20.
Tous ses collègues étaient au casse-croûte à présent. Il en entendait certains qui rigolaient et lâchaient des rots après chaque gorgée de Bud. Tant mieux pour eux.
Seul dans la cour à rondins, Rick se concentrait à mesurer chaque tronçon de bois pour lutter contre sa faim. Cette dernière s’était doucement insinuée en lui avant de se transformer en un grondement. Et maintenant, il avait une furieuse dalle. Tant et tellement qu’il était prêt à s’enfiler d’un trait tout le paquet de Milky Way qui dormait dans sa boîte à gants.
Tu parles d’un déjeuner !
Eh pour quel autre repas de toute façon ? Il avait oublié de se préparer un sandwich avant de partir. Il n’avait pas prévu non plus de venir travailler aujourd’hui, ni aucun autre jour d’ailleurs. Arf, que faisait-il ici, à se tordre la tête sur ces bacs à bois, le ventre vide ? À part prendre des risques inconsidérés, ça n’avait aucun sens. Mais Rick était pourtant bien là, à la fois curieux et terrifié, au plus près de l’information. Au fait, ne disait-on pas que les meurtriers revenaient toujours sur le lieu de leur crime ? Peut-être, pensait Rick, mais je n’ai tué personne et le lieu du crime n’est pas ici.
En arrivant à la scierie, un tas de troncs pareils à des mikados éparpillés attendait qu’on les trie. Les longues caisses prévues pour les ranger, conditionnées à différents formats, étaient toutes presque vides. Autrement dit, Duke n’avait pas fait grand chose.
Madame McPherson ne s’était pas immédiatement présentée à lui et il n’avait pas cherché à aller la voir. Il s’était contenté de rejoindre son collègue et de lui annoncer qu’il prenait la suite.
Depuis, la question de sa présence ici s’était posée environ sept-cent-dix fois sans réussir à y répondre avec certitude. Enfin, disons qu’il n’était pas parvenu à classifier la priorité des choses. Il y avait bien Denise, oui. Il tenait à la voir, à s’assurer qu’elle aille bien. Lui demander si elle ne planquait pas quelques dizaines de millions de dollars aussi. Mais il y avait madame McPherson également, qui avait su le toucher avec ses mots. Il estimait qu’il lui devait bien ça. Histoire de prouver sa bonne volonté et de jouer le gendre idéal. C’était un peu cynique. C’est pourquoi il espérait ne pas la croiser, surtout si cela devait ressembler à leur dernière conversation, une heure plus tôt. Car mieux valait oublier tout ça.
Elle était apparue de nulle part. De la sciure remplissait ses chaussures à talon sans que ça ne semble la gêner outre mesure. Il devait être onze heures et quart.
— C’est bien vous, Rick Paterson ?
— Oui, m’dame. Enfin, Rita.
Elle avait hoché la tête avant de sourire.
— Merci d’être venu.
— C’est normal.
— J’aime les hommes de parole, monsieur Paterson. Ils sont de plus en plus rares.
Rick changea alors de sujet, sans choisir le meilleur pour autant.
— Des nouvelles de monsieur McPherson ?
— Pas encore.
Elle croisa ses bras sous ses petits seins. Elle devait porter un de ces soutiens-gorge qui les dressait et donnait une impression de volume. Mais Rick n’était pas dupe.
Il reprit son pied à coulisse et mesura une section qui irait vraisemblablement dans la seconde zone. Son autre main tenait une paire de sangles.
— Vous savez, j’ai discuté avec Duke, reprit-elle. C’est lui qui a vu mon mari pour la dernière fois, hier. C’était un peu avant quinze heures.
— Ah bon !
— Oui. Vous savez ce qu’il faisait ?
Rick fit une moue négative. Il se demandait pourquoi elle venait lui parler de tout ça, mais il fallait rester naturel.
— Il chargeait un pack de bière dans son coffre.
Rick donna le maximum pour garder son calme, concentré à harnacher la large souche de bois. Casse-toi, pensait-il.
— Paul ne buvait pas de bière (Rick nota qu’elle employait déjà le passé). Alors j’ai demandé à Duke s’il avait déjà surpris mon mari faire ça. Je veux dire : charger de la bière. Vous savez ce qu’il m’a répondu ?
— Non.
— « Uniquement lorsqu’il rend visite aux gars sur chantier. »
Elle le regardait d’un air suspicieux. Suspicieux, mais pas accusateur.
— Alors j’ai appelé à Corner Peek. On m’a dit qu’il fallait laisser un message ! Saviez-vous qu’on ne pouvait communiquer que de cette manière ? Mais à quelle époque sommes-nous ! Un message alors qu’il suffirait d’installer un plus gros câble pour le téléphone. Bref, j’ai pesté contre cette femme infecte mais lui ai tout de même demandé de transmettre cette simple question : Est-ce que monsieur Paul McPherson a été vu à Corner Peek ?
— Vous avez eu la réponse ?
— Oui.
— Oui, ils l’ont vu ?
— Ah ! Non. Non, on ne l’a pas vu.
Cette confusion fut à deux doigts de la faire rire. Pas Rick.
— Par contre, reprit-elle en effaçant son sourire comme un dessin dans le sable, on m’a précisé que trois hommes étaient arrivés le matin. Mais qu’un seul avait quitté le chantier, vers dix-sept heures. Vous.
