Chapitre 32

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La chaloupe accosta sur la berge en raclant la terre humide et cendreuse. Les compagnons descendirent de l’embarcation. Wil, qui s’était équipé d’un bandeau en cuir pour dissimuler, et protéger ses branchies, entreprit d’amarrer la chaloupe à un rare arbre encore vigoureux qui prenait racine directement dans l’eau. Il avait aussi recouvert ses pieds et mains.

Karel remarqua le regard de Lya, braqué en direction du ciel, vers la Tour des Flammes. Il se doutait de ses inquiétudes : d’après les rumeurs, la malédiction était plus forte chez Vohon’ et Onyx. Lya affichait une expression déterminée, mais son frère soupçonnait qu’elle n’en menait pas large. Le jeune homme connaissait le conflit qui la rongeait, bien plus profond en apparence. : son aversion pour les Dragons, depuis sa plus petite enfance. Elle avait appris à nuancer sa pensée avec les années mais, depuis les révélations de Némésis, cette évolution avait été mise à mal. Comment aider pleinement quelqu’un dont elle tenait responsable d’avoir brisé la vie de sa famille, et de la considération qu’elle avait dû subir ?

Karel se demandait comment l’aider et la rassurer. Il avait la conviction que le moment était venu d’avoir retour sur investissement. Elle lui avait tant apporté lorsqu’il était au plus mal, son tour était venu pour l’épauler comme elle le méritait.

Mais difficile de lui parler seul à seule pour le moment. Karel se contenta de se rapprocher d’elle et de l’entourer tendrement d’un bras autour des épaules pour lui signifier qu’elle n’était pas seule. Il sentit les muscles des épaules de sa sœur perdre un peu de leur raideur. Déjà un début.

— Comment tu fais ? lui demanda-t-elle doucement, après un silence.

Karel l’interrogea du regard.

— Cette jungle devait être luxuriante, il y a 200 ans. Je trouve son état actuel glaçant.

Karel suivit son regard et le pincement à son cœur revint : il était vrai que voir tout ce panorama gris et désormais humide, où pleuvait encore de la cendre à certains endroits, avait de quoi impressionner. Son malaise se dirigeait plutôt envers aux habitants qui enduraient cette situation. Karel comprit, toutefois, d’où venait la confusion de sa sœur. Il poussa un discret soupir, quelque peu mal à l’aise. Mais, ayant promis à sa sœur de ne plus se fermer à elle, et Lya ayant promis d’accepter enfin son passé pour enfin apaiser leur douleur commune, Karel la relâcha et signa.

— « J’ai grandi dans ce genre d’environnement. Ça ne me heurte donc pas. »

— Mais comment faisiez-vous pour vous nourrir ? s’étonna Lya.

— « Nous nous débrouillions avec un champ improvisé à l’intérieur de la demeure, et tout le monde devait y apporter un soin particulier pour les faire perdurer. Serymar se montrait intransigeant là-dessus. Je ne saurais t’expliquer comment il a fait pour acheminer tout ce dont les plantes ont besoin pour que ça dure, cependant. »

Karel marqua une courte pause. Bien qu’habitué aux pouvoirs exceptionnels de Serymar, il était toujours resté impressionné par ses nombreux dons et son inventivité.

— « Pouvoir Universel ou pas, il est soumis aux mêmes contraintes de la magie que n’importe qui », expliqua-t-il. « Il ne pouvait pas faire apparaître de la nourriture comme ça, de nulle part. Si la magie pouvait éliminer la famine, je pense que ça se saurait. »

— Je vois, conclut Lya. Ça explique certaines choses. Tu avais déjà appris à te débrouiller avant de nous rencontrer.

La petite compagnie s’enfonça dans la jungle. Leurs chausses se teintèrent rapidement de gris. Leurs pieds s’enfoncèrent dans le sol humide et cendreux. Chacun espérait que la malédiction de Vohon’ ne frapperait pas de nouveau : ils n’avaient aucun moyen de se mettre à l’abri. Ce fut donc dans une ambiance tendue qu’ils se frayèrent un chemin parmi les arbres, en essayant d’éviter la chute de branches fragilisées par les flammes. Whélos avait pris la tête de la marche.

— D’après ce que je sais, le village de la Tribu des Flammes devrait se trouver dans cette direction, indiqua-t-il.

Malgré l’inondation qu’avait provoqué Némésis, la chaleur restait désagréable. L’air cendré n’arrangeait rien en ce sens. Un bruit de chute les firent s’arrêter. En se retournant, Karel vit Wil, habituellement si vigoureux, encaisser bien plus que ce qu’il essayait de faire paraître : s’ils avaient tous chaud, un filet de sueur recouvrait chaque parcelle de son corps. Certaines veines étaient devenues plus visibles et Wil avait du mal à respirer.

