Chapitre 27
Karel paniqua. Ces couloirs gris et figés dans le temps lui étaient familiers. Il les longea dans l’espoir de sortir de ce labyrinthe. Plus il marchait, plus le couloir s’étendait.
« Encore un songe imposé ! »
Des sons étranges lui parvinrent. Il ne les connaissait pas. Ils formaient une mélodie dissonante. Karel perçut deux voix différentes.
Un rai de lumière dépassait du seuil d’une porte usée par les dégâts du temps. Méfiant, Karel s’en approcha d’un pas prudent et jeta un discret coup d’œil entre les interstices des planches abîmées composant la porte.
Cette fois, le choc ne le terrassa pas. Son poing se serra de colère en apercevant Serymar de dos et faire face à Phényxia. Karel se surprit une envie de débarquer pour faire valoir sa pensée. Il se rappela que ce souvenir contenait une réponse importante. Le jeune homme se concentra pour essayer de comprendre. Mais comme la première fois, ce fut comme si les deux interlocuteurs parlaient une langue étrangère.
« Je veux savoir ! » hurla-t-il en pensées.
Un frisson de terreur lui parcourut soudain l’échine. Il se retourna vivement et sa main chercha son épée. Son expression se figea d’horreur lorsque sa main se referma sur du vide. Face à lui, un visage qu’il ne connaissait que trop bien, encadré de cheveux bleus et doté de yeux rouges perçants et terrifiants. Karel eut un brusque mouvement de recul et fut surpris de ne pas sentir la porte arrêter sa chute. Il trébucha sur le sol et se rendit compte qu’il avait changé d’endroit : un lieu qu’il ne reconnaissait pas, car les murs semblaient avoir disparu. Karel était seul, face au Mage, qui l’examinait de toute sa hauteur.
Une douleur sourde lui démangea le bras. Lorsque Karel y risqua un rapide coup d’œil, il s’aperçut avec surprise de longs filaments argentés s’étendre à partir de sa cicatrice en de longs chemins sinueux jusqu’à son coude. Il fixa Serymar, se releva, prit garde à laisser une distance raisonnable entre eux.
— Quelle sorte d’expérience avez-vous osé me faire, ce jour-là ?! Pourquoi vous être inspiré de ce monstre, qui a fait précisément la même chose sur de nombreuses personnes en plus de vous-même ?
Un silence accueillit sa réponse.
« Quel idiot je fais… Ce n’est peut-être qu’un simple cauchemar. Je suis vraiment paranoïaque… »
— Tu as raison, Karel. En un certain sens, il s’agissait d’une expérience.
Un courant glacé figea Karel qui recula vivement d’un pas, le cœur battant. Serymar était à nouveau entré dans son esprit.
— Ne m’approchez pas ! menaça-t-il, conscient qu’il ne pourrait pourtant rien.
Serymar ne bougea pas et se contenta de le fixer.
— Si j’avais pu éviter de te partager un tant soit peu ma malédiction, je l’aurais fait.
Karel fixa le Mage, méfiant.
— Que faites-vous ici ? Que me voulez-vous ?
Serymar afficha une expression dépitée.
— Karel, mon pauvre enfant, tu manques encore cruellement d’expérience. Mais pourquoi je m’étonne ? Si je n’étais pas intervenu chez les elfes noirs, tu serais mort avant d’avoir accompli ta destinée.
Karel songea que ses paroles énigmatiques ne lui avaient pas manquées. Pour quelle raison Serymar le traitait de cette manière ?
— Bonne chance pour poursuivre, jeta Serymar en disparaissant avec le songe.
***
Karel ouvrit brusquement les yeux. Le cœur battant, il se redressa vivement. Il entendit les discrets ronflements de Whélos un peu plus loin. Lorsqu’il jeta un œil au hamac suspendu au milieu de la pièce, il s’aperçut que Wil n’était pas là.
« Alors pourquoi je ne sens pas le bateau bouger ? »
Karel s’extirpa du hamac et décida de voir ce qui se passait. Il n’était pas dans les habitudes de Wil de tarder. Athéna avait apporté les réparations nécessaires, ce ne pouvait donc pas être une panne. Un frisson le décida à s’habiller rapidement.
« Attends… pourquoi fait-il si froid ? Nous ne sommes pas encore en hiver et nous sommes au nord de Weylor, à l’opposé de l’Archipel du Gel au sud du pays… »
Une fois habillé, Karel poussa la porte de la cabine et pénétra dans la longue pièce principale. Il fronça les sourcils. Quelque chose n’allait pas.
La pièce était vide et en désordre comme si on avait cherché à la cambrioler. Les meubles étaient renversés et de nombreux outils parsemaient le sol entre autres objets. Personne d’autre ne semblait réveillé.
« Que se passe-t-il ? Pourquoi personne n’est encore debout ? Où es-tu, Wil ? »
Et ce froid glacial, alors qu’ils étaient en plein été…
« Comment… comment personne n’a-t-il pu entendre ce qui s’est passé ? »
Sa méfiance se transforma en vive inquiétude.
