Chapitre 38

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Le groupe suivit Modonoka jusqu’à la place du village pour leur épreuve, estimant la situation urgente. Un événement qui suscitait un vif intérêt au vu du monde qui se massa autour d’eux.

Une grande étendue veinée de tranchées à sec se reliaient à un totem au centre du village. Autour de ces canaux creusés à même la terre, les champs environnants étaient desséchés.

Karel remarqua que le jumeau de Modonoka marchait d’un pas raide.

« Ruyô a-t-il vraiment quelque chose à cacher ? »

Le jeune homme opta pour la prudence et suivit le petit cortège jusqu’au totem transparent. Une fois sur place, Modonoka leur fit face.

— Prouvez-nous votre motivation. Ce totem est issu de l’union de la magie et de la science Avancée. C’est grâce à lui que nous pouvons irriguer nos champs et qui déploie notre bouclier, désormais endommagé. Trouvez un moyen de le restaurer, et je vous laisserai accéder à la Tour.

— Modonoka, tu es sûre ? insista Ruyô. Ce sont des étrangers.

— Ils ont été désignés par la Prophétie, contra aussitôt Modonoka avec un regard froid. Ose-tu remettre en cause le cadeau qu’Illuyankas m’a conférée ?

— Certainement pas, s’inclina son jumeau.

Modonoka ne lui répondit pas et fixa le groupe droit dans les yeux.

—Vous avez eu de la chance d’arriver vivants jusqu’ici. Il serait inconscient de compter dessus pour la suite de votre mission. Si vous réparez ce totem, alors vous obtiendrez un moyen sûr d’atteindre la Tour sans mourir.

Karel comprit mieux. Il ne s’agissait donc pas simplement d’un test. Modonoka leur faisait confiance, mais pour le moment, elle n’avait aucun moyen de les aider à poursuivre leur quête.

Il regarda le totem de plus près : le style correspondait bien mieux à l’image qu’il s’en faisait, à savoir une représentation d’une vénération. Ici, en occurrence, il s’agissait d’une œuvre complexe représentant un Dragon, certainement Vohon’, au milieu d’une nuée de flammes puissantes. La statue était impressionnante en dépit de son état actuel.

Karel jeta un regard à la ronde : certains habitants les dévisageaient avec espoir, d’autres priaient. Ce désespoir lui fit mal au cœur. La pression augmenta : s’ils ne trouvaient pas un moyen de réparer cette statue, non-seulement ils ne pourraient pas continuer leur quête, mais la prochaine attaque de la malédiction provoquerait de nombreux morts.

Karel reprit son sang-froid. Wil s’était approché du totem, le front plissé par la concentration et analysait l’idole. Il finit par s’en détourner pour rejoindre ses compagnons. Il fit en sorte qu’eux seuls l’entendent.

— Je suis peut-être issu du même peuple qui a conçu cet objet, mais cela ne signifie pas pour autant que je m’y connais…

— Ne panique pas, lui assura Whélos. Nous ne devons pas nous laisser abattre. Essaie de voir si tu vois quelque chose de cassé ou de dysfonctionnel. De nous tous, tu es le seul à pouvoir le faire.

— Pendant ce temps, essayons de voir si nous trouvons quelque chose, ajouta Lya.

Karel repensa aux paroles de Modonoka. Celle-ci avait signifié que ce totem était également responsable de l’irrigation des champs.

« Peut-être un système hydraulique déguisé, à la manière des fontaines sur l’île de la Tribu de l’Eau et du bateau ? »

Karel jeta un œil aux alentours. Ils étaient sur un archipel, de l’eau, il y en avait tant que l’on souhaitait. Il ignorait si sa théorie était la bonne, mais mieux valait tenter quelque chose que de ne rien faire. Karel attira l’attention de Wil, accroupi au pied de la statue, en lui tapotant l’épaule. Lorsque le jeune homme le regarda, Karel exécuta rapidement quelques signes.

— C’est à essayer, mais pas avant d’avoir replacé cette pièce, répondit son ami en désignant un rouage au travers de la paroi transparente. Tu peux nous faire un petit coup de télékinésie, s’il te plaît ?

« D’accord. Guide-moi. »

Karel se laissa guider par les directives de Wil pour remettre le rouage à sa place. Il le fit sans avoir besoin de toucher son arme.

