Chapitre 34*

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  Monts de la Mort.




« Tu es magnifique ».

Ces mots la secouaient encore. Elma avait vite compris que Serymar n’avait aucunement parlé d’apparence. Elle n’en revenait pas encore de se rendre compte que ce désir inavouable, né depuis la première fois qu’elle s’était retrouvée consciente dans ses bras, se réalisait. Inavouable du fait de son âge à ce moment-là. Ce jour-même où elle avait pleuré de souffrance et de honte alors que son corps se vidait de son sang sous ses yeux et qu’il l’avait accompagnée à sa demande. Il lui avait rendue sa dignité. Appris à garder la tête haute, il avait passé beaucoup de temps à soigner son corps et son esprit. Jamais personne ne lui avait tant apportée, surtout en la connaissant à peine. Le reste du monde s’était contenté de la prendre sans lui laisser le choix. Serymar lui avait montré qu’elle était au-dessus de tous.

Elma frissonna lorsqu’elle se retira des couvertures. Plus des caresses et de la proximité de Serymar quelques heures plus tôt que de l’air frais s’engouffrant par la fenêtre ajourée. Paralysée entre ses traumatismes et son désir, la culpabilité l’avait saisi à être incapable de répondre à celui qu’elle aimait autant qu’il l’avait toujours fascinée. Il lui avait assuré que ça ne le dérangeait pas, qu’elle n’était obligée de rien, qu’il n’était pas là pour recevoir, mais pour donner. Il avait respecté chaque distance et chaque rapprochement auquel elle avait été prête à consentir. Il lui avait garanti que c’était elle qui décidait.

Le drap glissa sur sa peau dénudée dont elle ressentait encore la moindre brûlure de chaque caresse et baisers sur son corps, témoins de ce rapprochement désespéré après tant d’années d’attente. Elle avait été surprise de ressentir le corps froid de Serymar contre le sien.

Elma se leva et se vêtit rapidement. Non habituée aux atours, son habituelle robe de domestique ne la complexa pas. Serymar lui-même ne faisait que paraître haut placé alors qu’il ses vêtements n’étaient pas de qualité. Le connaissant, il trouverait cette obsession pour l’apparence ridicule, peut-être prendrait-il même cela pour une insulte à son intelligence. Il n’avait jamais compris ce genre de code. Elma décida seulement de ne pas attacher ses cheveux et de les laisser retomber sur ses épaules nues. Elle n’était plus la subalterne, mais l’égal du maître de ces lieux sombres. Ce qu’il avait toujours souhaité qu’elle devienne, qu’ils deviennent proches ou non.

Le lien du pacte la démangea soudain. Elle se raidit. Était-ce que Serymar ressentait lorsque l’un de ses liés était en danger ? Inquiète, Elma quitta la pièce et allongea le pas dans le couloir sombre. Elle croisa Raël qui affichait une expression toute aussi perturbée.

— Elma, je crois qu’il y a un problème, indiqua-t-il, sais-tu ce qui se passe ?

— Non, mais je m’en occupe. Je vous tiendrais informés de la situation, c’est promis.

Elma le dépassa et s’engagea dans les escaliers de la tour. Son lien la tiraillait, des fourmillements désagréables longeaient l’entièreté de son bras. Elle ne se gêna pas pour pousser la porte du bureau en grand. Le choc la saisit.

Jamais elle n’avait vu cette force de la nature qu’était Serymar aussi vulnérable. Même lorsqu’il avait absorbé la violente maladie de Karel, il ne s’était pas montré sans défense. Il était figé, tétanisé, certainement occupé à garder son habituel sang-froid qui semblait vouloir l’abandonner. Dans ses mains, une épaisse liasse de papier jauni par le temps, dont il fixait certaines lignes pour se forcer à en attester la réalité. Le moindre de ses muscles était raide, il semblait avoir cessé de respirer et luttait pour ne pas laisser la douleur et la folie le consumer.

Le cœur compressé, Elma s’approcha avec prudence. Il ne réagit pas, attestant que la situation était anormale. Elma se plaça en face de lui, mais il ne lui accorda pas un regard, incapable de se détacher de ce texte qui meurtrissait son âme déjà bien endommagée. Elma passa ses mains sous les siennes pour lui signifier sa présence puis remonta jusqu’à glisser sur la liasse de papiers, les rassembler et les retirer des paumes de Serymar encore ouvertes.

