Chapitre 40

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Karel ne cessait de se remémorer la scène de la veille et ce hurlement terrifié de Lya à son égard, juste avant qu’elle ne relâche tout le reste de son pouvoir pour le protéger contre l’attaque d’un Mage, Ruyô. Karel souhaitait oublier ce moment, mais chaque fois qu’il posait les yeux sur Lya, étendue sur des couvertures à même le sol, ce cri déchirant lui revenait en mémoire.

Secouant la tête comme pour chasser ces mauvaises pensées, Karel se saisit d’un carré de tissu qu’il trempa dans de l’eau disposé dans un bol à côté d’eux, et épongea délicatement le visage de Lya. Mieux valait qu’il reste veiller sur elle. S’il sortait, il résisterait difficilement à vouloir en découdre avec Ruyô, et cela n’arrangerait pas leur situation.

Un faible gémissement le tira de ses réflexions. Karel fixa aussitôt sa sœur, et le soulagement l’envahit lorsqu’il la vit essayer de bouger. Il lui vint en aide avec délicatesse pour l’aider à s’asseoir, en disposant un coussin derrière son dos.

— Aïe, ma tête ! grogna-t-elle. Pourquoi faut-il que les garçons agissent toujours comme des brutes épaisses ?

Karel se fit surprendre par un rire silencieux.

« C’est toi qui dis ça ? »

Cela acheva de le soulager : si Lya était capable de le surprendre par ce genre de réflexion, cela signifiait qu’elle allait bien.

— « Comment te sens-tu ? » signa-t-il.

— T’inquiète, sourit Lya. Si j’ai pu être aussi rapide, c’est grâce au don de célérité de Zmeï. Utiliser un pouvoir draconique dans cette situation était dangereux mais, ça valait le coup.

« Ingénieux ! Je vais m’inspirer de l’idée. »

Karel admirait l’idée. Lya avait détourné le don pour accélérer le lancement de son sort et l’amplifier pour rivaliser avec la puissance de Ruyô. Karel n’y aurait jamais songé.

Lya marqua une courte pause pour lui laisser le temps de répondre, si jamais il avait quelque chose à dire. Une habitude prise depuis leur rencontre. Mais voyant que son frère ne rajoutait rien, Lya le regarda dans les yeux.

— N’oublie pas que je me suis déjà frottée à Phényxia, juste avant de te retrouver à Sheyral, et contre deux Dragons. Ce type n’est rien, à côté d’elle.

« C’est une façon de voir les choses. »

Rasséréné par la jovialité de sa sœur, Karel décida de s’amuser un peu.

— « Tu es vraiment à contre-courant, Lya. Uriel était le moins puissant d’entre tous, et pourtant, il a réussi à te mettre une râclée », plaisanta-t-il en signant.

Lya lui répondit par un petit coup de poing dans le bras.

— Eh, ça ne compte pas, il m’avait prise par surprise ! Il ne fait pas de doute que je l’aurais eu, autrement ! D’ailleurs, je compte bien prendre ma revanche, si on le revoit un jour !

Karel répondit par une expression tendre, heureux de retrouver sa sœur telle qu’il la connaissait. Il attrapa un gobelet en bois et y versa de l’eau. Il le tendit à Lya qui le remercia du regard et de son sourire qu’il lui connaissait si bien. L’expression de sa sœur s’adoucit en regardant le récipient entre ses mains.

— Nous avons réussi à réparer ce totem. C’est génial, n’est-ce pas ? Voir toutes ces personnes souffrir était vraiment oppressant à voir. Je suis vraiment heureuse pour eux.

Karel lui rendit son expression, signifiant ainsi qu’il partageait son point de vue. Lya porta le récipient à ses lèvres, but quelques gorgées et reposa le gobelet.

— Sans ça, je les aurais aidés sans hésiter aussi, mais…

Elle lâcha un léger soupir et détourna le regard.

— Ça m’a rappelée le jour de notre rencontre. La différence, c’était que ton regard ne montrait pas de la résilience comme ces gens, et encore moins cette force d’afficher un sourire pour mieux supporter la situation. Toi… tu étais éteint. C’était comme si toute étincelle de vie t’avait quitté, que seul ton corps était là. Comme si tu attendais de mourir. Tu avais abandonné.

