Chapitre 28

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Wil étant le seul membre du groupe à savoir naviguer, plus encore un navire aussi spécifique que ceux de sa Tribu, le groupe avait décidé de ne pas s’attaquer à la glace paralysant le bâtiment pour le moment. Au-delà du fait qu’ils craignirent de causer des dégâts, cela leur permettait au moins de ne pas dériver au gré du vent.

Karel rangeait les cordes de sauvetage lorsqu’il aperçut Aquilée atterrir sur le pont.

— C’est bon ! Je suis parvenue à dissiper ce nuage glacial, la glace devrait réussir à fondre petit à petit naturellement, maintenant.

Karel lui offrit une expression satisfaite en guise de réponse. Lui-même ayant terminé de tout remettre à sa place sur le pont, il désigna le sol à son amie.

— Oui, tu as raison, confirma Aquilée. Il y a vraiment un sacré bazar, en bas. Allons aider Whélos à ranger, et essayons de voir ce que l’agresseur cherchait !

Karel répondit par l’affirmative et accompagna la jeune fille jusqu’à l’ouverture à même le sol.

Une fois en bas, ils rencontrèrent seulement Lya au milieu d’une multitude de paperasse mélangée à une montagne d’outils et de pièces mécaniques de rechange.

— Vous tombez bien. Je ne sais même pas par où commencer…

Karel compatit : difficile de trier quoi que ce soit dans ces conditions. Ils ne connaissaient pas l’utilité de la grande majorité des objets.

— En même temps, il est difficile de savoir où Wil rangeait les choses, la rassura Aquilée. Et si nous triions par ce que nous connaissons ? Quand Wil ira mieux, il pourra nous guider sur la manière dont il a organisé ce bateau. Nous pourrions commencer par ce que nous connaissons, comme les outils et les meubles, et rassembler le reste à côté !

Karel confirma et redressa l’unique table en bois dont il fixa les pieds au sol comme c’était à l’origine. Les meubles, au moins, il était facile de se souvenir de leurs emplacements d’origine. Ils auraient au moins une surface sur laquelle travailler.

Les trois Sorciers attaquèrent le rangement de la pièce. Karel se dévoua en premier lieu aux choses lourdes, comme les meubles et entreprit de vérifier si rien ne semblait cassé au niveau des éléments mécaniques. Comme les tuyaux traversant la pièce, les rouages, les soufflets et la machine qui contenait l’orbe. Wil serait plus expert pour déceler d’éventuels dégâts, mais au moins, Karel pourrait voir les problèmes en surface et les lui notifier.

Pendant que tous les trois s’attelaient à la tâche, Whélos sortit de la cabine que les hommes s’étaient attribués, une couverture dans les mains.

— Lya, te serait-il possible de chauffer cette couverture, s’il te plaît ?

Lya posa les divers papiers et carnets de bord sur la table et s’approcha de Whélos. Une main sur son médaillon, l’autre posée sur la couverture, elle puisa dans son pouvoir pour chauffer juste ce qu’il fallait le tissu.

— Merci, reprit Whélos. Notre ami a repris connaissance. Il est encore très affaibli et choqué, ça ne sera donc pas aujourd’hui que nous avancerons. Je dois admettre que je suis plutôt impressionné par la force de ce garçon. Enfin. Les capacités spécifiques de cette Tribu y sont en partie pour quelque chose.

Le soulagement envahit les Sorciers. Tout le monde suivit Whélos dans la cabine.

— Wil ! s’écria Lya en s’approchant de lui. Comment tu te sens ?

L’épuisement tirait les traits de Wil au point de lui donner un air maladif. Ses branchies dégelées n’avaient pas encore retrouvé leurs vigueurs et pendaient mollement aux côtés de sa tête. Ses cheveux étaient encore trempés après ce long moment où Whélos avait fait en sorte de l’immerger partiellement dans une large bassine d’eau déposée désormais sur le sol. Des compresses humides recouvraient la base de ses doigts pour empêcher les membranes entre ses doigts de se fendre. Le dos calé par des oreillers, Wil ne trouva pas la force de répondre.