— Wil, tu es sûr que ça va ? s’inquiéta Aquilée.

Karel s’approcha pour lui tendre sa gourde d’eau que Wil refusa d’un geste de la main.

— Ne vous en faites pas pour moi, ça ira. Nous avons tous besoin de nos rations d’eau, alors s’il te plaît, Karel, n’insiste pas…

Karel gratifia leur ami d’un regard sévère et agita sa gourde sous le nez de Wil, dans une attitude qui ne tolérait aucune contradiction.

« Tu en as largement plus besoin que nous. »

Les lèvres de Wil commençaient déjà à se craqueler et sa peau s’assécher. La Tribu de l’Eau était plus à l’aise dans les lieux humides et frais.

— Si tu n’acceptes pas, il va t’enfoncer sa gourde dans ton gosier pour te forcer à t’hydrater, intervint Lya pour soutenir son frère. C’est à toi de voir.

— C’est ça. Ce n’est pas le genre de Karel.

Le concerné fixa Wil d’un air entendu, pointa un doigt en direction d’une branche au-dessus de leurs têtes et exécuta un geste vif en direction du sol : la branche s’y enfonça aussi vivement qu’un trait d’arbalète, provoquant un jet de terre sur le point d’impact.

« Pour toi, je ferai une exception. »

Wil capitula et s’empara de la gourde de Karel.

— Bon, d’accord, mieux vaut pas te contrarier aussi, j’ai compris. Vraiment pas un pour rattraper l’autre ! Vous pouvez arrêter de vous faire du souci sur votre enfance dissociée, vous êtes vraiment de la même famille !

« De rien. »

Karel échangea un petit regard en coin à Lya. Tous les deux s’envoyèrent un discret sourire victorieux, se remerciant mutuellement en silence d’avoir réussi à faire plier leur ami.

— Je vous envie, concéda Wil en lui rendant sa gourde. Vous ne semblez ressentir qu’une certaine gêne quand les restes de cendre touchent votre peau…

Karel se sentit mal pour lui : après le piège de glace, voilà que leur ami subissait l’inverse. Comment allait-il supporter la Tour ? D’après ce qu’il avait appris à l’Académie, la Tour des Flammes ne portait pas son nom pour rien : il était dit qu’elle était protégée par d’impressionnantes langues de flammes s’enroulant sur toute la hauteur de la Tour, à la manière de la vague immense protégeant la Tour de l’Eau.

— Désolé.

— Ne t’en fais pas, assura Whélos. Nous allons rapidement trouver la Tribu des Flammes. Ils sauront certainement t’aider. Si cette malédiction a bien eu au moins une chose de bénéfique, c’est bien le fait d’avoir renforcé la solidarité entre les Tribus de Weylor ! J’en veux pour preuve la petite histoire que tu nous as racontée.

Wil étira un léger sourire.

— Elle est vraie. On peut toujours compter sur l’aide d’un membre d’une Tribu, que l’on soit membre ou pas, d’ailleurs. Dépêchons-nous, on ne sait pas quand la malédiction risque de faire attaquer Vohon’. Tribu de l’Eau ou pas, nous y passerons tous, si nous sommes dans son sillage ! Vraiment, ne vous en faites pas pour moi. J’ai survécu à la cryogénisation forcée. Quelques petites brûlures à côté, je pense que je m’en sortirai !

« Ton second degré est toujours au rendez-vous, au moins. Dans ce cas, je te crois. »

Le groupe continua son chemin pendant un moment, en ne pouvant s’empêcher de jeter des regards furtifs vers le ciel. Chacun redoutait de se faire prendre par une autre attaque dévastatrice.

Soudain, un bruit les arrêta. Ils se consultèrent du regard en silence : cela n’était pas un animal, ni le bruissement d’un quelconque végétal.

— Quelqu’un est blessé ! s’écria soudain Lya. Il faut aller l’aider !

Tout le monde se précipita vers la source du son, qui ressemblait à une respiration rauque et difficile.

— À… à l’aide… entendirent-ils.

« Cette personne a entendu Lya ! »

Après avoir écarté quelques branches gênantes, ils tombèrent sur un jeune homme à terre, visiblement mal en point. Whélos s’empressa de l’ausculter du regard pour s’enquérir de son état.