« De la magie… WIL ! »
Inquiet pour leur ami, Karel se jeta sur l’échelle en métal, désormais gelée lorsqu’il en saisit les barreaux. Il escalada les échelons quatre à quatre et se retrouva rapidement dehors.
Karel frissonna de plus belle et sa peau se transforma en chair de poule. Le froid était plus fort ici, alors que le soleil brillait fort dans le ciel sans nuages. Enfin, à part ce nuage gris suspendu seulement au-dessus du bateau, faisant pleuvoir des flocons de neige qui fondirent aussitôt sur le plancher.
« Qui ? Qui nous a attaqué ? Wil, où es-tu ? »
La colère le saisit alors qu’il comprenait les paroles énigmatiques de Serymar. Ce dernier n’avait envahi ses songes que pour le distraire de l’attaque. Et Wil avait affronté seul ce danger.
Karel regarda rapidement autour de lui : aucune trace du marin. Le pont était désert. Incapable de crier pour appeler son ami, Karel étudia les lieux de plus près, espérant tomber sur un indice. Il découvrit un rouleau de corde défait, comme si quelqu’un avait trébuché dedans. Karel s’approcha du bastingage au niveau du rouleau de corde et le choc figea son cœur un instant : le bateau était immobilisé par une plaque de glace sur tous les côtés et une ombre était prisonnière en-dessous.
« Par les Dragons, Wil ! »
Prisonnier dans la glace, l’expression figée dans une détresse intense, une main dirigée vers la surface sans l’avoir percée à temps.
Mille et une questions fusèrent dans son esprit, mais Karel se força à les mettre de côté : leur ami était en danger. La plaque de glace ne tarderait pas à fondre, et Wil mourrait noyé, en considérant qu’il soit encore vivant.
Karel courut le plus vite possible dans la salle principale et frappa violemment sur les portes des deux cabines : il ne pourrait pas sauver Wil seul.
Ses compagnons sortirent, hébétés par l’état de la pièce principale et par ce froid inhabituel.
— Que s’est-il passé ? s’inquiéta Aquilée.
Karel forma les trois lettres du prénom de Wil avec sa main, ce qui fit pâlir d’inquiétude ses amis, qui comprirent aussitôt. Tous rejoignirent le pont au-dessus de leurs têtes.
Lya les devança, tant et si bien qu’elle manqua de basculer par-dessus bord. Elle étouffa un cri d’angoisse en découvrant leur ami.
— Vite, il faut l’aider ! s’écria-t-elle.
Sans hésiter, elle appuya les mains sur le bastingage, sauta par-dessus bord, et atterrit souplement sur la plaque de glace. Le cœur de Karel se serra d’angoisse : et si la glace se brisait ? Ils savaient encore à peine flotter…
Whélos lança la corde par-dessus bord et Karel l’emprunta pour rejoindre sa sœur.
— Soyez prudents ! leur cria Aquilée.
— Soyez précis et ne vous précipitez surtout pas, ou Wil sera perdu à jamais, conseilla Whélos. Si vous paniquez, Wil coulera dans les profondeurs et n’en reviendra jamais !
— Mais il faut quand même aller vite ! s’angoissa Lya.
— Aller vite ne signifie pas se précipiter, expliqua Whélos. Dose bien ta magie, Lya : le sauvetage de Wil dépend de toi !
— Je ne m’en remettrai jamais si j’échoue !
— Tu dois y arriver, tu n’as pas le choix ! la pressa Whélos.
Karel s’approcha de sa sœur et lui serra l’épaule : elle tremblait.
— Ne t’inquiète pas, nous allons y arriver, tous les trois, lui transmit-il dans une intrusion mentale. Tu n’es pas toute seule. Essaie de découper un bloc autour de Wil, sans le toucher. Ne t’inquiète pas du reste : je me charge de le maintenir et de le soulever par télékinésie.
Lya acquiesça et inspira. Elle se dégagea doucement de son frère, posa un doigt sur son médaillon, et pointa un doigt fébrile vers Wil.
Lentement, la glace commença à se craqueler. Karel appela son pouvoir et projeta son esprit sur le cube que formait Lya pour le maintenir à flot comme il retiendrait une énorme pierre. Lorsque Lya termina, Karel éleva le bloc, les muscles contractés par l’effort comme s’il exécutait cette action de ses propres mains. Jamais il n’avait déplacé d’objets si gros.
« Tiens bon, Wil. » s’entendit-il prier.
Le poids de sa charge s’allégea soudain. Karel aperçut Aquilée avec les mains nimbées d’aura verte, flottant au-dessus de leurs têtes, ses ailes majestueuses déployées. La jeune fille tendit ses paumes vers le bloc et une petite tornade bien ciblée aida Karel à hisser Wil hors de l’eau. Lya s’écarta.
— Il faut remonter, avertit-elle. La plaque de glace va rapidement se fragiliser, et pas seulement à cause de mon sort.
Karel jeta un regard en direction d’Aquilée. Le front plissé par l’effort, elle lui indiqua d’un mouvement de tête qu’il pouvait tout relâcher. Le jeune homme cessa de mobiliser son pouvoir et se précipita vers le navire. Il attrapa la corde que leur jeta Whélos et remonta juste après Lya.