« Il est… éteint… » observa Karel avec douleur. « Que s’est-il passé pour que tu aies même perdu ton sens de l’humour ? »

Wil devait certainement avoir eu la peur de sa vie, et il s’était passé quelque chose qui allait au-delà d’un simple cambriolage. La tristesse voilait son regard, le rendant méconnaissable et sinistre.

Whélos lui mit la couverture chaude autour de ses épaules. Wil accepta volontiers l’étoffe, comme si le froid avait commencé à geler l’intérieur de ses os. Ce qui ne devait pas être loin de la vérité, au vu de ses mouvements encore saccadés. Ses compagnons s’installèrent autour de lui, et Whélos ausculta son pouls.

— C’est encore un peu faible. Tu vas devoir te reposer.

Une lueur de panique anima les yeux de Wil.

— Mais… le voyage… balbutia-t-il avec difficulté.

— Ne t’en fais pas pour ça, le coupa le chercheur avec fermeté. Nous repartirons dès que tu iras mieux. Bouger dans ton état est encore risqué. Attends au moins de récupérer.

Wil baissa les yeux vers ses genoux cachés sous la couverture, ravagé de culpabilité.

— Désolé, je… je n’ai pas… réussi à l’empêcher de rentrer.

— Ce qui compte, c’est que tu sois vivant, Wil, intervint Lya.

— Elle a raison, renchérit Aquilée. Peu importe le résultat, ce qui est fait est fait. Nous affronterons tout ça ensemble. Mieux ça que ta disparition…

Karel ne put qu’obtempérer. Whélos tendit une boisson chaude à leur compagnon.

— Tiens, ça te permettra au moins de délier les muscles de ton visage. En espérant que ça réchauffera doucement le reste, aussi.

— J’ai tellement froid…

Malgré la température revenue à la normale, personne ne s’en étonna. Lya posa doucement ses mains sur les couvertures et les réchauffa. Les frissonnements de Wil s’apaisèrent un peu. Il lui offrit une faible expression reconnaissante.

Chacun attendit patiemment que Wil retrouve un tant soit peu de couleurs, même si la gravité de son visage ne disparut pas.

— Merci. Je commence enfin à sentir de nouveau mes membres.

Lya s’arrêta à cette annonce, mais se tint prête à recommencer autant de fois que nécessaire.

— Es-tu en état de nous expliquer ce qu’il s’est passé ? questionna Aquilée.

Wil hocha lentement la tête et prit une autre gorgée du breuvage de Whélos. Lorsqu’il reposa le récipient sur ses genoux, une expression résignée peignit son visage.

— C’était Uriel, révéla-t-il avec douleur.

Le choc déferla sur ses compagnons.

« Serymar… » devina Karel.

Il se sentit pâlir alors qu’il comprenait ce que cette révélation signifiait.

« Le Maître est donc vraiment capable de nous observer… »

Lorsque Karel dévisagea ses compagnons, il comprit qu’ils étaient parvenus à la même conclusion que lui.

— C’est précisément ça, confirma sombrement Wil en devinant leurs pensées. Je ne sais pas comment il a fait pour le savoir, mais Uriel était là pour le rapport volé par Whélos. Je serais incapable de vous dire s’il l’a trouvé.

— C’est bien notre veine ! s’écria Whélos, contrarié. Il ne fait aucun doute maintenant que l’héritier des Dragons nous espionne depuis le début ! Qui sait s’il n’a pas un œil sur nous, là, maintenant ?!

— Mais comment un tel prodige est-il possible ? demanda Aquilée. Je veux bien qu’il soit à moitié Dragon, mais quand même…

— Tu n’imagines pas tout ce que l’on peut faire à partir d’un simple objet appartenant à quelqu’un, ou une simple mèche de cheveu et même une goutte de sang, grogna Whélos. Il s’agit là de sortilèges particulièrement avancés, très peu de Mages maîtrisent ce genre de magie. Et nous n’avons pas affaire à n’importe qui ! Karel a vécu avec lui. Il doit posséder pas mal de choses lui ayant appartenu !

