Respirer l’air frais en dépit des flammes intenses qui entouraient la Tour, fut une véritable libération. Voir un bout de ciel aussi. Karel inspira avant de se relever. Il n’eut pas le temps de jeter un œil à ses compagnons de route, pour voir s’ils allaient bien : le sol tremblait déjà et une ombre gigantesque les recouvrirent aussitôt. Karel grimaça de douleur en saisissant son bras gauche. Un rugissement terrifiant leur parvint, les obligeant à se plaquer les mains sur les oreilles. À peine Karel tenta-t-il de se relever qu’une violente secousse au sol le fit trébucher sur le sol brûlant.

Vohon’, aussi gigantesque que tous les autres. Si grand que ses griffes imposantes faisaient la moitié de la taille d’un mortel adulte. De nombreux miasmes sombres s’écoulaient de sous chacune de ses écailles, de ses yeux, de ses oreilles, de sa gueule. Vohon’ souffrait le martyre, torturé tant de l’intérieur que de l’extérieur. Son corps luttait pour garder le contrôle. Plus il luttait, et plus l’emprise se faisait violente.

— Comment va-t-on faire pour trouver la source de la malédiction ? s’écria Wil dans le vacarme.

Aquilée décolla du sol, faisant fi de son épuisement. Déterminée, elle tenta une approche en gardant sa vision draconique. La malédiction l’attaqua de toutes part, Aquilée ne put que s’éloigner. Un coup de patte la heurta violemment, l’éjectant vers l’extérieur.

— Aquilée ! hurla Lya.

Karel tendit le bras vers elle, le cœur menaçant d’exploser à l’idée de perdre une amie à moitié consciente après le coup qu’elle s’était reçue. Ses ailes avaient disparu. Le jeune homme n’avait jamais utilisé la télékinésie sur des êtres vivants, mais en l’état, ce fut la seule idée qui lui vint. Une violente secousse immobilisa soudain Aquilée dont le corps pendait dans les airs comme une poupée.

« Pardon… » culpabilisa Karel, à l’idée de l’avoir peut-être blessée.

— Bien joué, Karel ! l’encouragea Whélos. Vite, ramène-là !

Karel reprit ses esprits : à nouveau, il n’avait pas utilisé son artéfact. Ce qui signifiait qu’il pouvait perdre le contrôle de son sort à tout moment. Il recula et fit comme s’il tirait sur une corde invisible. Karel fit revenir le corps d’Aquilée vers eux avec le plus de douceur possible. Comme prévu, sa magie lui échappa et Aquilée chuta. Karel la réceptionna dans ses bras et courut le plus loin possible du Dragon, occupé par Lya et Wil. Il put ainsi éloigner son amie du tumulte.

Whélos le rejoignit pendant que Karel déposait Aquilée contre un créneau. La jeune fille présentait de nombreuses écorchures dues aux écailles tranchantes du Dragon, des bleus violacés maculaient son visage et ses bras. Whélos effectua un signe de tête vers Lya et Wil.

— Va les aider. Tu es plus à même de le faire que moi. Je veille sur elle.

Karel acquiesça et se tourna vers le champ de bataille. Son cœur se glaça d’inquiétude en voyant sa sœur aussi proche du danger. Le Dragon crachait de nombreuses salves de flammes, et Lya et Wil dansaient littéralement entre elles, grâce à la rapidité des geysers.

Lya serra plus sa prise sur le torse musclé de Wil pendant qu’il les transportait à nouveau ailleurs. Elle jura : une énième fois, elle n’avait pas réussi à attaquer. La malédiction était bien trop rapide. Vohon’ rugit à fendre l’âme.

— Ça ne sert à rien ! cria Lya pour couvrir le bruit. Nous n’y arriverons pas comme ça ! Il faut essayer autre chose !

Le bras puissant de Wil l’agrippa plus fortement et il les projeta pour éviter les flammes dévastatrices du Dragon. Lya frissonna en ressentant la chaleur lui frôler la peau. Vohon’ allait finir par les acculer.

— Tu as raison, ma belle, confirma Wil. Nous allons procéder autrement !

Lya lui aurait donné un coup de poing dans la poitrine si elle ne devait pas s’accrocher à lui.

— Je ne suis pas ta copine !

Wil les fit rebondir plus loin et Lya sentit son corps se moduler. Surprise, elle eut juste le temps de voir Wil esquisser un sourire malicieux pendant que ses pupilles devenaient celles d’un Dragon.

