Chapitre 24 - 1
Karel arriva sur une large zone comportant de nombreuses terrasses au bord de l’eau. Ce qui donnait une ambiance particulière aux lieux.
« Tout est si paisible et reposant, ici… »
Il avait le sentiment d’être dans un espace hors du temps, coupé du reste du monde, ce qui se rapprochait de la vérité. Au loin, impossible d’apercevoir l’horizon ou d’autres terres : l’épais brouillard enchanté au loin les rendaient invisibles aux yeux de tous. Karel devait sans cesse se souvenir que l’île se déplaçait, tant la mécanique permettant cet exploit ne se faisait aucunement ressentir sous ses pieds. Le jeune homme apercevait bien quelques remous dans l’eau de temps à autre, mais l’île paraissait aussi fixe que n’importe quelle autre. Lorsqu’il examinait les expressions des membres de la Tribu, Karel n’y voyait que de la sérénité. Les habitants ne songeaient pas à d’éventuelles menaces.
Karel prit un peu de hauteur pour repérer son ami. Whélos était tout en bas, assis au bord de l’eau, appuyé sur son grand bâton de voyage, le dos voûté, comme si son âge véritable avait enfin décidé de s’abattre sur ses épaules.
« Je ne te reconnais plus, Whélos. »
Karel descendit les marches pour rejoindre Whélos. La délicieuse odeur des embruns le saisit. Le Sorcier s’installa auprès de son ami et l’examina. Voilà un bon moment que Whélos était rongé par une culpabilité dont Karel ignorait la teneur, mais qui était la raison qui poussait Whélos à aller jusqu’au bout du voyage, comme s’il n’avait plus rien à perdre.
« Il est grand temps de mettre les choses au clair. »
La première fois, Karel avait bien voulu accepter l’excuse comme quoi ils ne se connaissaient pas encore suffisamment, aujourd’hui, cet argument n’était plus valable. Ils avaient traversé de nombreuses choses ensemble, et Karel estimait qu’il était grand temps pour lui de rendre la pareille à tous ceux qui lui avaient tendu la main et guidé.
Whélos ne bougea pas, perdu dans ses pensées.
« Où est mon ami toujours alerte et observateur ? »
Les yeux fixaient résolument l’eau à quelques centimètres de ses pieds, évitant ostensiblement le regard de Karel.
« Whélos, regarde-moi. Je ne peux pas te parler, autrement. »
Un long moment de silence plana entre eux. Difficile pour Karel de s’imposer dans sa situation. Mais il refusait de se laisser décourager. Cette fois, Karel était bien décidé à ne plus accepter cette fatalité. Wil lui-même ne s’était pas laissé décourager par les refus de Karel à communiquer la veille, à propos de Lya.
Voyant que Whélos ne réagissait toujours pas, Karel retira ses bottes, qu’il déposa soigneusement à côté de lui. Comme attendu, Whélos ne lui prêta aucune attention. Karel se releva, déterminé à aller jusqu’au bout de sa démarche pour attirer son attention. S’il fallait aller loin pour se faire entendre… il irait loin. Karel se rapprocha de la berge. Il perçut un léger mouvement de la part de son ami, quoiqu’un peu nerveux.
« Parfait. Tu ne vas pas m’éviter longtemps. »
Il se laissa tomber à l’eau. Whélos réagit vivement et l’agrippa par sa chemise pour le remonter. Karel s’accrocha à la berge et se hissa sur la terre ferme.
— Karel ! L’île se déplace, tu pourrais te noyer, malheureux ! sermonna Whélos.
Karel ne réagit pas et se réinstalla, satisfait d’avoir enfin provoqué une réaction chez Whélos. Cette fois, il était certain d’avoir toute son attention. Karel planta son regard dans le sien, résolu.
« Que s’était-il passé ? Pourquoi te sens-tu aussi mal ? »
Whélos soupira avec tristesse. Karel essora ses cheveux sans lâcher Whélos des yeux, démontrant de cette façon qu’il ne céderait pas.
— « Quoi que tu aies à révéler, je ne pourrais pas t’en vouloir. » jugea-t-il bon de lui signer.