Aquilée amena Wil en douceur sur le pont. Elle atterrit et reprit son apparence normale. Whélos s’approcha et examina le jeune homme prisonnier, inquiet.
— Mh. Nous avons de la chance, ça ne date pas d’il y a très longtemps. Ses organes n’ont pas encore eu le temps de se geler. Béni soit l’immunité de cette Tribu contre les très basses températures ! Mais il faut faire très vite. Lya, accélère la fonte de la glace, s’il te plaît. Pas trop fort, où cela pourrait blesser notre ami de manière irréversible. Ne t’occupe pas des branchies et des palmes, je crains que ça ne lui cause de sérieux dégâts. Mieux vaut une douleur agonisante que des blessures irréversibles. Courage !
La Tribu de l’Eau devait être parfaitement habituée à nager dans des profondeurs abyssales. À contrario, leurs corps avaient tendance à redouter les chaleurs intenses et les climats secs. Leur île était constamment humide, et la brume enchantée qui la dissimulait devait jouer un rôle à ce climat humide constant, peu importait la météo du jour. Cela signifiait au moins que Wil avait encore une chance d’être sauvé.
Karel regarda sa sœur, pâle d’angoisse. La pression de ne pas avoir droit à l’erreur lui était insupportable. Pourtant, elle lutta bravement pour ne pas reculer : leur ami avait besoin d’eux, et elle serait là. Karel la prit affectueusement par les épaules.
— Wil ne risque plus de couler. Vas-y. Enlève le plus de glace possible. Nous allons nous occuper de le réceptionner.
— J’ai peur ! lui confia-t-elle. J’ai peur de lui faire mal !
— Je vais t’aider. Vas-y lentement, et je te dirai quand tu dois y aller plus fort ou t’arrêter, ça te va ? Je garde notre connexion mentale, n’hésite pas à décharger ton angoisse sur moi.
Afin de ne pas trahir leur secret en acquiesçant d’un mouvement de tête, Lya lui répondit en lui caressant une main, reconnaissante. Elle se dégagea de son frère et fixa leur ami.
— Ne t’en fais pas, Wil, nous ne te laisserons jamais tomber !
Les yeux brillant d’une détermination nouvelle que Karel lui connaissait bien, une aura rouge illumina les paumes et le médaillon de Lya. Elle les posa directement sur la glace, qui commença instantanément à fondre.
Aquilée, Whélos et Karel se placèrent de part et d’autre de Wil pour le réceptionner sans dégâts.
Ce fut long. Ils manquèrent plusieurs fois de glisser à cause de la glace fondue sous leurs pieds. Lya commença en priorité par les zones vitales, comme la tête et la cage thoracique en évitant de le toucher avec ses flammes et en suivant scrupuleusement les conseils de Whélos. La sueur perlait son front.
— Tu t’en sors très bien, l’encouragea Karel.
Lentement, chaque membre de leur ami se libéra. Karel le réceptionna par les épaules et réprima son angoisse au contact de la peau gelée de son ami. Ses doigts palmés étaient si raides que Karel redoutait que ces membranes ne se déchirent à cause du gel. Karel frissonna à cette idée : s’il blessait ainsi leur ami, il s’en voudrait toute sa vie.
— Couvrez-lui les mains, conseilla Whélos en tendant deux linges mouillés.
Aquilée s’en occupa aussitôt en manipulant les mains de Wil comme s’il s’agissait de verre.
Whélos approcha sa main sous la nuque du jeune homme et tenta de stimuler son système nerveux pour provoquer une activité cérébrale. Il espérait ainsi envoyer des signaux aux corps de Wil pour l’empêcher de continuer à ralentir son rythme.
— Bien, fit-il au bout d’un moment. Allez, Lya, courage ma fille, tiens le coup encore un peu. Approche lentement ta main de son corps et réchauffe-le suffisamment pour qu’il soit moins raide. Cela fait, nous pourrons aller l’allonger.
Lya acquiesça et centra son pouvoir sur ses paumes. Elle acheva de dégeler délicatement le corps de leur ami.
Après un moment qui leur parut interminable, le corps de Wil se relâcha enfin, sans aucune reprise de conscience. Karel et Aquilée le soutinrent tandis que Lya s’effondra sur les genoux, épuisée et tremblante d’angoisse.
Whélos rejoignit Karel et le débarrassa de sa charge.
— Occupe-toi d’elle. Elle en a besoin. Heureusement que tu es parvenu à te défaire du sortilège qui nous maintenait endormis !
Karel lui rendit un regard désolé : Serymar n’était intervenu que pour faire diversion. Il s’en voulait de s’être encore fait manipuler.
Aquilée et Whélos emmenèrent Wil au sous-sol. Karel s’agenouilla en face de sa sœur et la prit dans ses bras. Elle s’abandonna dans son étreinte.
— Tu t’en es très bien sortie, lui envoya-t-il.
Wil était désormais hors de danger, Whélos saurait le soigner. Pour l’instant, personne ne pouvait rien faire de plus. Karel se contenta donc de jouer son rôle de frère aîné auprès de celle qui lui avait tant apporté.
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