— Par-là, indiqua Wil. Tourne-le un peu dans ce sens… Vas-y doucement, parfait !

Une fois en place, Wil utilisa la magie à son tour en enserrant sa boussole entre ses doigts. Une lueur bleue s’en échappa et de l’eau apparut. Le mécanisme s’agit, mais pas de manière indépendante. Karel interrompit son ami en posant une main sur son bras. Wil allait s’épuiser pour rien.

« Ce truc n’est pas censé nécessiter une intervention, mais agir tout seul. On a sûrement raté quelque chose. »

Aquilée intervint. D’un commun accord, la jeune fille invoqua une petite bourrasque à l’intérieur de la statue. Wil recommença à invoquer de l’eau. Cette fois, une faible lueur s’anima au sommet de la statue, mais elle se résorba presque aussitôt, obligeant les Sorciers à s’interrompre.

— Essayons de donner plus de puissance à ce torrent intérieur ! encouragea Lya en saisissant son médaillon. On recommence !

Aquilée et Wil reprirent de concert et Lya entreprit de mêler ses flammes à l’eau. Combiné au vent, l’eau remua plus vigoureusement. Quelques exclamations étouffées des habitants se firent entendre : l’eau augmenta de volume, emplissant la statue, déclenchant une partie du bouclier qui se résorba aussitôt.

— Quoi ? Mais comment ? s’exclama Aquilée, frustrée.

La déception et le désespoir des habitants se firent ressentir. Karel réexamina l’environnement autour de lui, à la recherche d’un détail qui lui aurait échappé. Wil invoqua de petits geysers d’eau sous ses pieds pour se retrouver au sommet de la statue et, après un rapide examen, redescendit.

— Rien ! révéla-t-il, dépité. Rien ne bloque le système de projection du bouclier, là-haut. C’est à n’y rien comprendre !

Karel avisa les canaux d’irrigation à sec.

« Le totem chez les elfes avait ce même type de fonctionnement. Un réseau de canaux à même le sol qui rejoignait un point principal… un cœur à alimenter. Ces tranchées cacheraient-elles un système similaire ? »

Il sortit son arme et la pointa en direction de chacun d’eux, un par un : à chacun, Karel envoya une onde de magie, soulevant quelques gerbes de terre. Sur chaque canal, il aplanit la terre pour dégager le moindre débris. Des pierres bloquaient certains passages. Karel les détruisit avec sa magie terrestre en refermant son poing. L’eau revint, mais en mince filet.

« C’est ça ! Il faut que l’énergie nourrisse ce totem pour qu’il puisse distribuer son pouvoir ! C’est l’eau qui alimente cette statue pour se distribuer ensuite ! »

Karel exécuta un ample mouvement de son épée vers le ciel, comme pour se donner de l’élan. La lame luit d’une lumière couleur terre, coupant le souffle aux autochtones. D’un coup sec, Karel enfonça sa lame dans la terre jusqu’à la garde, grimaçant sous l’effort que lui coûtait le sortilège qu’il utilisait.

Pendant de longues secondes, il se coupa du monde. Il n’entendit plus les murmures, les exclamations. Les yeux fermés, les doigts crispés sur la garde de son arme presque brûlante, Karel s’inspira d’un exercice de Serymar qu’il avait trouvé étrange au premier abord : ressentir la vie à l’intérieur de chaque élément naturel. Ainsi, Karel poussa ses sens de plus en plus profondément dans la terre jusqu’à trouver, il l’espérait, une nappe phréatique ou un endroit qui rejoignait l’eau de la mer. Mais la terre était profonde. Ses forces diminuaient déjà et les muscles de ses bras commençaient à trembler sous ce sortilège complexe et puissant.

« Non, je ne dois pas lâcher ! » s’invectiva-t-il. « Je dois relier le totem à l’océan ! »

Mais ce sort était bien ambitieux pour lui. Le sol lui résista à plusieurs mètres de profondeur et Karel commença à ressentir un épuisement anormal sur son corps. Il s’accrocha comme il le put à sa conscience, refusant de lâcher prise. Des mains se placèrent Il ressenti sur ses épaules et une douce chaleur irradia son corps. Son esprit s’apaisa : Lya et la chaleur de ses flammes, pour lui redonner de l’énergie. Certainement un conseil de Whélos.

« C’est vrai. On nous a toujours appris que le feu était aussi salvateur que destructeur », se souvint-il.