Elma déposa le rapport sur le bureau et appuya sur les épaules du Mage.

— Asseyez-vous, où vous allez encore boîter.

Comme s’il se rendait enfin compte de sa présence, il s’affaissa dans le fauteuil, s’accouda et prit son front dans sa main.

— Je suis un monstre, Elma, jeta-t-il dans un souffle. Mais je n’aurais pas imaginé être « ce » genre de monstre. Comme ces immondices d’elfes.

Elma n’osa pas le questionner directement. Elle posa une main sur le rapport.

— Puis-je me permettre ?

D’un geste négligent, Serymar ouvrit le rapport à la page où il s’était arrêté, sans modifier sa posture. Elma parcourut le texte et le dégoût l’envahit aussitôt. Tout traitait des expérimentations testées sur son âme sœur, mais elle savait que ce n’était pas ce genre de chose qui l’avait bouleversé à ce point. Il en avait vu d’autres, il avait été façonné, bâti dans cette violence.

Elle aperçut un schéma d’une machine, ou plutôt d’une partie, complexe dont elle ne comprenait pas le sens. Mais les descriptions sordides l’y aidèrent et elle manqua de défaillir quand elle aperçut le cliché d’un bébé au courts cheveux noirs, la peau aussi blanche que la neige et de petites oreilles pointues. Elma recula vivement comme si le rapport avait été fait de flammes, les mains contre sa bouche pour étouffer une exclamation horrifiée, le cœur battant à tout rompre.

« Aëlys était vivante. Depuis tout ce temps. Gardée comme un vulgaire objet, avec la croissance arrêtée, telle une simple poupée… »

Sa mémoire tourna à plein régime. Elle comprenait mieux ce qui venait de terrasser Serymar. Elle se devait de l’aider et de lui tendre la main. Elma bénit ces derniers jours où ils s’étaient rapprochés. Sans eux, elle n’aurait pas pu l’aider. Serymar se serait certainement enfermé dans sa solitude et se serait perdu dans ses réflexions, au risque de prendre encore de mauvaises décisions. Les rares fois où il n’avait plus la tête froide, personne ne l’aidait comme lui venait en aide à ceux qui lui étaient liés. Elma comptait bien changer la donne.

— Il n’est pas trop tard, indiqua-t-elle en peinant à masquer le tremblement de sa voix.

Serymar demeura silencieux. Elma darda son regard sur lui, les poings serrés.

— Vous avez encore un coup d’avance ! Vous pouvez encore changer les choses !

Serymar abattit son poing contre l’accoudoir.

— Elle n’est qu’un pantin ! Elle est morte et pourtant maintenue en vie ! Un siècle de cette torture ne peut qu’être néfaste ! Je n’ose imaginer les séquelles sur son développement ! C’est… elle n’est qu’un pantin qui ne réagira jamais…

— Vous n’en savez rien ! rétorqua Elma avec virulence. Arrêtez d’aller trop loin dans vos conclusions !

— J’ai passé du temps à en apprendre beaucoup sur les maladies, les traumas et les handicaps pour savoir de quoi je parle, Elma. Ça ne sert à rien de s’acharner sur ce genre de cas.

— Et alors ? coupa-t-elle sèchement.

Il se tut. Elle fit un pas vers lui.

— Vous êtes né difforme. Auriez-vous souhaité que l’on vous ôte la vie pour ça ? Ce n’est pas pour ça que vous avez eu ce souhait morbide ! Vous avez tenté votre chance, pire, vous vous êtes acharné pour l’obtenir, et maintenant, regardez-vous ! Vous marchez presque comme si de rien n’était, vous vous tenez droit et fier et vous avez plusieurs fois prouvé que vous étiez largement supérieur à tous ces gens qui disaient la même chose que vous aujourd’hui ! Avez-vous décidé d’achever Karel dès la naissance pour cette seule raison aussi ? Il ne me semble pas ! Vous l’avez au contraire poussé à exploiter son potentiel, à ne pas se complaire et à toujours avancer même quand il n’en a plus la force ! Parce que justement, vous savez ce que c’est ! Vous saviez d’avance les tourments qui perturberaient sa vie ! Vous lui avez montré à quel point il est certes dur, mais ô combien gratifiant d’atteindre ses objectifs dans la sueur et les larmes avec les manques dont il dispose ! L’achever sans lui laisser une chance de se débattre, de le pousser à se surpasser, aurait été un sérieux gâchis, et vous le savez très bien !

