Irrationnel. Stupide. Débile. Incohérent.

Denise ne trouvait pas d’adjectif assez fort pour qualifier ce qu’elle venait de faire. Se donner autant de mal à venir jusqu’ici pour ça ; il fallait vraiment être la dernière des connes.

La Ford déboula sur la Onzième avenue, s’inséra sur l’autoroute et quitta Helena aux alentours de 15 heures.

Selon ses calculs, il ferait nuit lorsqu’elle arriverait à Ludvig ; chose qu’elle appréhendait pour deux raisons : devoir rouler avec les phares allumés et rentrer après Rick. Mais foutue pour foutue, Denise ne se voyait pas accomplir le voyage d’une traite pour autant. De toute façon elle avait trop tergiversé avant de partir. Il était désormais inévitable de devoir se justifier auprès de son mari.

Après avoir passé Livingston, Denise sentit les premiers effets de la fatigue. Elle s’était un temps crue capable de réaliser le trajet sans pause mais son manque de pratique du volant la rattrapait. Surtout, elle n’avait toujours pas monté de scenario suffisamment crédible, et ce n’était pas en se concentrant sur la route qu’elle y parviendrait. Elle était à la fois pressée d’arriver et écrasée par la peur. Non pas qu’elle craignit qu’il lui fiche une trempe, ce n’était pas son genre, mais l’habitude était l’habitude chez les Paterson. Et Denise ne changeait jamais ses habitudes. Et si cela devait arriver, c’était toujours pour une raison valable et qu’elle pouvait détailler sans le moindre remord.

Un panneau indiqua :

High Park Gas Station

10 miles

— Parfait, se dit-elle à elle-même. Un café pour réfléchir. Une clope aussi.

D’extérieur, la station n’était pas plus romantique que celle de Earl – quoique déjà un peu plus grande. Olivâtre et rouillée à toutes les jointures, c’était une verrue dans le paysage verdoyant. Denise passa devant les pompes et se rangea face à la porte d’entrée.

À l’intérieur, deux employés se tenaient côte à côté derrière la caisse. Il y avait une télé toute neuve au-dessus de leur tête, et ils ne la quittaient pas des yeux. Lorsque Denise se présenta face à eux, aucun ne s’attarda plus d’une seconde sur elle. Soit parce qu’elle était trop moche pour qu’on la dévisage, soit parce que le programme les captivait. Denise préféra opter pour la seconde option. Surtout, elle reconnut la voix de Bill Cosby derrière le petit écran. Pour sûr qu’ils étaient captivés : cette série faisait marrer toute l’Amérique depuis un mois. Un instant elle s’attendit à voir surgir Rick pour ordonner de changer de chaine, lui qui ne comprenait toujours pas comment on pouvait donner autant de crédit à des blagues de Negros. Elle eut envie de suivre la sitcom avec les deux types, rien que pour voir si c’était si drôle, puis se souvint du merdier dans lequel elle s’était mise. Tant pis pour le Cosby Show. De toute façon on arrivait bientôt à la fin de l’épisode.

Elle bu un café, fuma une cigarette, tourna en rond pendant cinq minutes à travers les deux rayons remplis de chips et de cochonneries sucrées sans jamais entrevoir d’excuse valable à fournir à Rick. Elle aurait pu ne pas avoir à en donner, ne pas rentrer, envoyer chier tous ces gens qui parasitaient son environnement. Mais non. Irrationnelle. Incohérente. Non, stupide et débile. Parfaitement débile. Comme la sotte qu’elle était depuis sa plus tendre enfance. Archie aurait pu en témoigner s’il avait eu le temps d’apprendre à parler.

Quand elle sortit de la station, la bidonnante famille afro-américaine avait rendu l’antenne et une voix claironnait à la place :

« Incroyable ! On vient d’apprendre qu’une femme ayant remporté cent-cinq millions de dollars s’est enfuie de Lotto America sans retirer son argent. »