Karel ne sut que répondre. Il ne pouvait pas nier les faits. Il comprit mieux ce qui avait frappé sa sœur à leur arrivée dans ce village. La vue de ces enfants lui avait violemment imposé ce souvenir. Il ne s’était jamais vraiment rendu compte ce que son ancien état avait pu provoquer chez les autres. Il s’approcha de sa sœur et l’enlaça doucement dans ses bras. Lya se blottit contre lui. Il établit un lien télépathique.

— C’est terminé depuis longtemps, Lya, et grâce à toi. Pour être honnête, je remercie chaque jour le destin de t’avoir mise sur mon chemin, malgré nos débuts difficiles. Tu m’as sauvé la vie. Tu es même allée au-delà de ça. Aujourd’hui encore, tu as décidé de risquer ta vie pour ne pas me laisser seul dans cette quête. Et même si je déteste l’idée de te savoir en danger, je t’aime, Lya. J’admire plus que tout ton courage. Il m’inspire beaucoup. Je ne serais pas allé bien loin sans toi.

Lya se blottit contre lui.

— Merci, Karel, d’avoir veillé sur moi. C’est rassurant, de compter sur quelqu’un quand notre corps faiblit et se retrouve en posture vulnérable.

— Je suis là pour ça. Comme tu aurais été là pour moi dans la même situation. Nous serons toujours plus forts ensembles.

Lya se redressa et lui sourit d’une expression entendue.

« Exactement », signa-t-elle avec ses mains.

Un mouvement du rideau épais interrompit leur échange. Wil se tint dans l’embrasure.

— Eh, tout le monde ! cria-t-il au dehors. Notre belle endormie est de retour parmi nous !

Aquilée, Whélos et Raech apparurent aussitôt. Aquilée se jeta aux côtés de Lya et la serra dans ses bras.

— Lya ! Je suis si heureuse de voir que tu vas bien ! Nous étions si inquiets !

— Ce n’est rien, voyons ! assura la concernée en lui caressant les cheveux. Je vais bien. J’ai juste un peu outrepassé mes limites, mais ça en valait la peine !

Karel la remercia solennellement d’un signe de tête de l’avoir ainsi protégé.

— Quelques ajustements sont nécessaires, mais je suis rassuré, observa Whélos. Tu as les capacités de défier Vohon’.

Un court silence s’abattit dans la hutte. Lya n’osa pas répondre. Karel sut ce qui la troublait : elle doutait d’être en capacité de le faire. Elle était toujours tourmentée par son aversion des Dragons.

« La difficulté de cette épreuve se trouve ailleurs… »

— Heureux de voir que vous allez bien, mademoiselle Lya, sourit Raech. Quelle indigne manière de vous remercier de nous avoir sauvé, vous et vos amis !

— C’est passé… L’important, c’est que personne n’ait été blessé, temporisa Lya.

— Pour être honnête, jamais je n’aurai cru que Ruyô agirait de la sorte, confia Raech en s’asseyant auprès de ses invités. Il a beau se méfier des étrangers, je pensais sincèrement que son peuple passait avant ses réticences.

— À vrai dire, j’avais déjà quelques doutes, intervint une voix.

Tous se tournèrent pour voir Modonoka dans l’entrée, l’expression sérieuse. Raech se leva d’un bond pour l’accueillir. La Cheffe de Tribu l’arrêta gentiment d’un geste.

— Allons, Raech, s’il te plaît. Ne fais pas tant de manières lorsque nous sommes en privé.

— Puis-je au moins te proposer de t’installer confortablement ? proposa Raech en désignant un épais coussin sur le sol.

Modonoka hocha légèrement la tête et s’installa avec sa grâce naturelle avec la petite compagnie.

— Je suis vraiment désolée. Ma position m’empêche d’agir comme je l’entends. Je n’avais pas prévu que mon frère vous attaquerait. Heureusement, vous vous êtes montrée remarquable, Lya. Ce sort vous sera fort utile face au Dragon. À condition d’être capable de déployer encore plus de puissance.