La tension fut palpable. Karel se sentit d’autant plus mal à l’aise. Une vague de culpabilité le prit. Si Serymar l’espionnait et communiquait à distance avec Uriel, Wil avait donc été agressé à cause de lui…

Karel s’excusa envers ses amis, et en particulier envers Wil. Il voulut se lever pour s’éloigner, mais des mains le retinrent. Karel se fit surprendre par des regards sévères.

— Ce n’est pas de ta faute, mon garçon, assena Whélos d’un ton qui ne tolérait aucune réplique. Alors épargne-nous des mauvaises idées de ta part, nous n’avons pas besoin de d’autres soucis à l’heure actuelle ! Assieds-toi et reste.

— Je sais ce que tu ressens, Karel, renchérit Aquilée en le relâchant. À Sheyral, j’ai ressenti exactement la même chose : si je ne m’étais pas réfugiée là-bas, Phényxia n’aurait pas détruit la ville et ne vous aurait peut-être pas tous capturés. Seulement, il se trouve que j’ai rencontré un jeune homme qui m’a fait comprendre le contraire, en risquant sa vie pour moi, alors qu’il avait déjà deviné qui cette situation visait. Applique-toi cette même leçon que tu m’as donnée ce jour-là, tu seras gentil.

Karel hésita. Il n’osa pas croiser le regard de Wil.

— Ils ont raison, approuva-t-il. Je te rappelle que tu fais face à trois monstres armés, là. Tu ferais mieux de capituler, mon ami.

Entendre Wil parler ainsi procura un certain soulagement à Karel. S’il recommençait avec son second degré, c’était qu’il reprenait des forces. Toujours quelque peu mal à l’aise, Karel obtempéra en réitérant des excuses.

— N’y a-t-il pas un système qui permet de se dérober des regards sur ce bateau ? questionna Lya.

Wil secoua doucement la tête et reprit une autre gorgée du breuvage.

— L’invisibilité n’est pas un anti-magie, comme la brume qui entoure notre île. De toute façon, ça ne servirait à rien : une fois sur terre, rien n’empêchera nos ennemis de nous espionner. Nous ne pouvons que nous tenir sur nos gardes.

— Rien ne peut tromper l’œil d’un Dragon, confirma Whélos. Ils sont capables de voir au travers de n’importe quel déguisement. J’ignore précisément de quelles capacités notre ennemi a pu hériter de la part des Dragons, mais nous ne pouvons écarter l’hypothèse qu’il soit capable de voir au travers ce genre de magie.

Karel secoua la tête pour répondre à cette question. Devant le regard interrogateur de ses compagnons, il tenta de leur expliquer par signes ce qu’il savait. Malheureusement, beaucoup leur étaient encore inconnus. Lya l’aida en formant les signes spécifiques avec ses mains.

— Karel explique qu’il ne peut pas. En revanche, il est capable de ressentir pleinement la présence des gens autour de lui, invisibles ou non. Un peu comme un animal.

Wil rendit la tasse à Whélos.

— Ne te blâme pas. Uriel est un excellent marin. S’il avait l’intention de nous rattraper, avec ou sans espionnage, il y serait quand même parvenu. En clair, ta présence n’y change rien : elle a juste un peu facilité les choses. C’est moi qui suis désolé : je n’ai pas réussi à vous prévenir à temps, il vous avait déjà tous ensorcelé avec des sorts jetables, et je n’ai rien pu faire d’autre que de tenter de l’empêcher d’aller plus loin. Mais j’ai lamentablement échoué… pardon…

— Je n’ai jamais vu des sorts jetables de ce genre, observa Aquilée. Ce type de sort est interdit sur les marchés, normalement !

— C’est le cas, confirma Whélos. Mais dans les souvenirs que j’ai récupérés, Serymar m’avait avoué qu’il était le créateur des sorts jetables. Jusqu’à aujourd’hui, je refusais encore d’y croire. Mais force est de constater qu’il n’avait pas menti : il ne fait aucun doute qu’il sait comment en fabriquer de toutes sortes. Uriel travaille pour lui. Il a donc pu le fournir en ce sens. Nous en avons la preuve : Uriel n’a certainement pas les pouvoirs de glace, et est encore moins capable d’influencer les saisons comme Nyrvana. Serymar est l’enfant des Dragons. Du peu que j’ai pu constater, il est même capable de choses terrifiantes, que même les Mages les plus doués de ce pays sont parfaitement incapables de faire. Il n’est pas surnommé Pouvoir Universel pour rien. Son imagination est sa seule limite.