Rick releva la tête et trifouilla ses gants comme pour les ôter.
— Oui. Les deux gars qui devaient faire le roulement ont décidé de rester. Mais je ne comprends pas où vous voulez en venir.
— Oh ! Nulle part. Je me disais juste que vous auriez pu vous croiser, mon mari et vous, s’il était venu amener son pack de bière. C’est vraiment navrant.
— Je ne fais jamais très attention quand je roule.
— Bien sûr. On a déjà assez à se concentrer sur la route…
Rick commença à tirer sur les chaînes de la poulie pour décoller le rondin du tas. Les yeux rivés vers le ciel, il observa les anneaux de métal se rembobiner lentement dans leur mécanisme. Cela dura quelques secondes durant lesquelles la femme ne se manifesta pas. Il faillit oublier sa présence. Mais quand il se retourna, elle était encore là.
— Vous aviez autre chose à me demander, Rita ?
— En fait, je m’interroge.
— À quel propos ?
Elle enjamba un transpalette pour le rejoindre. Ses pieds étaient intégralement noyés dans la sciure.
— J’ai cru comprendre que les derniers kilomètres avant Corner Peek se faisaient sur un chemin étroit et peu fréquenté. Uniquement les bûcherons et quelques péquenauds, m’a dit Duke.
— Effectivement.
— Duke, quel bible de connaissance, m’a fait part d’une bonne trentaine de kilomètres.
— Possible.
— Donc, si vous êtes partis à dix-sept heures, mon mari à quinze, et qu’il faut deux heures pour rejoindre la montagne, il y a forcément eu un bout de votre parcours en commun. Le début pour vous. La fin pour Paul. Vous me suivez ?
Elle avait pris un air hypothétique, comme quelqu’un qui réfléchit à voix haute.
— Pas vraiment.
Mais il suivait très bien en réalité. Il cherchait seulement à gagner du temps afin de réfléchir.
— C’est purement théorique, se défendit-il.
— J’aurais plus parlé d’arithmétique, répliqua-t-elle.
Rick serra les dents. Elle venait de le déstabiliser. Il était à deux doigts de bégayer.
— Rien ne garantit qu’il se rendait à Corner Peek, fit-il. Ni qu’il se situait dans mon créneau horaire. Il aurait très bien pu prendre des détours et…
— Chuuuut, siffla-t-elle en se déposant l’index sur les lèvres. Ce ne sont que des suppositions. (Silence). Vous saviez que les théories les plus simples étaient toujours les plus contestées ?
— Je ne conteste rien.
— Qui a dit que je faisais allusion à vous ?
Puis ils se tinrent en respect du regard, comme deux fauves cherchant à jauger les intentions de l’autre.
— Je ne comprends pas ce que vous insinuez, Rita.
— Rien. Absolument rien. Vous êtes un ami, Rick. Je peux vous appeler Rick ?
— Oui.
— Alors comme à tout bon ami, je vais vous faire une confidence.
Sa glotte monta et descendit dans sa gorge. Il transpirait abondamment.
— Je n’aime plus mon mari. Et je crois bien que je ne l’ai jamais aimé.
Sur ce, elle avait disparu vers les bureaux, abandonnant Rick à ses craintes.
Environ une heure plus tard, tandis qu’il envisageait de faire une pause, il la vit réapparaitre devant lui, les yeux légèrement embrumés.
Fin de partie, songea-t-il. Le cadavre a été retrouvé. On a mes empreintes. La police arrive.
Sa première réaction en la voyant fut de se dire qu’elle jouait du cinéma pour que tout le monde apprécie la femme inquiète. Puis il l’observa plus attentivement. Elle avait pleuré. Et ces larmes n’étaient pas celles de la comédie. Quelque chose de sincère en émanait. Autrement dit rien qui ne concernait son mari.
— Que se passe-t-il ? demanda Rick.
— Je viens d’apprendre qu’un de nos employés s’est suicidé. C’est arrivé pendant que nous discutions tout à l’heure. Il s’est pendu dans les toilettes. Mon Dieu, c’est vraiment terrible, hoqueta-t-elle.
— Ah bon ! Mais qui ?
— Freddy. Freddy Nakata.
Le nom résonna plusieurs secondes dans sa tête. Heureusement que Rita s’était mise à pleurer, sans quoi il n’aurait pas été capable de poursuivre la discussion.
— Mais… mais a-t-il laissé une lettre ou un simple mot pour s'expliquer ?
Il regretta immédiatement sa question. Était-ce la première chose à demander après une telle nouvelle ? Il n’en était pas sûr. Mais dans le cas contraire, que fallait-il demander alors ? Avait-il une assurance ? Était-il encore puceau ? Dormait-il encore avec un doudou ?
Non. La spontanéité faisait partie des réactions humaines. À force de trop réfléchir, Rick perdait seulement ses notions de logique, ne sachant plus qui s’exprimait : le Rick de d’habitude, ou le receleur de cadavre.
Je crois que je deviens dingue…
— Pour un simple mot, c’était un simple mot, reprit-elle. Il se l’était collé sur la poitrine.
Rick déglutit…
— Que disait-il ?
— Coupable.
…. puis faillit s’étouffer avec sa salive.
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