La dualité représentée sur l’artéfact de Lya lui parut encore plus approprié.

— Vas-y à fond, lui souffla-t-elle. Ne t’en fais pas pour moi. Je gère.

Karel décida de lui faire confiance au lieu de s’inquiéter pour elle, pour une fois.

« Ensemble. Nous nous en sortons toujours ensemble », se rappela-t-il. « Merci, Lya. »

Après plusieurs secondes qui lui parurent des heures, son pouvoir lui échappa brusquement au moment où quelque chose cédait au plus profond du sol.

— Karel, tiens bon ! entendit-il.

Sa sœur. D’autres mains se posèrent de part et d’autre de ses épaules.

— On ne te laisse pas tomber, encouragea Wil. Tiens ton artéfact, c’est tout, et laisse-nous te fournir en ressource !

La reconnaissance envahit Karel. Avec trois autres réserves magiques reliées à la sienne, il disposait de beaucoup de ressources. Karel les ressentit pleinement. Il mêla son propre potentiel à ceux de ses amis et puisa dans cette ressource combinée pour s’apporter la puissance qui lui manquait. Soudain, une force immense le frappa depuis les profondeurs. Son corps bascula brusquement vers l’arrière et son dos heurta le sol. Son épée tinta juste à côté de lui.

Karel lutta pour rester conscient. La tête lui tourna violemment. Les voix de ses amis se faisaient lointaines. Il dût attendre de longues secondes encore avant de retrouver ses esprits. Le décor se matérialisa de nouveau devant lui. Ses amis l’entouraient, l’expression soulagée. Doucement, ils l’aidèrent à s’asseoir.

— Tu es un génie ! s’écria Wil. Regarde !

Karel n’eut pas besoin de tourner la tête pour deviner de quoi son ami parlait : le chant de l’eau s’écoulant dans les canaux d’irrigation parvint à ses oreilles et son cœur se gonfla de joie à la vue des expressions de liesse affichés sur les visages des habitants, qui hurlaient leur joie.

— Malheureusement, ce n’est pas terminé, tempéra Whélos. Le bouclier n’est toujours pas restauré.

Déterminée, elle s’approcha de la statue, inspira et posa soudain ses paumes à plat sur la surface. Son médaillon brilla d’une lueur rouge intense qui inquiéta son frère.

Le mouvement de l’eau s’intensifia de plus en plus violemment, comme un torrent à l’intérieur du totem. Soudain, au sommet de la statue, quelque chose d’invisible se déploya.

De nombreuses exclamations impressionnées fusèrent. S’il avait eu une voix, Karel les aurait certainement rejoints. Au lieu de ça, seul son souffle se noya dans cette masse sonore, devenant pour la peine, inaudible, et un simple sourire se dessina sur ses lèvres. Malgré ça, il ne put s’empêcher de se sentir isolé des autres, de part cette petite chose dont le monde entier semblait doté, sauf lui. Ses exclamations restaient impitoyablement silencieuses. Plus encore lorsque des hurlements de joie éclatèrent tout autour d’eux. Une ovation qui lui vrilla les oreilles et qui remplit malgré-tout son cœur d’allégresse, en dépit de ce sentiment douloureux de ne pouvoir se joindre à eux.

Karel se releva et s’approcha de sa sœur. Lorsqu’elle retira ses mains, elle se laissa tomber dans ses bras et lui offrit un petit sourire.

— Et voilà. Elle aussi, avait besoin d’un don d’énergie. Comme un feu de bois qu’il faut raviver pour qu’elle produise de nouveau de la chaleur.

— Nous avons réussi ! hurla Wil en bondissant de joie. On l’a fait ! On l’a fait !

Des cris d’allégresse retentirent de plus belle. Karel se contenta de sourire, se demandant quelle sensation pouvait procurer de tels élans de joie en les exprimant à plein poumon.

« Cela doit être merveilleux », songea-t-il, en essayant de s’imaginer un jour faire pareil.

Tout le temps qu’il fut seul avec ses amis, Karel avait presque fini par oublier son handicap. Aujourd’hui, la réalité l’avait de nouveau rattrapé.

— NON ! hurla soudain Lya.

Elle se jeta tel un boulet de canon sur son frère sous quelques cris de surprise. Des flammes puissantes le frôlèrent et lui brûlèrent la peau tandis que Karel heurtait le sol.

