Chapitre 39*

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Elma avait l’impression d’avoir fait un grand voyage dans le temps. Du haut d’une fenêtre ajourée, les plaines désertes s’étendaient à perte de vue sous ses yeux. Des nuages de cendre flottaient au-dessus du sol brûlé, donnant cet aspect fantomatique auquel elle s’était habituée. Une terre morte, qui avait pourtant abrité la vie.

« Et maintenant, à nouveau le silence… »

Elle serra les poings pour s’empêcher de trembler. Sa mémoire revivait sans cesse ce moment où Serymar rompait les pactes. Comme il l’avait dit, la magie s’était retournée contre lui de manière assez violente, subissant l’ironie de la situation : il se retrouvait obligé de trahir ce lien pour protéger ses alliés. Lui seul était capable de survivre à un tel contre-coup. Mais à quel prix ?

Il avait pris le risque de ne pas être au sommet de ses moyens si leurs ennemis débarquaient ici.

« Au moins, vous avez enfin la vie que vous méritez », songea-t-elle en repensant à ses amis désormais disparus.

Elle se sentait mal depuis que Serymar l’avait aussi libérée. Elma s’était habituée à ce lien. Pour rien au monde elle n’en aurait souhaité en établir un avec qui que ce soit d’autre. Mais ce lien n’était plus, un grand vide le remplaçait. Elma en avait le vertige et ce néant menaçait de la rendre folle.

Elma se détourna des plaines et se tourna vers Serymar. Les traits tirés et le teint cireux, il profitait de ces heures de répit pour se remettre au mieux des séquelles des pactes brisés. Tous les deux ignoraient combien de temps ils disposaient. Serymar jouait avec un facteur qu’il détestait : la chance. Elma le rejoignit sur un vieux canapé rafistolé.

— Pas de nouvelles de Karel ? s’enquit-elle.

Il remua, semblant se souvenir de sa présence.

— Pas pour l’instant.

— Si vos ennemis attaquent avant, comment comptez-vous faire pour le…

— Je ne suis pas aussi démuni que ce que l’on pense, Elma. Que nous soyons attaqués avant ou après que je confronte Karel ne changera rien : ça arrivera, parce que j’ai décidé que ça se passerait ainsi. Le meilleur moyen de toujours arriver à ses fins, c’est de ne jamais figer ses plans d’action dans le marbre.

Elma ne répondit rien, mais admirait encore une fois ses capacités d’analyse pour être capable de manipuler presque n’importe quelle situation à sa guise. Il se laissait toujours plusieurs possibilités, au cas où quelque chose tournerait mal.

— Il est d’ailleurs temps que tu me rendes un certain prêt, ajouta-t-il. Je risque d’en avoir besoin.

Elma s’approcha, retira le collier qu’il lui avait prêté plusieurs années plus tôt. Une fine chaîne en argent sur laquelle était suspendu un bijou en forme de dragon à sept têtes, chacune arborant la couleur d’un Fondateur sur un corps noir. Un présent des Dragons qui avait déjà démontré sa puissance. Serymar lui tendit la main, paume ouverte pour récupérer son bien.

Étouffée par ce vide en elle, Elma ignora sa main tendue et se positionna contre lui en plongeant son regard dans le sien. Elle plaça elle-même le bijou autour de son cou et glissa ses mains à l’intérieur de sa tunique sombre pour l’y dissimuler.

— C’est insupportable, déclara-t-elle.

Un imperceptible mouvement de tête lui fit comprendre qu’il avait compris à quoi elle faisait référence.

— Je sais. C’est encore plus difficile à endurer que la douleur liée aux sorts rompus.

— Pourquoi ne pas m’avoir aussi éloignée ? Peu importait ce que je pensais si vous m’effaciez la mémoire… pourtant, je suis là, à souffrir de ce vide avec vous.

— Aurais-tu préféré ? demanda-t-il avec grand calme.

Elma lui décocha un regard dur.

— Ne commencez pas à détourner la conversation et répondez-moi.

Un rictus anima Serymar.

— Qu’y-a-t-il de drôle ? grogna Elma.

Serymar glissa un doigt sous son menton.