— Ce n’est pas tout à fait la même chose. Aëlys est… dans un état très avancé.

— Et alors ? répéta Elma.

Il se raidit. Elle se plaça à sa hauteur dans l’espoir d’accrocher son regard. En vain.

— Ne prenez pas ce genre de décision avant même d’avoir essayé, lui fit-elle plus doucement, mais ferme. Aëlys a de qui tenir en termes de force et de résistance.

Karel avait à peine une goutte de sang de Serymar qu’il était devenu immunisé contre les maladies et se régénérait plus vite qu’un humain normal. Aëlys avait hérité d’un quart de l’héritage draconique de Serymar, qui avait survécu aux tortures les plus mortelles. Le fait qu’elle ait tenu un siècle dans cet état glaçant était une preuve suffisante pour Elma. Elle s’adoucit en posant une main sur le bras de Serymar.

— Un jour, vous m’aviez dit que jamais les Dragons n’avaient daigné écouter vos prières. Ils ne devaient certes pas s’attendre à un tel dénouement, mais il me semble que ce souhait de votre part autrefois ait été entendu.

— Je ne t’ai jamais dit que j’avais fait cette prière pour elle.

— Mais je m’en doute. Si je ne peux approuver tout ce que vous avez fait, je vous ai observé, avec Karel, la manière dont vous le protégiez derrière vos masques de froideur et de cruauté pour impressionner les autres. Ne vous êtes-vous pas acharné sur lui, comme vous le dîtes, le jour où il tomba dans cette horrible oubliette ? Il était au bord de la mort, et pourtant, vous avez tout tenté pour le sauver. Syriana m’a montré à quel point vous appréciez ressentir la vie d’Aëlys sous votre main. Alors je me doute fort que, le jour où cet homme horrible vous a tout arraché, votre pensée s’est dirigée vers elle.

Serymar demeura incapable de répondre.

— Vous avez encore un coup d’avance, assura Elma.

— Lui aussi, Elma.

— Non. Il ne doit pas encore savoir que vous avez fait voler ce rapport. Vous connaissez ses desseins précis, et comment il procède. Je suis incapable de comprendre un tel texte, mais vous, oui. Vous savez qu’il compte utiliser cette petite pour vous contraindre. Et ça, c’est un sacré avantage. Manipulateur comme vous êtes, je suis sûre que vous parviendrez à retourner la situation comme vous l’avez toujours fait.

Serymar daigna enfin croiser son regard. La douleur transparaissait dans ses yeux.

— La dernière chose que je souhaitais était qu’elle vive une once de ce que j’avais vécu, murmura-t-il, défait. Elle le vit depuis un siècle. Quel monstre laisse son enfant vivre ainsi ?

— Ma remarque n’est pas vraiment valable, mais elle ne sent rien, affirma Elma. Elle est trop fragile, Œil-de-Sang ne se risquera pas à la perdre, elle est trop précieuse pour vous obtenir au travers d’elle. Au vu de vos luttes quotidiennes, il a fait en sorte de ne pas la faire grandir, il n’a en effet pas pris le risque qu’elle se développe. Il aime consigner ses méfaits. À part ce coma qui fige son corps et la maintenir en vie, il ne lui fait rien d’autre. Il est coincé, il ne prendra pas plus de risques avec elle.

Il se raidit. Une colère sourde tordit ses traits. La satisfaction envahit Elma, à l’idée d’être parvenue à refaire surgir l’homme qu’elle avait toujours admiré.

— Je vais le tuer, Elma. Défaire un à un chaque pièce en fer de son corps et les détruire en prenant tout mon temps. Je lui broierai les os. Je lui crèverai son œil valide et arracherait l’autre, que je placerai sous ma botte avant de l’écraser en le regardant comme il a toujours apprécié : de haut.

Elma ne trembla pas devant la violence de ces mots. Si Syriana aurait peut-être essayé de l’influencer pour vaincre Œil-de-Sang autrement, Elma était différente. Elle avait vécu avec Serymar plus longtemps et avait appris que la voie alternative, certes noble, n’était pas toujours la solution. Elle effectua une pression sur le bras de Serymar.

— Oui. Vous allez le broyer. Et je vous y aiderai.

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