Chapitre 35
— Je vous en prie, faites comme chez vous ! invita Raech.
Sa hutte était bien plus modeste que celle des chefs, mais suffisamment grande pour tous les accueillir.
— Pourquoi le frère de Modonoka est-il aussi antipathique ? demanda Aquilée. Ne me dis pas qu’il est jaloux du rôle de sa sœur ? Nos règles de vie n’instaurent-elles pas la clause que, s’il y a une naissance multiple, ils se partagent l’autorité ?
Raech grimaça.
— En effet. Prenez place, je vais vous expliquer.
Il partit chercher quelques nattes supplémentaires qu’il installa à même le sol autour d’un foyer central, éteint. Chacun s’assit et Whélos sortit de quoi soigner les blessures de leur hôte.
— La situation est un peu particulière. Il y a plusieurs années, ils sont partis tous les deux jusqu’à la Tour D’Or pour y défier Illuyankas. Modonoka seule est revenue avec un don. Ruyô n’a pas été jugé digne d’en recevoir.
— Ouch… commenta Wil. En effet, après avoir bravé les épreuves de la Tour, tu m’étonnes qu’il a dû mal le prendre !
— Illuyankas lui aurait-il expliqué pourquoi ? s’enquit Lya.
— Je n’en sais rien, admit Raech. Dans tous les cas, ce don ne fait que nous contenir contre la malédiction. Nous ne tiendrons plus très longtemps.
Un air contrit crispa ses traits et ses yeux rouges se voilèrent.
— Voilà plusieurs fois que Modonoka a risqué sa vie à la Tour des Flammes, sans succès et ce malgré son nouveau pouvoir. Je ne connais pas plus dévouée envers son peuple qu’elle. Son frère n’aime pas ça et cherche à l’en empêcher. Et en même temps, il a tendance à refuser le peu d’aide qui nous parvient. C’est incompréhensible.
— Mais quel égoïste ! s’insurgea Aquilée. Ce n’est pas digne d’un chef de Tribu ! Et les vôtres, alors ?
« Mes doutes se confirment », songea Karel.
Ruyô cachait quelque chose. Karel était incapable de deviner quoi, mais il n’avait pas manqué son désir d’influencer sa sœur pour protéger quelques intérêts secrets.
— Oui, reprit Raech. Modonoka a failli mourir, la dernière fois qu’elle a essayé de libérer le Dragon.
Chacun se figea, choqué.
— Attends… combien de fois a-t-elle tenté ? osa exprimer Lya.
— Au moins une dizaine… s’attrista Raech.
« Une dizaine ?! »
Les rumeurs étaient vraies : le mal semblait plus fort sur Vohon’ et Onyx. Et pourtant, Modonoka avait recommencé, désireuse de sauver son peuple. Il comprenait mieux pourquoi elle souhaitait les tester avant de les envoyer face au danger. Ils étaient son dernier espoir et elle refusait de prendre le risque de le perdre. Encore moins à un moment critique où les siens étaient à l’agonie.
— C’est ce que l’on appelle de l’implication, admit Whélos. Elle tient vraiment à son peuple, c’est admirable. Mais prendre des risques inconsidérés et mourir ne vous apporterait rien. Dis-moi, Raech, Ruyô est-il aussi apprécié parmi vous ?
— Disons qu’il est respecté de par son statut, mais il est vrai que chacun est un peu divisé à son propos. Si un Dragon a refusé d’accorder un don, c’est bien pour une raison, au même titre qu’ils refusent de donner des faveurs aux Clans. Depuis ce jour, les choses sont devenues compliquées. Ruyô imposait son autorité au même titre que Modonoka et ça, personne n’appréciait. Aujourd’hui, il a plutôt un rôle de second.
« En clair, il est encore frustré de ne pas avoir obtenu le pouvoir qu’il méritait selon lui et qu’il considère comme un dû », conclut Karel.
Il avait du mal avec cette considération. S’il pouvait comprendre la frustration de cet homme après les difficultés qu’il avait traversées avec sa sœur, depuis le temps, il aurait dû passer à autre chose et seconder sa jumelle avec dignité. Modonoka ne l’avait pas écarté du pouvoir.
Il soupira discrètement. Karel fit mine de se repositionner plus confortablement pour profiter d’établir un contact avec sa sœur. Il manqua d’afficher son expression inquiète lorsqu’il ressentit de plein fouet l’appréhension de Lya. Plus profonde que ce qu’il avait perçu jusque-là. Karel eut du mal à lui infiltrer la moindre pensée. Dans l’esprit de sa sœur, il n’y percevait que chaos et vacarme, des pensées qui ne parvenaient pas à s’organiser. Karel se retira avec douceur mais ne la lâcha pas, lui offrant par défaut un contact qui se voulait réconfortant.
Ce fut au bout de quelques secondes qu’il sentit la tension de sa main se relâcher sous ses doigts. Karel s’infiltra à nouveau dans son esprit.
— Lya, j’aimerai avoir une conversation avec toi. Seul à seule.
— Nous n’avons rien à cacher à nos amis, Karel.
— Très bien. Alors j’irai leur exposer toute l’inquiétude que je ressens pour toi depuis que nous avons posé les pieds ici.
Lya se crispa, luttant pour rester la plus discrète possible.
— D’accord, si tu veux, capitula-t-elle. Ce soir.
Karel coupa le lien.
— Et concernant les émissaires, en saurais-tu plus ? interrogea Wil.
Raech lui rendit une expression désolée.