L’expression de Whélos devint lugubre.
— Ne parle pas avant de ne rien savoir, Karel… Je ne mérite pas votre amitié.
Karel posa une main sur son épaule et lui intima de parler via un regard insistant, mais sérieux, lui signifiant qu’il était grand temps qu’il franchisse ce pas.
La tristesse brilla dans les yeux de Whélos, désemparé.
— Je me souviens, maintenant. De tout. Tout ça s’est passé environ deux ans avant ta naissance.
Il marqua une courte pause, fixa l’eau.
— Comme tu le sais, à cette époque, je travaillais pour le Messager des Dragons, à Kyrma. Ses pouvoirs lui permirent d’entendre la Prophétie des Dragons. Lorsque mon Maître en eut connaissance, il sut aussitôt ce qui allait arriver. Je te laisse imaginer le choc que nous eûmes lorsque nous comprimes que le Pouvoir Universel existait bel et bien. La Prophétie indique clairement que ce dernier doit disparaître. Nous avions aussitôt deviné qu’il s’agissait d’une personne.
Il soupira.
— Nous avons été catastrophés. Après quelques recherches qui dépassent mon domaine de compétences, il m’envoya chercher tes parents pour les mettre en sécurité. Il était prévu de vous emmener ici-même : grâce à la barrière de brume de la Tribu de l’Eau, nous aurions pu vous protéger. Autrement, ton Maître aurait déjà pu venir ici, s’il le pouvait, avec ses pouvoirs.
Karel trouvait ce raisonnement logique. Ils avaient bien trouvé la Prophétie ici-même.
— Comme tu t’en doutes, je n’ai jamais réussi cette mission.
Karel écouta avec attention. Pour l’instant, il ne comprenait pas en quoi il devait en vouloir à Whélos. Quelque chose n’allait pas. Il signa.
— Je ne saurais te dire précisément comment ton Maître a fait pour me retrouver, répondit Whélos. Mais il s’agit du souvenir le plus terrifiant que je possède.
« Raconte-moi » s’imposa Karel avec douceur, mais ferme. « Tout ».
***
26 ans plus tôt.
Plus les jours passaient, et plus Whélos commençait à douter de la droiture de sa mission. D’après les investigations qu’il avait pu mener, l’Enfant de la Prophétie devrait apparaître très probablement dans le village de Var, exclusivement habité par des Sans-Pouvoirs. La Prophétie aurait tout aussi bien pu désigner un autre couple vivant ailleurs, ou même parmi les Avancés au-delà des Monts d’Onyx.
Whélos s’était mis en quête d’indices et avait pu déterminer avec certitude que cet enfant ne naîtrait pas parmi les Avancés. Grâce à son statut, il pouvait accéder à quelques archives confidentielles. Du reste de Weylor, Whélos avait observé qu’aucun couple Sans-Pouvoir attendant un enfant n’avait sollicité les services des Avancés, sauf un. Un couple qui n’était pas du genre à avoir les moyens de s’offrir un tel service. Pourtant, une sage-femme avait bravé les dangers pour les aider, sans contrepartie. Whélos l’avait déjà vue œuvrer au palais, et cette dernière n’avait jamais caché que les inégalités d’accès aux soins la révoltaient.
Bien que l’idée d’investir dans la vie privée des gens le répugnait, Whélos s’était souvenu que la vie d’un enfant innocent était en jeu. Alors il avait investi et découvert que ce jeune couple vivait dans un village retiré vers le nord de Weylor, niché au pied des montagnes : Var.
Whélos était donc parti sur le chemin de ce village en réfléchissant à la manière de convaincre le couple de quitter leur village et de se mettre sous la protection de Mages expérimentés.
Il se sentait partagé sur cette décision extrême : il craignait pour l’avenir de cet enfant. Quel serait sa vie au sein de la Tribu de l’Eau, étroitement surveillé par les meilleurs Mages du pays ? Comment des gens, au mode de vie si modeste, accepteraient de vivre ainsi, comme enfermés dans une immense cage dorée, toujours à la dérive, loin de leurs racines ?