Le blessé semblait avoir dépassé la trentaine et sa peau basanée présentait de nombreuses brûlures encore fraîches. Wil s’empressa d’apaiser la douleur en passant délicatement une main au-dessus des plaies, par magie. Karel et Aquilée prirent doucement l’inconnu sous les épaules pour le faire s’asseoir, tandis que Lya lui tendit sa gourde d’eau.

— Vous allez bien ?

L’inconnu saisit la gourde et but avidement dedans avant de la rendre à Lya.

— M… merci.

Au vu de ses yeux rouges et des sillons de la même couleur qui serpentaient sa peau comme s’ils étaient vivants, il ne faisait aucun doute que cet homme était issu de la Tribu du Feu. Ce dernier écarquilla les yeux en apercevant plus clairement Aquilée et Wil.

— Les renforts ! La… la nourriture est enfin arrivée ! Soyez bénis, vous avez pu traverser la mer !

Tout le monde les interrogea du regard.

— Depuis que les Dragons ont été maudits, des équipes de notre Tribu se vouent à faire transiter des denrées alimentaires à la Tribu des Flammes.

— Et le mien les aidons à maintenir la communication avec les autres peuples, pour faciliter cette aide, compléta Aquilée.

La détresse se peignit dans les yeux de l’homme lorsqu’il se rendit compte de son erreur.

— Oh… alors ils semblent vraiment avoir disparu…

L’inquiétude stupéfia ses interlocuteurs.

— Comment ça, « disparu » ? interrogea Wil avec angoisse. Qu’est-il arrivé nos confrères ?

Leur interlocuteur afficha une mine désolée.

— Nous n’en savons rien, justement. J’avais pour mission d’enquêter, et je n’ai pas pu m’abriter à temps. Mais cela fait une semaine qu’ils auraient dû être là. Et, normalement, nous sommes prévenus si l’équipe de secours a eu le moindre problème, via la Tribu du Vent. Mais là… rien du tout. À part des morceaux de navire.

Le choc secoua la petite compagnie, telle une claque aussi soudaine que violente dans le visage.

— Impossible ! réfuta Wil. Certes, l’eau ici nous est dangereuse, mais avec la magie, en cas de naufrage, mon confrère aurait été capable de survivre et d’aider son confrère du Vent ! Cela fait depuis plusieurs générations que nous nous entraînons dans ce but !

— Pourtant, je dis la vérité… C’est justement ce qui fait nous dire qu’il leur est arrivé quelque chose. Il se passe quelque chose de terrible, ici.

Chacun échangea un regard inquiet, pensant à la même chose. Le Conseil de la Tribu de l’Eau avait déjà dû envoyer des messagers avertir les autres Tribus de la situation véritable de Weylor.

« Cet incident doit y être lié », songea Karel. « Cette entraide fonctionnait jusqu’à ce Conseil. Ça ne peut pas être un hasard. Quelqu’un est au courant que l’on essaie de contrer Œil-de-Sang en rassemblant les Tribus. »

— L’ennemi sait… s’angoissa Wil.

Le malaise s’empara de Karel. Il avait beau avoir conscience qu’il n’aurait rien pu y changer, il se sentait, d’une certaine manière, responsable de cette situation. C’étaient eux qui avaient sollicité le Conseil, et donc provoqué cette situation, bien qu’indirectement.

« Il faut absolument les retrouver… en espérant qu’il ne leur soit rien arrivé de plus », pensa-t-il, résolu.

Il frissonna en osant penser au pire. Il espérait vivement que ça ne soit pas le cas. Une main se posa sur la sienne : Lya croisa son regard. Elle aussi affichait une expression grave, mais déterminée. Karel ne parvint pas à détacher son regard d’elle : en vérité, il se sentait inquiet pour elle. La prochaine épreuve draconique serait principalement pour sa sœur, et il voyait bien qu’elle n’affichait qu’une façade. Le fait qu’elle ne se confie pas sur ses inquiétudes lui fit enfin réaliser ce que lui-même lui avait fait subir sans le vouloir pendant toutes ces années, en faisant précisément la même chose. Il ne pouvait pas lui jeter la pierre : il comprenait parfaitement la raison qui poussait à ce comportement. Il s’en sentit d’autant plus mal.

— Commençons par retourner à ton village, suggéra Whélos. Quelqu’un doit s’occuper de tes blessures. Nous aviserons la suite plus tard.

— Je vous remercie. Mon nom est Raech. Merci encore, pour votre aide.

— Ce n’est rien, voyons, répondit Aquilée. C’est tout naturel, d’aider. J’ignore si cela a un réel lien, mais nous avons aussi des choses à vous dire. Qui sait, à nous tous, nous pourrons sûrement retrouver les naufragés !

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