Chapitre 37

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— Bon. Je suppose que personne ne veut rester ici les bras croisés, annonça Whélos après le départ de Raech.

Karel ne put cacher un léger rictus. Le chercheur prouvait encore qu’il n’avait pas besoin de magie pour lire dans les pensées. Chacun trépignait.

— Je crois qu’il est temps de mettre à contribution les talents que les Dragons vous ont conféré, poursuivit-il. Zmeï vous a conféré une célérité accrue, des ailes et une vue perçante pour Aquilée, Némésis la capacité de vous rendre invisible et celle de la métamorphose pour Wil. Et si nous les mettions en pratique pour en savoir plus sur cette affaire, et retrouver nos émissaires ?

Aquilée sembla gênée, partagée entre la motivation et la crainte, le regard bas.

— Aquilée, tu te sens bien ? s’inquiéta Lya en posant une main sur l’épaule de leur amie.

— Je… Et si nous découvrions qu’ils sont morts ? se confia la jeune fille. Ça serait à cause de nous… J’ai du mal à l’assumer…

— Aquilée, ce n’est pas de ta faute, si… commença Wil.

— Tu n’en sais rien, Wil ! s’écria Aquilée en se dégageant vivement. Je sais que nous avons pris un risque, certes nécessaire ! Mais j’ai déjà assez de morts sur la conscience pour en supporter davantage !

— Comment ça ? questionna Lya d’une voix douce. Tu n’as jamais tué personne.

Aquilée regarda le sol à ses pieds et serra les poings.

— Le jour où Phényxia m’a enlevée, beaucoup des miens ont rejoint le royaume des morts. Depuis, je vis avec ça. J’ignore même encore si mon père est en vie !

Sa voix s’étrangla à la mention de ce dernier et des larmes apparurent aux coins de ses yeux violets. Gênée, Aquilée s’empressa de cacher son visage dans ses mains.

— Par les Dragons, ce que je suis faible ! se reprocha-t-elle. Je ne… je ne devrais pas…

— Aquilée, intervint Whélos avec sérieux en lui posant une main rassurante sur une épaule. Tu n’avais pas beaucoup été entraînée à affronter les dangers. Tu n’avais aucune chance. Tu n’as rien à te reprocher.

Aquilée se figea, préférant tenter de reprendre le contrôle de ses émotions. Peiné de voir leur amie ainsi, Karel exécuta quelques signes que seule Lya comprit, au vu de la stupéfaction qui s’afficha sur son visage.

— Est-ce que je pourrais être au parfum, s’il vous plaît ? plaida Wil.

— Excusez-moi, répondit Lya.

Elle répéta les signes de Karel.

— Karel vient de dire à Aquilée qu’elle n’est pas n’importe qui, dans sa Tribu. Il pense que c’est pour cette raison que Phényxia l’a enlevée elle et non quelqu’un d’autre.

— Je vois, répondit Wil. C’est pour ça que partout où on semble passer, on t’appelle « Fille de l’Air ». Je croyais qu’il s’agissait d’un surnom donné à n’importe qui chez toi.

— Vous… vous avez raison, confirma Aquilée, sombre.

— Mais pourquoi nous l’avoir caché ? demanda Lya. Tu ne craignais pas que nous changerions d’attitude face à toi, tout de même ?

Aquilée se mura dans un silence, avant de relever la tête et croiser tous les regards.

— À vrai dire, au début, si. Pardon de vous avoir mal jugé.

Elle laissa planer un court silence.

— Je suis la fille de l’actuel Chef de la Tribu du Vent.




***




Plusieurs mois plus tôt.




Des flammes s’élevaient de partout dans le village suspendu dans les arbres. Des cris, des larmes, tous ces sons atroces qui envahirent l’esprit d’Aquilée qui se retint de ne pas hurler de terreur.

Or, elle se tint debout au bord d’un balcon, où les nombreuses nuances de rouge se mêlaient, au point où elle était incapable de distinguer la couleur du sang versé de celle de ces flammes monstrueuses qui dévoraient sans pitié son village. La chaleur commençait à dévorer sa propre demeure.

Le Clan du Feu les avait attaqués. Impitoyable, ils faisaient des ravages à chaque coup. Aquilée n’était pas suffisamment entraînée. Que pourrait-elle, face à cette horde de brutes, alors que les meilleurs combattants de sa Tribu tombaient face à eux sans parvenir à les toucher ? Son cœur saigna lorsqu’elle aperçut l’un de ses meilleurs amis tomber, un jeune homme qu’elle avait toujours considéré avec affection.

