Chapitre 33
Raech soupira de soulagement à l’approche de son village, lorsqu’il vit que celui-ci avait été protégé par le bouclier conçu par les ingénieurs de la Tribu de l’Eau.
Le groupe put ainsi voir la luxuriance de base de l’Archipel : telle une île déserte au milieu de nulle part, le village tout en couleur vives de la jungle semblait briller au milieu de ce paysage cauchemardesque, tel un point de lumière au milieu des ténèbres.
À leur arrivée, des éclats de voix se firent entendre.
— Raech est de retour ! Il est vivant !
Comme en échos, les derniers mots se réitérèrent de plus en plus loin dans le village. Quelques personnes arrivèrent pour accueillir la petite compagnie, la mine visiblement inquiète pour certains et soulagée pour d’autres.
— Regardez ! Les émissaires sont là ! Nous allons enfin remplir nos réserves !
Certainement comme ses compagnons, Karel ressentit à nouveau cette pointe de culpabilité à l’idée d’être un faux espoir à ces pauvres gens. Sans surprise, les traits d’une bonne partie d’entre eux étaient épuisés, las de cette situation qui s’éternisait depuis deux siècles. Le cœur du jeune homme se serra à la vue de plusieurs enfants terriblement maigres. Si la Tribu du Vent était parvenue à vivre plus ou moins avec la malédiction, la Tribu du Feu était visiblement mal en point.
« Il est vraiment temps que tout cela s’arrête », pensa-t-il, la détermination renouvelée.
— Merci pour votre soutien, annonça gentiment Raech. Mais ces personnes ne sont pas celles que nous attendions. Mais elles sont là pour nous aider à retrouver les émissaires disparus. Personne n’est blessé ? Est-ce qu’il y a eu des dégâts ?
Plusieurs expressions s’assombrirent. Quelques personnes pleurèrent de désespoir en constatant qu’ils ne pourraient manger encore aujourd’hui ni soigner leurs malades.
— Heureusement, nous n’avons pas eu de morts, mon jeune ami, répondit un vieillard appuyé sur une canne en bois. Malheureusement, la catastrophe a brisé nos systèmes acheminant l’eau, et celle-ci est toujours aussi mauvaise…
— Vohon’ Tout-Puissant, c’est une catastrophe ! s’écria Raech.
Il se tourna vers ses sauveurs.
— Vite. Il faut absolument que nous ayons une audience avec notre reine. Venez avec moi.
Il invita la compagnie à le suivre. Karel s’apprêta à faire de même, mais s’aperçut que sa sœur ne suivait pas. Lorsqu’il se tourna vers elle, son cœur se serra : Lya était paralysée sur place et des larmes ruisselaient sur ses joues. Karel fut surpris, car en toute circonstance, Lya faisait en sorte de ne jamais montrer sa douleur. Son frère se posta face à elle pour la soulager d’éventuels regards. Cela sembla lui rendre sa mobilité car elle le regarda dans les yeux d’une manière intense.
— Ce… souffla-t-elle avec difficulté. Tous ces enfants… Tous ces gens… Tu as vu dans quel état ils sont ?
Karel lui prit délicatement son visage entre ses mains et colla son front au sien en fermant les yeux. Il essuya les larmes de Lya avec ses pouces. Il resta ainsi pendant quelques secondes, le temps que Lya parvienne à reprendre la contenance qu’elle savait toujours avoir.
— Merci, lui murmura-t-elle.
De l’avoir dissimulée du regard des autres.
« Je suis là pour toi, Lya. Ne l’oublie jamais. »
Karel la relâcha doucement puis lui prit la main en lui offrant une expression encourageante. Elle acquiesça et le suivit.
« Tu as raison, Lya. Depuis le début. Tant que nous serons ensemble, nous pourrons tout affronter. » se souvint Karel.
Ils en avaient décidé ainsi depuis leur rencontre. Ils avaient besoin de l’un et de l’autre, et ne s’étaient jamais sentis aussi forts que lorsqu’ils œuvraient main dans la main. Cette quête ne ferait pas exception.