Une salve de flammes les visa. Lya dût utiliser son bouclier pour les protéger. Lorsqu’ils rencontrèrent le sol, elle recula en poussant un cri de surprise. À la place de Wil se tenait Œil-de-Sang.

— Tu n’aurais pas pu trouver une autre diversion ? lui hurla Lya, à bout de nerfs.

Wil la repoussa plusieurs mètres plus loin par magie. Son stratagème fonctionna. L’attention de Vohon’ se focalisa sur lui, entrant dans une rage sans nom. Le Dragon fondit sur lui à une vitesse phénoménale. Même les murs de pierre de Karel furent sans effet pour ralentir sa course.

— Si tu t’en sors vivant, crois-moi, je te ferai payer cette prise de risque ! le défia-t-elle.

— De rien !

Pour ne pas rendre son acte vain, Lya usa de ses pouvoirs draconiques : invisibilité de Némésis, célérité de Zmeï. Sa vue se fit si précise qu’elle en eut le vertige les premières secondes. Une fois remise, elle s’aperçut qu’elle voyait le moindre grain de poussière voler, le tout dans une chorégraphie presque ralentie.

Lya envoya une salve de flammes en pleine tête de Vohon’. Ce qui eut le mérite de le surprendre et de laisser à Wil le temps de filer.

— Je te vois, mortelle ! gronda une voix menaçante.

Lya jura, ayant oublié ce détail dans le tumulte de la situation et de son stress. Une vague de flammes s’abattit sur elle. Lya utilisa son bouclier, soutenu par celui, psychique, de Karel. Un choc la percuta pour la sortir de la trajectoire de Vohon’. Wil.

Elle grimaça lorsque l’arrière de son crâne rencontra le sol. Wil lui prit la main pour l’aider à se relever pendant que Karel attirait l’attention du Dragon sur lui. Le Sorcier de l’Eau fixa Lya dans les yeux.

— Et… pourquoi pas être ma copine, après tout ? la provoqua-t-il, malicieux.

Lya se dégagea vivement.

— Non, mais tu n’es pas bien ? Comment peux-tu tenir de tels propos dans une situation pareille ? J’ai déjà du mal à contenir mon énervement !

La queue massive du Dragon fondit sur eux. Wil saisit Lya et essaya d’atterrir plus ou moins derrière Vohon’ pour tenter de déceler un point faible.

— T’énerver ? riposta-t-il d’un ton insolent. Mais c’est fait pour !

— Quoi ?

Wil leur fit esquiver une autre salve de flammes en tenant fermement Lya par le bras.

— Je ne t’ai jamais dit que j’appréciais les brutes avec un caractère comme le tien ?

— Lâche-moi, ce n’est pas le moment !

Wil ne l’écouta pas. Il serra Lya par la taille pour esquiver. La mâchoire du Dragon claqua à l’endroit où ils se tenaient plus tôt. Lya se débattit jusqu’à ce qu’il la lâche.

— Va te trouver quelqu’un d’autre, je ne suis pas intéressée ! Tu es beau garçon, si tu cherches bien, tu finiras par rencontrer quelqu’un qui te correspondra mieux !

— Alors comme ça, je suis beau garçon ? rit Wil.

— LA FERME !

Lya le poussa et saisit son médaillon d’une main. Elle fit face au Dragon, une lueur ardente dans son regard.

— Je sais comment vaincre Vohon’.

Elle se sentait étrangement sûre d’elle. Ce fut si visible que même Wil en resta sans voix. Son visage se déforma en une grimace d’inquiétude.

— Attends, tu comptes faire quoi, là, au juste ?

Lya lui tourna le dos, fixant intensément le Dragon qui faisait face à son frère. Son bras le démangeait. Devant le Dragon, Karel sut ce qu’il devait tenter. Vohon’ le darda de son regard incandescent. Karel remonta sa manche pour exposer son bras face au Dragon, alors que les sillons argentés commençaient à monter vers son visage. Si le Dragon semblait encore lutter, au moins, cela eut le mérite de le ralentir.

Karel se figea sous le regard corrompu de Vohon’.

— Ainsi, non-seulement cet avorton s’est libéré du sceau, mais en plus, il s’est allié à ce traître en créant la même chose que lui ?

Si Lya et Wil ne comprirent pas l’allusion, ce ne fut pas le cas de Whélos et Karel. Le jeune homme fut paralysé par la surprise en réalisant ce qu’incluait ce quiproquo. Un autre potentiel allié d’Œil-de-Sang, volontaire ou pas.