Il n’eut pas le temps de prendre conscience de la situation que Lya était contre lui, aussi livide qu’un cadavre et inconsciente. Son cœur sembla s’arrêter durant un court instant, alors que la colère lui fit bouillir le sang, comprenant ce qui venait de se passer en moins de deux secondes. Il aperçut Ruyô, le visage déformé par une rage, la paume de la main dirigée droit sur lui.

— VOUS ! gronda-t-il. Comment avez-vous osé ?!

Karel fulmina.

« Comment TOI, as-tu osé pousser ma sœur à risquer de se blesser par sa propre magie ?! Je vais te tuer ! »

Un jet de flammes l’empêcha de réagir. Ruyô contra l’attaque avec son propre pouvoir. Tous les visages se tournèrent en direction de Modonoka, qui abaissa sa main et s’avança résolument vers son frère, la colère brûlant dans ses yeux rouges.

— Comment oses-tu ?! Ces personnes viennent de nous sauver, et c’est ainsi que tu les remercies ?! Tu déshonores la Tribu des Flammes, Ruyô !

Raech se précipita vers les deux jeunes gens et les aida à se relever.

— Est-ce que vous allez bien, Karel ? C’était moins une !

Karel acquiesça. Lya avait décidé de courir le risque de créer un énorme bouclier de flammes pour les protéger tous les deux et encaisser la puissante attaque soudaine de Ruyô sur son frère. Qui était un Mage d’une certaine puissance. Karel trembla de colère et d’inquiétude. La main de Wil se posa sur son épaule.

— S’il te plaît, ne lui en veux pas. Elle a voulu te protéger.

Karel acquiesça à défaut de pouvoir répondre qu’il avait déjà compris, en essayant de refouler ses envies de se jeter sur Ruyô pour lui faire comprendre sa propre pensée. Il serra davantage Lya dans ses bras.

« Ne t’inquiète plus, Lya. Je prends le relai. Merci de nous avoir protégé. »

Un silence stupéfait était tombé sur l’assemblée, choquée.

— Ce sont des étrangers ! se défendit Ruyô. Qui te dit qu’ils ne font pas ça pour nous dérober nos plus précieuses ressources ?! Qui sait s’ils ne sont pas envoyés par cet être sur Weylor qui cherche à nuire à tous ?!

Modonoka soutint son regard. Karel et ses amis remarquèrent à quel point elle semblait en proie à un conflit intérieur. Elle désirait ne pas impacter la position de son frère, et pourtant…

— En voilà, des paroles hypocrites, répliqua-t-elle, déçue. Je n’aurais jamais pensé cela de toi, Ruyô. Tu es peut-être impétueux, mais tes conseils étaient toujours sages, autrefois.

— Mh, murmura Whélos. Il me semble qu’elle se soit décidée à lire dans les pensées de son frère afin d’effacer quelques doutes.

— Mais elle est en position difficile, s’attrista Aquilée. Si Ruyô fait des erreurs, je suis sûre qu’il a à cœur de protéger sa Tribu. Si elle perd confiance en lui, elle pourrait aussi perdre confiance en Modonoka. La situation est délicate.

Modonoka fit signe à ses guerriers.

— Nous en reparlerons. Quitte l’assemblée tout de suite. Notre rôle est de protéger notre peuple. Réparer ce bouclier était primordial, nos heures étaient comptées !

— Ma chère sœur…

Mais la jeune femme se détourna de son frère.

— J’ai dit : nous en reparlerons. Je déciderai de ton sort après avoir éclairci toute cette affaire.

Karel fronça le regard : aurait-elle découvert quelque chose de terrible, à propos de Ruyô ? Ce dernier disparut avec quelques gardes, tandis que Modonoka se tourna vers son peuple.

— Mes amis, seuls les élus de la Prophétie auraient pu nous sauver. Voici qui prouve l’identité de nos invités. Considérez-les comme nôtres, et surtout, remplissez vos paniers, remplissez vos gourdes, que la faim et la soif quittent désormais nos foyers !

Une autre ovation l’acclama. Alors que certains s’approchèrent d’eux, Raech tira Karel par un bras.

— Venez. Votre sœur a grand besoin de récupérer. Elle sera plus tranquille chez moi.

Karel acquiesça. Il passa un bras derrière le dos de Lya, l’autre sous ses genoux pour la soulever et suivit Raech jusqu’à chez lui.

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