Karel ne put s’empêcher de repenser au passage du rapport qui mentionnait le génocide de Serymar chez les elfes noirs : Œil-de-Sang avait décrit la scène comme à la fois incroyable et terrifiante, comme si la nature elle-même obéissait à la moindre volonté de Serymar, exactement comme les Dragons étaient capables de faire. De plus, sa nature elfique, liée aussi à la nature, avait dû faciliter cette connexion. Karel se souvint aussi de ce puissant bouclier de lumière érigé contre la déferlante de magma de Phényxia, le jour de sa fugue.

Un silence accueillit la déclaration de Whélos.

— Dans tous les cas, ce qu’Uriel t’a fait est impardonnable, gronda Lya.

Wil resta impassible. En apparence. Karel surprit un petit geste subtil, consistant à dissimuler pendant une seconde le bas de son visage sous prétexte de se réchauffer ou de prendre une position faussement songeuse. Wil observa Lya.

— C’est lui qui t’a fait cette cicatrice sur ta main, je me trompe ?

Le choc figea Lya.

— Co… depuis quand l’as-tu deviné ? Je ne voulais pas t’en rajouter, désolée…

Wil haussa légèrement les épaules :

— Simple déduction. D’après ce que m’a rapporté mon oncle à ce sujet, il voyageait avec vous au début. Puis vous avez découvert qu’il travaillait pour ce type. Qui semble très fortement lié à Karel. Si cette personne est capable d’espionner Karel de loin, quelque part, le lien n’est pas très difficile à établir : Uriel était là pour vous surveiller. Pour quelle finalité, je n’en sais rien, et je ne saurais pas dire non-plus pourquoi ça a soudain dégénéré.

— Ça aurait tout aussi pu bien être quelqu’un d’autre et elle pourrait dater d’il y a plus longtemps, contra Lya.

— Ta réaction me confirme que j’ai raison, répondit calmement Wil. Je doute qu’une fille de ferme puisse se blesser aussi violemment. On voit clairement qu’une arme t’a traversée la main de part en part. Ce genre de blessure, sur un humain, est très lente à guérir. Si tes cicatrices dataient de plus longtemps, elles n’auraient pas cette apparence : ta main enfle encore de temps à autre, je l’ai remarqué quand nous étions chez moi. Ton corps ne réagirait pas ainsi si cette blessure était complètement guérie. De plus, j’imagine très mal nos compagnons te faire du mal. Je pense que Karel serait capable d’enterrer six pieds sous terre la moindre personne qui oserait lever la main sur toi.

Il eut beau prononcer ces derniers mots sans réel sérieux, cela n’empêcha pas le frère et la sœur de ressentir un léger malaise en repensant à ce jour-là. Wil le regarda avec des yeux ronds.

— Mais non, tu as vraiment cassé la gueule de mon frère ?

Karel se sentit encore plus gêné. Wil afficha un petit sourire en coin.

— Eh, pas de malaise : je n’aurais sûrement pas été mieux dans la même situation. Je ferais pareil pour Athéna. Vu ton tempérament habituel, ça me surprend un peu de ta part, c’est tout. Il vous a agressé, vous vous êtes défendus. À vrai dire, moi aussi, je suis en colère contre lui. Je n’aurais jamais pensé que… que malgré son parricide, il aurait attenté à ma vie. Je l’ai sous-estimé et… voilà où nous en sommes. Il m’a vaincu, je n’ai pas su vous protéger. Il a certainement réussi à voler ce fichu rapport. Je ne vois pas ce qu’il aurait pu chercher d’autre, à part Karel…

Son expression redevint sombre. Karel posa une main sur son épaule et s’excusa encore. Il accentua la pression pour lui signifier qu’il n’avait rien à se reprocher.

Karel n’osait pas imaginer le dilemme que Wil avait dû ressentir lors de cet affrontement, mais imaginait parfaitement sa souffrance. Il espérait ne jamais vivre la même chose avec Lya.

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