— Non ! cria Whélos à sa place, paniqué. Ce n’est pas ce que vous croyez, Vénérable Vohon’ !

La malédiction prit de l’ampleur. Vohon’ poussa un rugissement de rage et cracha son jet de flammes vers le chercheur, arrachant un hurlement à Lya et Wil. Personne n’arriverait à temps pour le sauver. Un sort de vent dévia l’attaque sur un côté et ils virent avec soulagement Aquilée, yeux draconiques, qui s’était interposée juste devant Whélos, les mains tendues en avant. Haletante, elle suffoqua et cracha du sang. Elle se retrouva à quatre pattes sur le sol rouge.

Whélos s’agenouilla à ses côtés et posa une main dans son dos.

— Dé… désolée, haleta Aquilée, encore plus pâle que la normale. Je… je crois que… j’ai…

— …bien trop sollicité tes capacités de magie, acheva Whélos. Même si je te remercie de m’avoir sauvé la vie. Retire-toi de la bataille, Aquilée. Si tu en fais encore plus, tes pouvoirs risquent de te consumer. Tu as largement fait ta part.

Karel se tourna vivement vers le Dragon, les poings tremblants de colère.

— Maudit ou pas, cette attitude est digne d’un tyran !

Les miasmes de malédiction se transformèrent et saisirent chaque membre du groupe en les ligotant chacun.

Karel jura contre lui-même. Si seulement il n’avait pas perdu son calme ! Ses liens se serrèrent d’autant plus comme pour lui briser les côtes. Karel grimaça sous la douleur et essaya tant bien que mal de résister.

— Nous n’avons jamais autorisé cette forme de vie. Nous aurions dû anéantir Sang-Mêlé dès le départ, et non l’instruire et le protéger ! Je ne laisserai pas cette erreur se répéter une seconde fois !

Une explosion ardente retentit. Tout le monde tourna la tête vers la source de l’agitation : Lya.

Elle s’était libérée, des flammes issues de sa magie crépitaient autour d’elle et sur le tentacule maudit qui l’avait emprisonnée. Lya s’avança, résolue, les poings serrés, dont l’un tenait son précieux médaillon.

« Qu’est-ce que tu comptes faire ? » s’affola Karel.

Lya s’arrêta à quelques mètres en face de Vohon’, tournant le dos à ses compagnons. Une rage froide figeait ses traits, la rendant méconnaissable.

— Alors, c’est tout ce dont sont capables les Dragons de nos légendes ? Vous ne méritez même pas d’être admirés ! lança-t-elle d’un ton méprisant.

Karel écarquilla les yeux de surprise. Il ne fut pas le seul.

« Lya ! Non, mais à quoi tu joues ? » s’inquiéta-t-il.

Il se débattit, mais ses efforts restèrent vains. Ses compagnons ne furent pas mieux. Aquilée était affaiblie, Wil tentait aussi de se débattre et Whélos d’atteindre malgré-tout un de ses sorts jetables. L’étau se resserra sur eux.

Vohon’ fit face à Lya de toute sa hauteur. Un puissant grondement fit trembler le sol et les créneaux de la Tour.

— Qui ose s’adresser ainsi aux Dragons ?

— Moi ! cracha Lya avec véhémence. Lya de Var ! Pourquoi devrais-je vous vénérer, vous, qui aviez décidé de condamner une famille innocente, MA famille, alors même qu’elle n’a jamais commis le moindre crime ? Pourquoi devons-nous assumer VOS erreurs ?

Le Dragon rugit. Les flammes qu’il avait déjà jetées s’intensifièrent, donnant aux lieux un air digne des enfers.

— Tu n’es qu’une mortelle, tu ne peux comprendre ! menaça-t-il. Nous avons donné à ta famille une destinée unique ! Celle de devenir les héros de Weylor ! Vous, les mortels, rêvez tous de la même chose !

— C’est faux !

— Rien n’est plus vrai ! rugit le Dragon encore plus fort.

Il se redressa, toisa Lya dans les yeux en lui tournant autour tel l’imposant prédateur qu’il était. Elle ne bougea pas.

— Chaque mortel qui a réussi l’exploit de venir ici n’a eu que ce type de souhait : devenir célèbre, riche, plus puissant. Vous ne souhaitez que la gloire et l’admiration, sans effort autres que vos prouesses à nos épreuves pour les mériter ! Vous n’avez jamais eu la sagesse de penser que l’admiration se méritait bien autrement !

— Eh bien, ça se voit que vous vous êtes coupés de nous depuis plusieurs siècles, pour être devenus aveugles à ce point ! riposta Lya.