— Je ne pense pas en avoir, répliqua Lya. Mais j’ai d’autres atouts. Zmeï m’a dotée d’une vitesse incroyable, et Némésis du pouvoir d’invisibilité. En combinant mes pouvoirs intelligemment, j’espère être au moins capable de lui survivre, à défaut de parvenir à le libérer.

— Et pourquoi n’y parviendrez-vous pas ? questionna doucement Modonoka. Vous avez bien réussi à libérer deux Dragons.

— Je…

Karel posa une main protectrice sur l’épaule de sa sœur en fixant Modonoka des yeux. Ce sujet restait assez difficile pour Lya, qui n’osait tout simplement pas dire tout haut ce qui l’avait toujours faite passer pour une paria : elle ne ressentait pas vraiment l’envie de sauver les Dragons et ne le faisait que par nécessité pour Weylor. Les fois précédentes, elle n’avait été là qu’en soutien. Cette fois, elle serait celle qui le confronterait directement. Le jeune homme ne lui reprochait aucunement cette rancœur. En se mettant à sa place quelques instants, et au vu de tout ce qu’elle avait pu lui confier, il pouvait comprendre.

Modonoka sembla comprendre et afficha une expression rassurante.

— Ne vous en faites pas. Je n’ai pas besoin de télépathie pour comprendre ce qui semble vous tracasser. Vous êtes en proie à un conflit intérieur dont j’en ignore la teneur, mais qu’importe : vous devez trouver une solution à ce conflit en vous, autrement, vous n’aurez aucune chance, mademoiselle Lya. Inutile, je pense, de vous rappeler quelles en seront les conséquences d’un autre échec face à Vohon’.

— Je ne comprends pas, balbutia Lya. Les Tribus êtes les plus fervents fidèles aux Dragons. Avoir décelé mon trouble ne vous…

— Pourquoi cela me blesserait ou provoquerait ma colère ? devina Modonoka en rejetant ses longs cheveux noirs soyeux derrière ses épaules. Vous êtes libre de penser comme vous le souhaitez. Nous avons chacun une histoire différente. Le tout est de respecter le point de vue des autres, à partir du moment où ces points de vue ne s’imposent pas à l’un et à l’autre. Jusqu’ici, à aucun moment, vous avez manqué de respect à nos croyances.

Elle marqua une courte pause.

— Ne pensez-vous pas que quelques personnes de notre peuple partagent vos pensées ? Cela fait deux cent ans que nous vivons dans la misère. Nous avons beau avoir essayé, au fil des générations, de vaincre cette malédiction, en vain. S’il le pouvait, Vohon’ serait le premier à nous sauver. Mais nous sommes mortels. Je ne peux en vouloir à certains de reprocher le manque de force de Vohon’.

— Il est rassurant de le savoir, commenta Wil. Mais pourquoi votre frère s’en est-il pris à Karel ? Le bien de votre peuple aurait dû l’emporter, non ?

Une larme roula sur la joue de la Cheffe de Tribu, surprenant tout le monde.

— Modonoka ! s’inquiéta Raech. Qu’est-ce qui se passe ?

— Nous avons mal jugé Ruyô. Mon frère ne nous a jamais trahi.

Cette annonce jeta un froid.

— Qu’avez-vous découvert ? s’enquit Whélos.

Modonoka essuya son visage d’un revers de la main, faisant tinter ses bracelets d’or.

— Comme vous, il est prisonnier de la Cheffe du Clan du Feu.

— Quoi ?! s’écrièrent Aquilée, Lya et Wil en même temps.

« C’est pire que ce que je craignais… » pensa sombrement Karel.

Certaines choses s’expliquaient. Phényxia était donc bel et bien derrière l’attaque des émissaires disparus. La colère flamboya dans les yeux de Modonoka.

— Ruyô s’inquiétait pour moi et ne supportait plus que j’aille défier la Tour dans l’espoir de tous nous sauver. Notre peuple est à l’agonie depuis des mois. Menacés par la malédiction, mais aussi par Phényxia… alors mon frère s’est vendu à elle en secret contre la promesse de nous épargner. Mais elle a dû lui imposer des conditions horribles, d’où son étrange comportement à votre égard. Vos actes auraient sûrement nuit à leur marché.

L’effarement s’empara de Karel et des autres personnes présentes.

« Comment peut-on profiter à ce point du désespoir d’autrui ? » pensa Karel avec colère.