Ils se retrouvèrent bien vite à l’intérieur d’une hutte avec beaucoup d’ornements intérieurs. Des tapis tressés étaient mis à disposition pour les visiteurs. La petite compagnie s’y agenouilla, peu désireuse de commettre un impair avec leurs hôtes.
Deux personnes entrèrent, une femme et un homme, qui partageaient quelques traits de visage communs. À peine Karel posa-t-il ses yeux sur eux qu’une sensation, légère, lui parasita ses pensées. Il ne sut dire ce qui se passait, pourquoi son sixième sens se mettait soudain en alerte.
Il risqua un coup d’œil vers ses compagnons : aucune réaction, ils attendaient poliment la suite des événements. Il reporta son attention sur les deux personnes qui leur faisait face.
La femme était d’une beauté saisissante, souligné par ses traits fins qui encadraient des yeux rouges remplis de détermination et d’une force certaine. Son regard était si sérieux que Karel se demanda quel éclat ils devaient avoir si l’angoisse de la situation quotidienne ne pesait pas sur ses épaules.
Elle s’installa sur un trône végétal à quelques mètres de la compagnie, faisant tinter les quelques bijoux accrochés à ses pieds nus et sur ses bras dans ses mouvements grâcieux. Ses longs cheveux sombres se posèrent avec grâce dans son dos, lui donnant véritablement l’allure d’une reine.
Quant à l’homme… Karel se sentit quelque peu mal à l’aise. Aussi grand que la reine, ses yeux rouges étaient, en revanche, froids, et il toisait les étrangers avec méfiance. Il peinait à dissimuler sa contrariété vis-à-vis de Raech.
« Pourquoi ? »
Raech ne cilla pas, impassible, bien que le regard sérieux. Ses doigts légèrement crispés n’échappèrent pas à Karel. Tout cela n’était pas de bon augure.
— Bienvenue à vous, étrangers, les salua la femme. Je vous remercie sincèrement d’être venus au secours de Raech, et de nous l’avoir ramené.
Elle fixa Karel.
— Cela fait longtemps que nous attendions votre venue, Enfant de la Prophétie.
Karel se figea. Comment avait-elle su ?
— Vos pouvoirs psychiques sont impressionnants, cela va de soi, commenta Whélos en réajustant ses lunettes. Nous n’avons ressenti aucune intrusion, comme si vous n’aviez rien fait.
« Quoi ?! »
Voilà qui expliquait cette légère sensation de gêne que Karel avait ressenti plus tôt. Certainement parce qu’il avait le même pouvoir, bien que sans en avoir une maîtrise aussi poussée que la reine. Une autre Mage d’exception.
— Veuillez me pardonner. La région est devenue si hostile… Et avec les Clans en action, nous sommes constamment en danger. Je ne veux prendre aucun risque pour mon peuple. Je me nomme Modonoka, cheffe de la Tribu des Flammes. Je vous présente mon frère jumeau, Ruyô.
Ce dernier se contenta d’un simple hochement de tête en guise de salut. Karel vit les doigts de Lya chercher à l’atteindre discrètement, mais elle se ravisa aussitôt en se rappelant que ses pensées pourraient être entendues par Modonoka.
— Je pense comprendre, fit remarquer Aquilée. Vohon’ étant maudit, et les chefs de Tribus devant impérativement obtenir au moins un don de Dragon, vous êtes allée défier Illuyankas. Cela a dû être un voyage éprouvant, la forêt de l’esprit est vraiment loin de votre position !
Karel comprenait mieux, c’était en effet la seule explication logique : Modonoka était allée malgré-tout au plus accessible. Géographiquement, les plus proches, bien qu’à de nombreux kilomètres et à plusieurs jours de voyage, étaient la Tour d’Argent et la Tour de l’Eau. Le problème avec la Tour d’Argent était qu’elle se trouvait sur le territoire des Avancés, une zone que le reste de Weylor avait tendance à éviter, tant les mœurs et la manière de vivre tranchait avec la leur. Quant à la Tour de l’Eau… Némésis subissait encore la malédiction, et Hydroshca avait été difficile d’accès jusqu’à récemment. La Tour de l’Esprit se trouvant au centre du pays, elle était donc devenue la plus accessible.
