Lundi 25 novembre
Voilà un mois que tout a commencé. Un mois que je cherche à comprendre ce qui est arrivé, un mois que je scrute les ondes radios, que j’explore, dans des zones de plus en plus vastes, que je quitte mon camp de base pour un jour, puis deux, puis trois, à la recherche d’autres personnes, j’ose dire, d’autres survivants. Sans succès. Même pour un type asocial comme moi, ça commence à faire long…
Heureusement, j’ai Victoria. Elle m’accompagne partout, elle me tient compagnie, j’aime à croire qu’à nous deux, on tient éloignés les éventuels animaux sauvages qui ont maintenant investi les lieux abandonnés par la civilisation.
Depuis un mois, je subviens à nos besoins en me servant dans les magasins qui sont restés ouverts. Pour nos déplacements, nous avons réduit le volume de nos bagages au strict minimum, juste ce qu’il faut pour le voyage que nous prévoyons. Si nous avons des besoins en cours de route, nous nous servons sur place.
Quand nous sommes à court de carburant, nous changeons de véhicule, il y a ce qu’il faut. La plupart ont encore assez d’essence pour plusieurs centaines de kilomètres. Et les clés sont encore sur le contact, très souvent. Je n’ai même pas eu besoin d’apprendre à démarrer une voiture avec les fils. Tout ça donne une idée de la soudaineté de ce qui est arrivé, quoi qu’il ait pu arriver.
J’ai quitté la maison d’Hélène ce matin, à six heures. Elle n’était toujours pas revenue, Mais je me demande si j’ai encore de l’espoir. Sûrement encore un peu, c’est pour ça que j’ai établi mon camp de base chez elle. Peut-être qu’un jour, en revenant d’une exploration, j’aurai la surprise…
En attendant, j’ai pris des provisions pour quatre jours, j’emmène Victoria dans le sud-ouest. J’ai laissé des traces de mon dernier passage, dans l’autre sens, il y a deux jours, comme chaque fois, c’est ma façon de cartographier mes recherches, en plus de noircir ma carte routière. Rien n’a bougé. Des planchettes sciées dans un magasin de bricolage, peintes en rose bonbon, qu’elles soient bien visibles, fixées à l’aide de clous repliés sur la deuxième planche, prennent en sandwich des panneaux indicateurs tous les dix kilomètres. Des bandes de tissu de la même couleur prennent le relai tous les kilomètres, soigneusement noués autour des supports que je trouve.
J’avais bien pensé à repeindre les panneaux, ou à les tordre, mais je me suis dit que ça n’aurait pas été suffisamment spécifique, comme marque de mon passage. Avant tout ça, il y avait déjà des panneaux qui avaient subi ce genre de dégradation. Et puis, si tout devait revenir à la normale, ce que j’espère encore, ma méthode donnerait moins de travail pour remettre de l’ordre dans tout ce bazar.
Il va être quatorze heures, j’arrive au bout de la route de mon retour de samedi. À ce carrefour, j’étais venu de la droite, ma nouvelle boucle me fait donc tourner à gauche. Mais je dois d’abord me dégourdir les jambes, et Victoria aussi. Je coupe le contact, nous sortons du pick-up que j’ai récupéré dimanche à Pfastatt, un petit coup de télécommande, sait-on jamais, même si, je le reconnais, c’est un peu idiot. Si je suis seul, qui va me le piquer ? Son propriétaire ?…
Alors que je m’étire, Victoria va gambader, laisser ses traces, elle aussi, au bord de la route. Tout à coup, je l’entends aboyer. Qu’est-ce qu’elle a vu ? Une harde de sanglier ? Une meute de chiens ? Je tourne la tête, elle est là, immobile, elle aboie. Je m’approche. Autour du pied du triangle de signalisation du carrefour, elle renifle, autant qu’elle peut. Deux de mes planchettes en bois sont là, par terre, séparées l’une de l’autre, les clous ont été redressés puis arrachés.
C’est à la fois encourageant et terrifiant. Je ne suis manifestement pas seul. Mais personne ne s’est montré. Pourquoi ? Réfléchissons, des zombies ? Non, je ne croie pas aux zombies. Des animaux doués de sens rationnel ? Non, la Planète des Singes n’est qu’un livre adapté au cinéma, ce n’est que de la science-fiction.