Vohon’ gronda. Mais Lya ne se laissa pas impressionner alors qu’il se trouvait à peine à un mètre d’elle.

— Modonoka a essayé de vous affronter non-pas pour la gloire, mais pour avoir le pouvoir de protéger son peuple contre les Clans ! assena-t-elle. Ashura l’a fait pour vaincre le désespoir qui la faisait basculer du mauvais côté, pour regagner l’estime de son peuple en redevenant une Cheffe digne de leurs valeurs ! Aquilée a dû abandonner les siens pour les protéger, et est venue vous voir uniquement pour apprendre à tenir son futur rôle ! Elle a dû accepter qu’elle n’en avait pas encore les capacités, pour grandir et enfin revenir plus forte que jamais, pour les siens ! Et je suis CERTAINE qu’il existe de nombreuses autres personnes qui ont ces mêmes desseins en venant vous voir ! Je suis prête à parier qu’il y en a bien plus que des tarés assoiffés de pouvoir !

— Pourtant, il s’agit de ceux qui ont le plus tenté leur chance !

— Parce que la majorité des bonnes âmes, justement, n’en ont que faire d’avoir plus de pouvoir et de gloire ! Ils ne viennent à vous que si la situation les y oblige, espèce d’abruti !

— LYA ! lui hurla Karel par télépathie.

Vohon’ cracha ses flammes sur Lya, qui disparut momentanément de la vue de tous. Karel sentit son cœur s’arrêter. Sa sœur reparut indemne, un bras levé comme si elle fut armée d’un vrai bouclier. Les flammes s’écartaient d’elle, obéissant à sa volonté.

— Non, mais d’où elle tire une telle puissance ? s’écria Wil, stupéfait.

Karel eut beau sentir les regards de ses trois compagnons peser sur lui, il ne les regarda pas : ses yeux restèrent intensément rivés sur sa sœur, tant l’inquiétude et l’angoisse l’étreignaient. Il se débattit encore, les liens maudits ne se défirent pas. Son bras le brûlait.

Non, il n’était pas surpris. À l’image de sa grande énergie, Lya avait toujours disposé d’une bonne réserve d’énergie magique.

« Modonoka a parlé de lien avec les émotions et de montrer sa sincérité… » se souvint-il.

Cette pensée le rassura : Lya avait en réalité compris comment utiliser son pouvoir et comment prendre le dessus sur Vohon’ : en appelant son esprit, en se montrant telle qu’elle était : sincère et forte.

— Oh, vous aurais-je blessé dans votre orgueil ? lança Lya, moqueuse. Moi qui pensais que les Dragons étaient justement des êtres sages et maîtres de leurs pensées…

Elle se redressa.

— Vous ne faites que confirmer le mépris que vous méritez de la part de certains d’entre nous, assena-t-elle, venimeuse. Si vous êtes incapables d’accepter qu’une minorité ne vous adulent pas en dépit de vos cadeaux admirables avant cette histoire, alors vous ne valez pas mieux que ces personnes auxquelles vous reprochez l’avidité.

Karel parvint à bouger. Il s’inquiétait des réactions du Dragon.

« Impossible de se libérer ! » ragea-t-il en se débattant avec plus de hargne.

— La malédiction semble se résorber ! souffla Whélos.

— Comment oses-tu nous octroyer vos propres faiblesses, mortelle ? gronda le Dragon.

— Cette faiblesse, cette avidité, vous n’avez pas su la contrer ! hurla Lya de rage. C’est à cause de cette avidité que vous avez été MAUDITS ! Vous vous êtes laissés berner par les douces illusions de grandeur d’un grand malade, qui a réussi à surpasser votre puissance en créant cette barrière chez les elfes ainsi que cette horrible machine ! Ce monstre que vous avez vous-même cherché à détruire, et qui est parvenu à VOUS maudire, et TOUT Weylor avec ! De nombreuses personnes sont mortes à cause de VOUS ! VOUS, VOUS, VOUS, et seulement vous, qui aviez apprécié que l’on cajole votre égo surdimensionné ! Et vous OSEZ penser encore une seule seconde que je vais vous remercier en plus, d’avoir condamné ma famille dans une prétendue destinée que personne ne voulait, à part les plus avides ?

De rage, le Dragon corrompu cracha de puissantes flammes sur elle. Au milieu des hurlements de ses amis, Karel se sentit défaillir. Son cœur le fit autant souffrir que s’il fut à l’agonie.

« LYA ! »

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