— Malheureusement, non. Il ne m’est pas facile d’enquêter avec Ruyô sur le dos. Je ne vous cache pas que Modonoka et moi trouvons la situation étrange. Voilà 200 ans que Vohon’ est maudit et malgré cela, jamais les émissaires venus à notre secours n’ont eu de problème aussi grave. Au pire, un navire pouvait subir un peu de casse, mais c’est bien la première fois que l’un d’eux se fait complètement anéantir. J’ai questionné nos plus Anciens à ce sujet, et ils sont formels.
« Quelqu’un leur a donc tendu un piège. » conclut Karel.
— Auriez-vous trouvé des débris ? demanda Whélos. Nous pourrions les examiner ensemble, et déterminer comment a été détruit le navire. Vous êtes peut-être passés à côté d’un indice.
Raech hocha la tête et sortit de sa besace un morceau de bois et un bout de ferraille.
— Je suis désolé, c’est tout ce que j’ai. La malédiction de Vohon’ a frappé juste après.
— Ce qui signifie que ce naufrage est récent ! s’écria Aquilée. Wil ! Il y a encore de l’espoir, nos amis sont peut-être encore vivants !
— Oui, confirma Raech. Nous nous sommes rencontrés juste après.
Le jeune homme déposa les débris devant ses invités. Karel jeta un regard vers Wil : ce dernier semblait ressentir un mélange de mal-être en voyant ce qui restait de la plus belle prouesse de son peuple, accompagné d’une colère sourde. Qui pouvait donc bien vouloir du mal à la Tribu des Flammes pour empêcher tout lien de solidarité ?
— Permettez, demanda Whélos.
Il saisit les débris entre ses mains et les examina avec attention. Si les attaquants avaient utilisé la magie, il le verrait. Ne trouvant rien de spécial sur le morceau de bois, Whélos le tendit à Wil qui connaissait mieux chaque composant d’un navire, et entreprit d’examiner le morceau de métal.
Lorsque Karel l’examina de loin, il vit, à son niveau, un simple métal déformé par une chaleur intense. Comme le feu d’un Dragon ?
« Ça ne colle pas… Le bouclier a bien résisté contre les projectiles enflammés du volcan. À moins que les flammes d’un Dragon soient encore plus intenses que celui d’un volcan ? »
Il interrompit ses pensées lorsque le visage de Whélos se ferma avant de reposer le débris de ferraille sur le sol.
— Qu’as-tu trouvé ? s’enquit Lya, à bout de nerfs.
Whélos soupira avec tristesse.
— Raech, je suis désolé. Tout Dragon qu’il est, un feu de Dragon reste naturel et non magique. Ce n’est pas la malédiction de Vohon’ qui est coupable de ce désastre. Je ne connais qu’un seul type de personne capable de causer ce genre de dégât, avec de la magie.
Il prit une courte pause.
— Un piège a été tendu aux émissaires. Ces dégâts sont en effet d’origine magique, et ce genre de signature ressemble à celle du Clan du Feu.
— Phényxia ! s’écria Aquilée, serrant les poings de colère.
— Alors ils ont décidé de nous anéantir, répondit sombrement Raech. Mais pourquoi maintenant ?
— Le Conseil… murmura Lya.
Karel confirma. C’était le seul changement notable qu’il y avait eu depuis la mise en place de ces missions de secours. Sans surprise, Raech les toisa avec étonnement. Ainsi, son peuple n’avait pas encore été mis au courant.
— Oh, par les Dragons… se lamenta Aquilée, blême.
— Quel Conseil ? se risqua Raech.
— Nous avons tenu un Conseil dans ma Tribu, expliqua Wil. À propos de la situation de Weylor. Ils ont commencé à agir en envoyant un message à chaque Tribu. Par contre, il y a quelque chose que je ne comprends pas. Notre île est inaccessible à tout étranger, et particulièrement aux Clans. Comment Phényxia aurait-elle su que ces émissaires portaient notre message à votre intention ? Je n’ai pas souvenir d’avoir vu quelqu’un nous suivre !
— Cette affaire est étrange, oui, confirma Whélos. D’autant plus que ton frère n’était pas présent. Il n’aurait pas pu divulguer des informations à Phényxia.
« Et même si c’était le cas, il ne l’aurait pas fait », conclut Karel. « Le Maître l’aurait tué pour trahison. »
— Il y a un autre détail que je ne comprends pas, reprit Wil. Nous sommes bien d’accord que les Clans sont ennemis entre eux, n’est-ce pas ?
— C’est le cas, en effet, confirma Whélos.
Wil montra le débris de bois, le visage fermé, et désigna d’un doigt de longues marques plus ou moins parallèles.
— Ce morceau est une partie de la coque du navire et au vu de la couleur du bois, il s’agit de la partie immergée dans l’eau. Je connais parfaitement la faune marine, et je peux vous dire qu’il ne s’agit pas d’un monstre marin : je reconnais ici le style du Clan de l’Eau.
La stupeur marqua les visages de tous ses interlocuteurs. Raech blêmit.
— Bon sang, c’est impossible ! Si vos suppositions sont justes, comment allons-nous résister contre deux Clans à la fois ? Ce n’est vraiment pas le moment, nous ne sommes pas en mesure de leur résister !
— Mais pourquoi Phényxia voudrait anéantir la Tribu du Feu ? questionna Lya.
— Je n’en sais rien, mais peu importe, au final, répondit Wil avec sérieux. Si les émissaires sont vivants, il faut absolument les retrouver !
— Réfléchissons à un plan. Tous ensemble. Nous allons trouver une solution, tempéra Whélos.
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