Des humains, des vrais. Soit ils ne m’ont pas vu, soit ils ont peur de moi et du chien, soit ils me surveillent avec des intentions malveillantes. Je retourne au Ranger, je redémarre l’engin. Victoria, en entendant le moteur, court vers moi, comme elle en a pris l’habitude au fil de nos pérégrinations. Je la fais monter dans la cabine, sur le siège passager, et nous reprenons à l’envers le parcours de samedi.
Un kilomètre après les planchettes, le nœud a disparu. Les trois suivants aussi. Le cinquième est à sa place, les suivants et le prochain jeu de planchettes n’ont pas bougé. J’ai donc quatre kilomètres de route suspects. Je gare le Ranger sur le bord de la route, au kilomètre deux, et je coupe le contact. J’attrape la radio, derrière le siège passager, et je balaie, pendant une heure, les fréquences, dans un sens, dans l’autre, encore, et encore. Mais le silence reste la règle. Ils n’ont probablement pas eu la même idée que moi.
Tout à coup, une interruption, d’une milliseconde, dans les grésillements. Quelqu’un a actionné un interrupteur de micro ? Écoutons encore, une minute, deux, trois, de nouveau ! Quelqu’un est au bout de la ligne. Pourquoi ne parle-t-on pas ? J’attends encore, sans changer de fréquence. Celle-ci est précieuse. Une minute, puis deux, puis trois, et toc, ça recommence. C’est à peine perceptible, il faut être très attentif. Je me prépare, à la prochaine interruption, je réponds, d’un mini toc, moi aussi. Une minute, deux, trois, toc ! Toc !
J’attends, une minute, deux, trois, quatre, cinq… que se passe-t-il ? Pourquoi ne répondent-ils pas ? Ils sont sans doute terrifiés. Au moins surpris. Je reste à l’écoute. J’ai piqué un adaptateur pour l’allume-cigare, je branche, je monte le son des grésillements, et je roule. J’ai vu un sentier qui s’enfonce dans le bois, pas loin d’ici. Le voilà, je m’y engage.
Déjà deux heures que je roule au ralenti, regardant à gauche, à droite, devant, écoutant le grésillement incessant. Le toc n’est pas revenu, personne en vue, juste quelques silhouettes de sangliers.
Là ! Cette branche, à une dizaine de mètres sur ma gauche. Un de mes rubans y est accroché. J’arrête le moteur, je mets son collier, avec la laisse, à Victoria. Si elle flaire quelque chose, pas question de la laisser partir en courant. Je regarde bien partout autour de la voiture et je sors prudemment, mon sac sur le dos, avec la radio, quelques bricoles, et des biscuits que je garde en permanence, pour mon amie à quatre pattes. Nous nous approchons du ruban. Il est noué ! Pas aussi soigneusement que ce que j’ai pu faire, mais une chose est sûre, il n’est pas arrivé là tout seul. Le nœud est extrêmement basique, un nœud de vache, ce double nœud avec les brins qui se croisent.
Je colle la truffe de Victoria sur le ruban, elle renifle quelques secondes, puis se met à tourner frénétiquement en rond autour du buisson. Le manège ne dure, lui aussi, que très peu de temps, et c’est parti, nous nous enfonçons dans le bois, presque en ligne droite. Soudain ma compagne d’infortune s’arrête, elle semble perdue. J’en profite pour regarder en arrière. C’est tout juste si j’aperçois encore le pick-up. Par chance, il est rouge vif. Victoria tourne en rond, sur un espace d’une petite centaine de mètres carrés. Un coup d’œil dans les arbres qui se dressent autour de moi, rien. Ça ne semble pas être un piège.
Quelqu’un est dans les parages, quelqu’un a trouvé une cachette. La chienne ne semble pas nerveuse, j’en déduis qu’il n’y a pas de menace imminente. Je décide donc que nous allons nous cacher tout près, et attendre qu’on se manifeste. Je vois un gros arbre déraciné, ça nous fera un bon poste d’attente. Une bâche au sol, pour se prémunir de l’humidité, une couverture de chasseur, pour le camouflage, casque audio dans la prise Jack de la radio, je donne un biscuit à Victoria et j’attends, en écoutant les grésillements.
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