Whélos ne se fit pas d’illusions : le danger était si grand que personne ne laisserait cet enfant aller là où il le souhaiterait. Même s’il apprenait à vivre comme la Tribu de l’Eau, personne ne le laisserait voguer hors de la brume tant qu’il n’aurait pas acquis suffisamment de compétences pour se protéger et accomplir son destin. Dans tous les cas, son destin était déjà scellé. Whélos soupira de tristesse.
Il lâcha un long soupir et décida de prendre une pause au bord d’une rivière. Avec les années, Whélos était devenu un expert en matière de magie. Depuis la veille, il se sentait… espionné. Une présence le suivait, invisible. Même les plus grands Mages ne pouvaient pas rester discrets sous son œil d’expert.
Whélos se demanda si avoir effectué un large détour par rapport à Var avait été une bonne chose. Il n’avait pas affaire à n’importe qui. Les Dragons ne s’embarrasseraient pas d’une Prophétie pour éliminer une personne si celle-ci était simple à faire disparaître. Son poursuivant avait certainement deviné le stratagème de Whélos, et avoir conclu que la destination se trouvait éloigné de ses destinations détournées. Il était donc temps de changer de stratégie, en espérant que cela se révèle payant.
Whélos se retourna vivement et planta son bâton dans le sol.
— Je ne suis pas aussi démuni que ce que j’en donne l’air, envoya-t-il sèchement. Voilà deux jours que vous me suivez. Veuillez avoir au moins la politesse de vous montrer !
Il fixa le point où il sentait cette présence désagréable. Une forme apparut, comme sortant d’un épais brouillard, enveloppée dans une large cape sombre à large capuchon.
Il faisait toutefois suffisamment jour pour que Whélos puisse voir le visage de son interlocuteur, même la tête recouverte, et il réprima un frisson : un visage anguleux presque aussi blanc que l’écume, des mèches bleues lisses et raides, deux effrayants yeux de fauve rouges, mais glacés.
— Un Sans-Pouvoir capable de déceler une présence magique pourtant discrète… intéressant.
Il toisa Whélos dans une posture menaçante.
— Vous avez raison. Assez joué : je vous ordonne de me révéler la Prophétie. Tout de suite.
Au moins, il était direct. Whélos, entraîné, cadenassa au fin fond de lui tous ses souvenirs concernant ses investigations. Il parvint à oblitérer consciemment toute information susceptible d’aider son opposant. Mais il se doutait que cela risquait de ne pas suffire. Cet homme avait décimé une cargaison entière et assassiné son Maître.
Whélos réfléchit. Pourquoi cet homme ne l’avait-il pas attaqué directement, s’il savait se rendre invisible ?
« Aurait-il un semblant d’honneur ? »
Son adversaire semblait donc doté de raison, à minima. Whélos remarqua le subtil et discret mouvement de son pied gauche, d’une manière propre aux personnes dont le corps ne supportait plus vraiment la station debout statique. Whélos disposait peut-être d’un petit avantage sur le plan physique, bien qu’il ne s’y fiait pas trop.
Dans sa poche, les sorts jetables rares qu’il avait pu se procurer roulèrent sous ses doigts. Peut-être que…
L’inconnu fit un pas, plus menaçant que jamais. Whélos ne recula pas et sortit et lança deux sorts, l’un sur son adversaire, le second sur lui-même. L’horreur le saisit lorsqu’il vit que rien ne se passe. L’inconnu fut instantanément à sa hauteur, les deux sorts jetables coincés entre ses doigts.
— Crois-tu vraiment que ces choses peuvent me faire quoi que ce soit, aussi élaborés soient-elles ? se moqua-t-il.
Un poing s’abattit dans son sternum et le projeta quelques mètres plus loin. Whélos heurta violemment le sol, le souffle coupé, des étoiles dansant devant ses yeux. Le choc fut si rude que ses lunettes glissèrent de son visage et volèrent en éclat sur le sol rocailleux.
Une main sur son torse douloureux, Whélos aperçut la silhouette de son ennemi étudier les sorts jetables.
— Intéressant. Je n’en aurais pas eu l’idée moi-même. Vous êtes plutôt ingénieux.