— Avez-vous pu en savoir plus ? s’enquit Whélos. Quel est l’intérêt de Phényxia de faire ça ?

Modonoka le regarda avec gravité.

— Je sais juste qu’elle est responsable du naufrage et de la disparition des émissaires. J’ai vu dans les pensées de mon frère qu’elle était accompagnée du Chef du Clan de l’Eau, Lockran.

« Comme si Phényxia n’était pas déjà assez puissante comme ça… » grimaça Karel.

Les chances de retrouver les émissaires vivants s’amenuisaient drastiquement.

— Par les Dragons, nos pauvres amis ! gémit Aquilée. Il faut vraiment les retrouver !

— Ce n’est pas tout, enchaîna Modonoka. Ils étaient accompagnés d’une personne semblant être originaire des Avancés. Cet homme portait un tatouage, celui d’un dragon mécanique.

Ces paroles pesèrent lourd, sur la petite assemblée. Karel eut le vertige.

« Phényxia est donc aussi alliée à cet homme… »

Celui rencontré chez les elfes noirs. L’homme qui l’avait regardé dans les yeux en lui affirmant qu’il lui appartenait à cause de la magie qui habitait son bras, au niveau de sa cicatrice d’enfance. Karel mesura la grandeur du pétrin dans lequel il se trouvait avec ses amis. Comme si être prisonnier d’un Clan n’était déjà pas suffisant !

— C’est intolérable ! gronda Raech. On ne peut lui permettre de continuer !

— Calme-toi, lui ordonna Modonoka. Nous énerver ne nous mènera à rien. Ne crois-tu pas que je suis aussi en colère ? Il s’agit de mon jumeau, et imaginer ce que cette femme lui fait subir depuis des mois me met dans une rage folle ! Ruyô a sacrifié sa liberté dans le seul but d’espérer qu’elle ne nous attaque plus. Il aurait dû me le dire. Il a fait la pire des choses à faire. Mais le but restait de nous protéger. Seulement, il s’est laissé avoir. Je n’ai pas eu le temps d’en savoir plus.

Un silence de plomb accueillit ses paroles.

— Laissez-moi m’occuper de mon frère. Vous, allez à la Tour. Raech vous montrera le chemin. Une fois le Dragon sauvé, les chemins seront de nouveau accessibles et vous pourrez aller chercher les émissaires.

Modonoka saisit sa besace de feuilles tressées et en sortit une idole à l’intérieur de laquelle une flamme dansait.

— Cet objet est dissimulé à l’intérieur de notre totem protecteur. Il s’agit de la clé qui vous aidera à traverser la barrière de flammes entourant la Tour. Cette idole n’est accessible que lorsque le totem fonctionne. Voilà pourquoi il fallait absolument que vous la restauriez en premier. Cela me permettait aussi de montrer à notre peuple qu’il pouvait avoir confiance en vous. Pardon de vous avoir utilisé ainsi. Mais je ne pouvais pas révéler mes plans. Il fallait… il fallait vraiment que je redonne un espoir concret aux nôtres.

« Je comprends mieux… »

— Pas de problème, répondit Whélos. Dès demain, nous irons défier Vohon’, en espérant réussir. Votre peuple ne pouvez plus vivre ainsi. Je ne garantis pas notre réussite, mais nous ferons tout notre possible.

— Vous êtes les élus, assura Modonoka. Je crois en vous. Nous croyons tous en vous.

Elle fixa Lya, prit ses mains dans les siennes et la regarda droit dans les yeux.

— Mademoiselle Lya. Peu importe ce que vous ressentez, vis-à-vis des Dragons. Ce n’est pas le plus important. Sachez seulement que les Dragons détestent les gens faux. J’aurais dû ouvrir les yeux au moment où Illuyankas a refusé de donner un don à mon frère. Mais j’ai refusé de voir la vérité. Et voyez où nous en sommes, par ma faute, d’une certaine manière. Lya… vos sentiments sont puissants, ce sont eux qui vous permettent de déployer autant de puissance, alors que vous êtes une Sorcière. La force de vos sentiments sera ce qui vous avantagera dans cet affrontement. Alors je vous en prie, croyez en vous. Croyez en vos convictions.

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