— Depuis combien de temps sais-tu lire dans mes jeux ?

— Vingt ans d’expérience à vos côtés. Et pour la seconde fois, arrêtez de détourner la question.

— Voilà qui devient intéressant.

Elma dégagea son visage, déçue.

— La réponse n’est-elle pas évidente ? l’interrogea-t-il.

— De votre part, non. En temps normal, vous n’auriez pas hésité à m’écarter pour m’éviter le moindre risque. Et pourtant, je suis là. En cas d’affrontement, je ne serais d’aucune utilité, au contraire, au vu de leurs vues sur Syriana, je risque d’être un fardeau qu’ils utiliseront pour vous contraindre.

— Ça se tient, admit Serymar. C’était, en effet, ma première idée. Mais il se trouve que tu m’as appris une certaine leçon importante, récemment.

Elma l’interrogea du regard. Il plongea ses yeux dans les siens avec tendresse. Aussi tendres que pouvaient être ceux d’un dragon.

— Dire que je n’appréhende pas cette nouvelle façon de voir les choses serait mentir, poursuivit-il. Tu m’as appris que l’on pouvait être encore plus fort à deux. Et je me suis rendu compte que j’avais besoin de toi à mes côtés. Ce combat que je mène depuis des années… je n’y arriverai pas seul.

Le cœur d’Elma se gonfla de bonheur à ces mots. Elle ne les avait plus espérées. Enfin, il admettait qu’il avait besoin d’aide. Pour espérer s’en sortir, il devrait d’abord vaincre l’un de ses pires démons : la capacité à compter sur les autres. Serymar approcha son visage du sien.

— Pour moi aussi, ce vide soudain est une torture. D’autant plus en sachant ma fille sous l’égide de ce monstre et que je ne peux rien faire pour l’instant.

Elma saisit son visage.

— Karel arrivera à libérer les Dragons restants, assura-t-elle. Même s’il est évident qu’Œil-de-Sang a encore un coup d’avance sur eux vu qu’il ne fait rien pour empêcher leur libération. Une fois libres, les Dragons pourront agir, et cette fois, ils ne reproduiront pas la même erreur qu’autrefois. Avec eux, Karel et moi à vos côtés, vous serez en mesure de récupérer Aëlys et de tuer ce monstre.

Serymar observa un court silence et lui écarta ses mains.

— J’imaginais cette rencontre avec ma fille autrement, confia-t-il.

Une boule se forma dans la gorge d’Elma.

— Je sais, ne parvint-elle qu’à répondre.

Elle nota que c’était la première fois qu’il nommait Aëlys « ma fille », après avoir été si longtemps dans le déni en attestant qu’il n’avait jamais eu d’autres enfants avant Karel. Elma n’osait pas imaginer la torture spirituelle que Serymar devait endurer, à l’idée de ne jamais avoir su que sa fille avait été là, quelque part depuis un siècle. Une petite qui était à l’état de légume.

Elma lui prit ses mains. Elles étaient glacées.

— Je suis avec vous. Je ne sais peut-être pas me battre. Mais mes bras pourront protéger cette petite, car vous aurez besoin des deux pour abattre ces monstres.

Serymar eut un rictus ironique.

— Quel joli discours… J’en aurais versé une larme si je n’étais pas un demi-Dragon.

— Je suis sérieuse.

— Moi aussi.

Elma le regarda avec surprise. Elle ignorait ce fait. Son cœur se serra. Elle commençait à comprendre les raisons de son introversion extrême. La moindre blessure était décuplée, du fait de ne pouvoir les déverser. Elma posa une main au niveau du cœur de Serymar.

— Alors à moi de faire au mieux pour réincorporer de la joie dans ce cœur étouffé par le chagrin et la colère.

Un faible sourire s’afficha sur les lèvres pâles de Serymar, qui passa un doigt sous son menton.

— Quelle chance ai-je de t’avoir dans ma vie, Elma.

Leurs visages se rapprochèrent, son souffle se mêla au sien. Il s’immobilisa en une demande silencieuse. Il n’avait jamais oublié son histoire et Elma appréciait ce respect à son égard. Elle lui accorda la demande en scellant ses lèvres sur les siennes.

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