya ne t’en aurait pas déjà fait part, de ce que je sais d’elle, maintenant ?
Karel voulut riposter, mais l’expression triste de Wil le figea.
— Après ton départ précipité, elle s’est effondrée en larmes.
Karel se raidit. Quelque chose en lui se brisait. Il se maudit en silence : dans le fond, il était conscient qu’il se mentait à lui-même depuis tout ce temps. Mais l’entendre dire l’obligeait à regarder en face une vérité qu’il ne supportait pas. Et encore moins d’assumer. Ses jambes se dérobèrent et Karel se retrouva à genoux sur l’herbe humide. Perdu. Désorienté.
Wil s’agenouilla en face de lui. Karel évita son regard et signa quelques mots. Wil grimaça.
— Désolé, je n’ai rien compris.
Alors que Karel détournait la tête, mal à l’aise, Wil agita soudain une corde juste sous son nez. Surpris, Karel l’interrogea du regard en se demandant quelle était cette plaisanterie de mauvais goût.
— Eh, ne rêve pas, ce n’est pas pour te pendre, répliqua Wil.
Karel fut si désarçonné que ses nerfs prirent le dessus. Un éclat rire nerveux le saisit, qui n’aurait pas été discret sans son problème et il passa une main sur son visage.
« Sacré Wil. Tu as vraiment le don pour manipuler les humeurs, ce n’est pas possible ! »
Wil lui offrit un sourire espiègle et pouffa lui aussi. Il posa la corde sur l’herbe humide en face d’eux.
— C’est la première chose que j’ai eu sous la main. Je me suis dit qu’avec la télékinésie, tu pouvais former des messages avec. Apprends-moi les signes que je ne connais pas, comme ça, ça m’évitera de prochains quiproquos de ce genre. Ta sœur va finir par me réduire en cendres, sinon.
Karel fit l’effort. La corde se tortilla tel un serpent sur l’herbe. Wil lui désigna de temps à autre certains mots de l’index pour demander à les apprendre. Après un long moment, le marin se plongea dans ses réflexions.
— Tu as l’air de vouloir dire autre chose. Il y a quelque chose que je devrais savoir ?
— « Wil, tu ne peux pas continuer le voyage avec nous. »
— Pourquoi, à cause d’une certaine démone liée à l’homme effrayant que l’on a vu chez les elfes ?
Karel eut l’impression de se recevoir un sort de gel qui le figea, alors qu’il fixait Wil ave stupeur. Wil lui sourit d’un air entendu.
— C’était évident. Je me demandais juste quand vous auriez le courage de me l’avouer.
La gêne s’empara de Karel. Ils n’avaient pas été corrects avec Wil.
— Il fallait vraiment être désespérés pour prendre tous ces risques pour me sortir du pétrin, expliqua Wil devant son expression déconfite. Vous auriez pu trouver un autre membre de ma Tribu. Mais cela vous aurait pris plus de temps, et ce luxe, vous ne l’aviez pas. Cela entend donc une situation désespérée, comme une menace compliquée à détourner. Et les Clans sont des maîtres dans cet art.
Il marqua une courte pause et examina Karel qui se posait encore des questions.
— Quant à savoir s’il s’agissait du Clan du Feu… n’oublie pas que nous voyageons. Les rumeurs aussi. Le Clan du Feu fait beaucoup parler de lui depuis une dizaine d’années. Il était donc très probable que ça soit celui-là qui était derrière vous, et ta réaction me le confirme. Leurs attaques répétitives ces dernières années contre nous m’ont aussi mené à cette hypothèse.
Karel détourna le regard et forma le signe d’excuse.
« Avec tous les problèmes que tu avais, nous ne voulions pas t’en rajouter… on voulait trouver le bon moment sans jamais l’avoir trouvé… »
Il signa ces quelques mots, nerveux et gêné. Wil lui offrit une expression encourageante.
— Vous pourrez rattraper ça. En me révélant tout ce que vous savez, par exemple, histoire que je sois à jour. Ah, et sans la présence de mon oncle, sinon, il va nous en mettre plein la tête. On évite aussi Athéna, sinon, elle va nous transformer en charpie. Ça restera entre nous cinq.
Karel lui rendit un regard surpris.
« Parce que tu comptes toujours nous accompagner ? »
Comme s’il comprenait sa question silencieuse, Wil lui offrit un sourire entendu.
— À condition de tout me dire. Marché conclu ?
Il lui tendit la main. Karel assentit en la lui serrant. Wil les releva tous les deux et le regarda dans les yeux.
— Allez. Nous allons trouver une solution. Tu ne tueras personne. On va t’aider à sortir de cette impasse, d’accord ? Mais commençons par le début : il me semble que tu dois des excuses à quelqu’un.
Karel assentit, comprenant le sous-entendu. Il se rendit compte à quel point il était chanceux d’avoir rencontré ses amis.
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