Un sort pour paralyser momentanément un adversaire, l’autre pour sceller sa mémoire, sans pour autant l’effacer. Des sortilèges introuvables sur les marchés. L’inconnu les fit disparaître d’un revers de la main et darda son regard menaçant sur Whélos.
— Tu pensais vraiment que tu pourrais retourner des objets qui me doivent leur existence ? Ces versions ont beau être plus perfectionnées, le concept reste exactement le même.
Un courant glacial paralysa Whélos à cette révélation. Ce type était-il réellement à l’origine de ces inventions ?
« Si c’est vrai… alors tout est fichu. »
Son adversaire disait la vérité. Il avait su comment neutraliser les sorts avant qu’ils fassent effet.
— Vous ne tirerez rien de moi ! envoya-t-il vivement, pris de panique.
L’agacement passa sur le visage de son adversaire. Ses doigts pincèrent légèrement l’arrête de son nez et il soupira de colère.
— Il faut vraiment que je cesse de perdre mon temps à laisser une chance à mes opposants… Comment se détacher de la loi du plus fort dans ces conditions ?
Alors que Whélos se demandait à quoi son agresseur faisait allusion, son corps se paralysa face au regard sauvage de son interlocuteur.
— Tant pis pour toi, Sans-Pouvoir !
Son agresseur disparût instantanément pour réapparaître aussitôt à sa hauteur. Il enserra le crâne de Whélos avant qu’il n’ait le temps de hurler, paralysé par la douleur. L’autre se posa sur son torse et lui coupa le souffle.
Whélos ressentit comme des serres s’enfoncer à l’intérieur de son crâne. Des pensées fusèrent dans son esprit, même celles auxquelles il ne pensait plus depuis plusieurs années. Sa vie défila en accéléré devant ses yeux, lui donnant un mal de crâne insupportable qui le fit hurler de souffrance. Les battements de son cœur s’accélérèrent, il eut l’impression qu’il allait exploser à tout instant, tant sa cage thoracique lui faisait mal. Faisait-il une crise cardiaque ?
Toutes ses barrières se brisèrent, lui provoquant de violents spasmes de douleur qui le firent hurler de plus belle. Son cri résonna dans toute la plaine environnante. Whélos aurait pu résister contre l’attaque d’un Mage ordinaire, mais pas contre un tel adversaire. Les larmes aux yeux, il vit, impuissant, le résultat de toutes ses recherches mises à nues, révélées au grand jour. Jusqu’à la Prophétie, telle qu’il l’avait entendue et étudiée.
Lorsque le calvaire cessa enfin, le visage de son agresseur s’assombrit. Ses traits se tordirent en une grimace de haine et de fureur.
— Les traîtres…
Whélos ignorait ce qui le poussait à prononcer ces mots, mais il s’en fichait éperdument pour l’instant. Il devait trouver un moyen de s’échapper. Et vite.
En dépit de sa douleur, il tenta de se dégager de l’étreinte de l’hybride. Le sol se ramollit soudain, la vase remplaça la terre, diminuant drastiquement les mouvements de Whélos. Des racines surgirent du sol et vinrent l’immobiliser violemment sur le sol, amplifiant sa douleur qui lui paralysait déjà le corps. Il n’avait pas vu le Mage esquisser le moindre geste pour ces sorts. C’était comme si la Nature elle-même obéissait à cet être, comme s’il ne faisait qu’un avec chacun de ses éléments. Whélos fut secoué d’un autre violent spasme et laissa échapper un cri de douleur lorsque de nombreuses épines lui transpercèrent les membres.
— Moins de sang pour oxygéner ta mémoire, plus de facilité pour moi de la manipuler, annonça froidement son ennemi.
Son agresseur pointa un doigt terminé d’une courte griffe entre ses deux yeux, et une autre décharge pénétra dans le cerveau de Whélos, qui hurla d’agonie : sa tête menaçait d’exploser, il eut l’impression de se vider de son sang tant son cœur battait à une allure folle. Il perdit à une vitesse vertigineuse toute notion de temps, d’espace, de connaissances, de souvenirs…
Whélos hurla de douleur et les limbes de l’inconscience finirent par l’emporter.
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