— Aquilée !

Une présence derrière elle : celle d’un homme de grande taille, mince avec de longs cheveux blonds et, comme le reste de son peuple, des yeux violets en amande et des oreilles pointues.

— Papa… gémit-elle.

Son père la saisit par les épaules.

— Va-t’en ! Immédiatement ! Tu dois partir.

Cette déclaration eut l’effet d’un électrochoc sur la jeune fille, qui se dégagea.

— Non ! Je ne pourrais jamais vous regarder en face si je fuyais comme une lâche ! Je t’en supplie, dis-moi ce que nous pouvons faire pour nous sauver !

Si elle devait le succéder un jour, il fallait bien qu’elle apprenne ce genre de chose. Ce jour sombre était l’occasion parfaite. Forcée, malheureuse, mais parfaite.

— Justement ! s’écria son père. Parfois, il est plus judicieux de partir pour acquérir les moyens de vaincre ses adversaires plus tard !

— Mais…

— Tu ne peux rien contre ces fous ! Que veux-tu, te sacrifier ? À quoi cela servirait-il, à part à te faire torturer ? Cela ne sauvera personne, tu m’entends ?

Aquilée reçut ce conseil comme une gifle. Son père n’avait pas tort.

— Alors que… que puis-je faire ? demanda-t-elle, la gorge nouée. Je suis si faible !

Son père la serra contre lui, dans une étreinte qui leur arracha des larmes de douleur à tous les deux.

— Tu ne l’es pas, ma colombe. Tu vaux plus que tu ne le penses, ma fille. Je t’en supplie. Va-t’en. Va chercher de l’aide, pendant que nous les retenons ici. Pars te réfugier à Sheyral. Là-bas, rends-toi à l’Académie de Magie, et explique la situation à Maître Valkor.

Aquilée fut surprise, écrasée par le poids de cette nouvelle mission. Et si elle échouait ? Comment serait-elle capable de partir en sachant que son peuple serait soit décimé ou emprisonné par le Clan du Feu ? Son cœur vacilla lorsque les visages de toutes les personnes qu’elle connaissait défilèrent dans sa mémoire.

Son père planta son regard dans le sien, ses doigts dans les cheveux de sa fille, collant son front au sien.

— Au moins, je te saurais en sécurité. Reviens avec l’aide que tu pourras trouver.

Il se redressa. Au moment où Aquilée alla ouvrir la bouche pour lui dire qu’elle l’aimait et se faire violence pour partir, son père la repoussa vivement.

— Va-t’en, je t’en supplie !

Aquilée bascula dans un cri de surprise par-dessus la rambarde du balcon au moment où une explosion tonitruante emplit la vaste pièce. La jeune fille se tourna vivement vers le sol en tendant la main. Son pouvoir s’activa dans ses veines, son anneau émit une lueur et Aquilée créa un amortisseur d’air qui la réceptionna en sécurité sur le sol.

La jeune fille se réceptionna sur ses pieds. La chaleur ardente l’attaqua de plein fouet et les hurlements de ses compagnons redoublèrent d’intensité. Elle risqua un œil au-dessus de sa tête et manqua de s’effondrer : comme les autres, son habitation n’était désormais plus qu’une ruine fumante, sur laquelle son père faisait désormais face à un membre du Clan, usant de ses pouvoirs draconiques. Ses ailes étaient impressionnantes et ses longues cornes étaient impressionnantes. Mais combien de temps tiendrait-il ?

Meurtrie, Aquilée courut en direction des chemins les plus discrets. Sa petite taille lui permettait souvent de passer inaperçu aux premiers abords. Elle pleurerait ses amis et sa famille plus tard. Elle ne pouvait pas se permettre d’échouer.

La Forêt du Vent s’épaissit. Aquilée se concentra pour la traverser sans encombre : ses entraînements lui serviraient au moins à s’échapper de la forêt sans dommages. Le Clan du Feu non. Peut-être que cette malédiction pourrait les ralentir. Comptant là-dessus, Aquilée s’y enfonça, évitant aisément les premiers végétaux qui l’attaquèrent. Elle frissonna lorsqu’elle entendit des jurons cruellement étouffés par la végétation maudite. Les démons étaient déjà à ses trousses.