— Ashura a été d’une grande aide, je l’admets, sourit Modonoka. Ainsi que votre Tribu, Fille de l’Air. C’est grâce à votre capacité à transmettre les correspondances que nous avons pu organiser ce long périple, et prendre contact avec la Tribu de l’Eau pour parvenir à sortir de l’Archipel. Ce n’était pas gagné d’avance. Vous avez toute ma reconnaissance.
Elle se tourna ensuite vers Raech.
— Merci, d’être revenu. Je suis heureuse de te voir sain et sauf.
Karel, Lya et Aquilée ne manquèrent pas son expression qui s’était adoucie en parlant au concerné. Raech lui rendit son sourire et s’inclina.
— Je ferais tout pour toi, Modonoka.
Ce fut difficilement perceptible, mais Karel ne manqua pas de voir Ruyô se crisper à la vue de cet échange.
— Parlons sérieusement, déclara soudain Modonoka.
Un court silence accueillit sa parole. Elle posa son regard flamboyant sur chacun.
—Votre présence m’honore, en plus d’être un véritable soulagement. Vous êtes là pour Vohon’. Il est donc enfin temps d’accomplir la Prophétie. Nous allons vous aider à traverser la jungle pour vous éviter de périr par les flammes de Vohon’. Mais d’abord, je me dois de vous tester. Il faut que je vois vos capacités.
— Vous allez nous défier en duel ? questionna Lya.
— Non. Mais voilà plusieurs années que nous sommes complètement isolés du reste de Weylor. Les émissaires censés nous aider en vivres ont disparu mystérieusement, et je tiens à les retrouver. Vous m’aiderez dans cette tâche. Ainsi, je pourrai voir comment vous raisonnez. Je voudrais aussi vous mettre à l’épreuve sur vos capacités magiques, en m’aidant pour le village. Pour affronter un Dragon, il faut savoir faire l’équilibre entre la force brute et l’intelligence, et au bon moment. L’accès à la Tour est vraiment dangereux. Je m’en voudrais de vous envoyer à la mort, alors que j’aurais pu vous y préparer.
— Modonoka, intervint enfin Ruyô. Cela est inutile : ils sont certainement à l’origine de la libération de Zmeï et de Némésis. Cela suffit à prouver leur force.
« Son argument se tient, mais pourquoi semble-t-il s’opposer à une aide providentielle pour son village à l’agonie ? »
Karel trouvait cela étrange. Le but d’un chef n’était-il pas de protéger les siens ? Pourquoi n’intervenait-il que maintenant, comme si l’aide du groupe pouvait contrarier ses plans ?
Une légère vague de contrariété passa dans les yeux de Modonoka.
— Nous n’avons ni le savoir, ni le pouvoir de restaurer les acheminements en eau du village ! rétorqua-t-elle sèchement. Si nous ne nous en occupons pas, notre peuple ne tiendra pas longtemps ! Ces gens viennent d’ailleurs. Ils nous apporteront peut-être la solution. Notre peuple passe avant tout. À quoi cela servirait de libérer Vohon’, si nous mourrons tous avant ?
— Ce sont des étrangers. Ils pourraient justement essayer d’en profiter pour nous doubler. Je suis seulement prudent, c’est tout. Nous avons assez de problèmes comme ça.
— Le fait qu’ils aient déjà libéré deux Dragons est une preuve suffisante de leur intégrité pour moi.
Ruyô se tut, ne s’attendant pas à se voir retourner son propre argument. Modonoka lui tourna le dos et fit signe à tout le monde de se relever.
— Je vous en prie. Allez vous reposer. Nous nous reverrons demain. Raech, je te les confie.
— Compte sur moi.
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