« Du calme… Il faut que je les sème ! Je connais les dangers de la malédiction, j’ai encore une chance ! »

Aquilée décida de mettre en pratique ce qu’elle avait pu apprendre pour ralentir ses adversaires. Ils avaient beau être plus grands et plus bâtis qu’elle, ils étaient dotés d’une rapidité surprenante. Avant même que son adversaire n’apparaisse, Aquilée projeta une salve de vent sur une plante carnivore géante pour la provoquer.

Elle repartit aussi vite en essayant d’ignorer les horribles cris de surprise et de souffrance de son adversaire que la plante dévorait à vif.

Aquilée sectionna plusieurs branches de lierre qui emprisonnèrent un autre de ses adversaires à même le sol. Le démon se fit avaler par les racines et son corps disparut.

— Intéressant, fit une voix féminine.

Aquilée se glaça d’effroi et cessa brusquement de courir : face à elle, une grande femme à la chevelure flamboyante, d’où dépassait deux longues cornes sombres. Elle était d’une beauté ravageuse en dépit de cette cicatrice en croix qui barrait son visage entier.

— C’est terminé, arrête de lutter, gamine, lui adressa la démone. Tu es destinée à autre chose qu’à aller voir un vieux serpent qui aurait dû s’éteindre en même temps que son peuple !

— JAMAIS ! hurla Aquilée, paniquée. Vous paierez vos actes, je le jure !

La démone éclata de rire. Dlle fixa Aquilée, un mauvais sourire aux lèvres.

— Et comment comptes-tu t’y prendre, « Fille de l’Air » ?

Elle fit un signe à ses acolytes. Aquilée n’eut pas le temps de réagir que des mains plus grandes que son visage la saisirent. Sa terreur redoubla.

— Lâchez-moi ! LÂCHEZ-MOI !

Son hurlement de douleur se répliqua en un écho déchirant dans toute la forêt lorsque des flammes lui brûlèrent ses bras minces, laissant des sillons rouges sur sa peau pâle. Phényxia se rapprocha d’elle et saisit son visage larmoyant entre ses mains griffues.

— Écoute, petit moineau. Je pourrais exterminer ta Tribu toute entière, ici, et maintenant. Sauf que j’aimerai que tu gardes disons… une motivation pour faire tout ce que je te dirai.

Aquilée la regarda, choquée. Ses jambes se dérobèrent. Elle avait perdu. Sa Tribu avait été vaincue. Sa volonté faillit. Phényxia enfonça ses griffes à l’intérieur de sa peau, lui arrachant des gémissements de souffrance.

— Tu es précieuse pour ta Tribu. Tu es donc une motivation à ce qu’ils ne répliquent pas, et toi, tu feras ce que je te dirai. Sinon, je les anéantis, tous, jusqu’au dernier, pour jouir de ta souffrance jusqu’à la fin de ta vie. Je me délecterai de la folie qui te rongera. L’Enfant de la Prophétie est réapparu et tu vas vaincre la malédiction des Dragons pour moi avec lui. De là, vous nous donnerez gentiment les dons qu’ils vous auront accordé.

Aquilée voulut lui cracher son refus à la figure, mais au vu de sa position, elle s’abstint. Elle n’avait pas la force de contrer un Clan. Sa seule option était d’attendre une faille, un moment d’inattention afin de s’enfuir et achever sa mission. Même si cela signifiait attiser la colère du Clan du Feu et d’empirer sa situation si elle ne réussissait pas.

Phényxia la relâcha, s’éloigna de quelques pas et la toisa d’un regard menaçant.

— Si tu n’obéis pas, j’anéantis ton peuple sur-le-champ.




***




Un court silence s’abattit sur la petite assemblée. Les poings serrés, Aquilée eut du mal à retenir d’autres larmes.

— C’est donc bien à cause de moi que Maître Valkor a été grièvement blessé. C’est à cause de moi que les habitants de Sheyral ont été massacrés ! J’ai tellement honte…

Sur le point de s’effondrer, Lya et Karel se précipitèrent pour la soutenir. Aquilée tremblait entre leurs mains. Même Lya comprit qu’il ne servait à rien de lui dire que ce n’était pas de sa faute : Aquilée n’était pas encore prête à l’accepter.

Alors que Karel réfléchissait à une solution, ce fut Whélos qui refit face à la jeune fille.

— Écoute, ma fille, fit-il d’un ton à la fois ferme et rassurant. Certes, en un sens, c’est toi qui as amené le Clan du Feu à Sheyral.

— Whélos, n’enfonce pas le couteau dans la plaie, plaida Lya. Ne vois-tu pas qu’elle est suffisamment dévastée comme ça ?

Whélos l’ignora.

— Que pouvais-tu faire d’autre, Aquilée ? Ce n’est pas pour rien que personne n’ose se dévoiler quand on est menacé par un Clan. Ces gens ne lâchent jamais. Tu manquais certes d’expérience sur le moment, mais tu es malgré-tout arrivée à la bonne conclusion : soit tu mourrais entre leurs mains en acceptant ton sort, soit tu tentais ton infime chance en priant les Dragons restants que ce miracle puisse se produire. Mais soyons sérieux. Comment une jeune fille comme toi, à ce moment-là, qui plus est ébranlée par la perte violente de ses compagnons et de sa famille, aurait-elle pu s’en sortir face à un groupe de démons qui maîtrisent la magie comme les Mages ? Tu n’avais aucune chance.

Karel sentit Aquilée se crisper sous ses doigts. Toutefois, elle se redressa et fixa Whélos dans les yeux.

— Phényxia recherchait Karel, de toute façon. Sheyral est la ville la plus proche de son village, il était donc plus que probable qu’il s’y réfugie en premier lieu avant d’entamer son voyage. Lya en est arrivée à la même conclusion.

« Suis-je donc si prévisible ? » soupira Karel en pensées.

Pas étonnant qu’il soit tombé dans le piège de Phényxia et que Serymar avait toujours réussi à le manipuler comme il le souhaitait. Si son égo s’en trouva heurté, Karel préféra en tirer une leçon pour l’avenir.

— Dans tous les cas, Phényxia comptait intercepter Karel, reprit Whélos. Ensuite, leur réputation n’est plus à faire : ils aiment massacrer pour le plaisir. En prenant en compte tous ces éléments, cela signifie qu’avec ou sans toi, Phényxia se serait attaquée à Sheyral à un moment ou à un autre.

— Mais Valkor a été vaincu par Phényxia… rappela Aquilée.

— Certes, confirma Whélos. Il n’est plus ce qu’il était autrefois. Comme pour n’importe quel mortel, il vient un moment où le poids de l’âge se ressent. De plus, ils étaient plusieurs contre lui. Comment voulais-tu que Valkor s’en sorte, dans un combat aussi inégal ? Et encore, ils n’ont pas réussi à le tuer ! Si Phényxia ne l’a pas affronté seul, c’est bien parce que, derrière ses grands airs, elle ne pouvait pas vaincre un tel adversaire par ses seuls talents. Rappelle-toi bien : les blessures de Valkor lui ont été infligées par plusieurs membres du Clan. N’importe lequel d’entre nous serait mort d’une seule attaque. Ce qui signifie bel et bien que Valkor reste encore une menace pour les Clans, et pas à prendre à la légère.

— Je confirme, acquiesça Wil. Ce type est légendaire. Beaucoup d’écrits sont conservés sur notre île, à propos de ses exploits. Il n’a pas fait que construire une école et éduquer les gens pour les aider à coexister, à l’époque. Je n’arrive pas à croire que vous l’ayez rencontré !

— Merci…

Chacun se tut. Aquilée força un sourire et essuya ses yeux d’un revers de manche.

— Merci, de m’avoir dit tout ça. J’en avais besoin. Allons-y. La Tribu du Feu a besoin de nous. J’espère seulement que les aider et vaincre la malédiction des Dragons me permettra, un jour, de dépasser tout ça.

Karel lui serra chaleureusement l’épaule.

— « Tu y arriveras, Aquilée », signa-t-il. « Le Temps finit toujours par guérir les blessures. Sois patiente. »

— Il a raison, soutint Lya. Tu n’es plus toute seule ! Nous sommes là, et nous serons à tes côtés, s’il le faut, pour te donner le courage de refaire face à ton peuple !

— Exactement ! renchérit Wil. Nous sommes une équipe, Aquilée. On ne te lâchera pas facilement !

Incapable d’en rajouter, Aquilée se contenta d’acquiescer et remercia ses amis d’un léger mouvement de tête.

— Allons-y, déclara-t-elle. Nous avons du travail.

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