21.

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Une cafétéria n’était pas le lieu le plus authentique pour célébrer des retrouvailles. Surtout lorsqu’une bonne vingtaine de pépés et de mémés piaillaient tout autour, une vieille rengaine de Sinatra pleuvant des enceintes. Mais à défaut d’autre chose, c’était ici que Dana et Denise brisaient vingt-quatre ans de séparation. Un bloc de glace qui finirait bien par rompre. Pour l’instant, elles l’entamaient chacune de leur côté. Doucement. À main nue.

L’ainée avait commandé une salade western. Le chef en cuisine devait être en rade de poivrons puisqu’il les avait remplacés par des carottes – ce n’était pas si mauvais. La cadette avait opté pour des lasagnes. Pour l’instant, elle n’y avait pas touché.

Lorsque l’une se taisait, l’autre redémarrait la conversation après un silence. Elles s’étaient échangées des banalités durant le quart d’heure séparant la prise de commande et le service. Puis leur mère avait été au cœur de leurs préoccupations. Mais depuis que Denise avait annoncé qu’elle venait tous les jours depuis quatre ans, que Jack et Janice étaient aux abonnés absents, Dana sentait que ce sujet risquait de mal tourner. Ou tout du moins la mettre très mal à l’aise lorsqu’on lui ferait remarquer ouvertement qu’elle faisait partie des abonnés absents.

Elle profita que sa sœur buvait un verre d’eau pour lui demander :

— Sinon, comment vas-tu ?

On n’avait pas posé cette question à Denise depuis… Lui avait-on déjà posée ?

Elle sourcilla et répondit :

— Ça va. Je pense que ça va.

— Raconte-moi un peu. Tu es mariée ? Tu as des enfants ?

Denise réfléchit et s’aperçut qu’elle n’avait pas de réponse précise à offrir. Mariée, elle l’était sur les papiers, mais son mari l’avait trompée et il s’était taillé – et bien avant hier, selon le point de vue. Maman, elle l’avait été, mais son fils était mort parce qu’elle ne l’avait pas suffisamment surveillé.

Elle hocha la tête. Dana pouvait prendre ça comme ça lui chantait. Ça paraissait suffire, pour le moment.

— Et toi ?

— J’ai eu un homme. Il est mort il y a quelques années. La maladie. Mais nous n’étions pas mariés et nous n’avons pas eu d’enfant.

— Je suis désolée, fit Denise.

— Ne t’en fais pas, j’ai remonté la pente.

Ce qui était un mensonge non assumé.

À la table voisine, un petit vieux échappa sa fourchette et un homme, probablement son fils, fit le tour pour la ramasser. Il exigea qu’on la remplace. Il en profita pour signaler qu’un carré de chocolat n’était pas totalement fondu dans la mousse de son père. C’était inadmissible et mettait sa santé en péril.

Le spectacle ne dura pas très longtemps, mais les deux sœurs l’avaient suivi comme deux commères prêtes à l’épiloguer pendant des heures. À croire qu’elles avaient espéré ce genre d’événement pour ne plus s’adresser la parole. Il y avait quelque chose d’étrange dans tout cela. Une volonté de poursuivre le dialogue tout en le refusant. Comme deux aimants rapprochés trop près et qui finissent par se repousser. Pourquoi fallait-il que ce soit si compliqué ? Il ne suffisait que de discuter après tout.

Il faut dire que rien de positif n’émanait de leur rencontre pour le moment. Elles n’avaient fait qu’évoquer la maladie et la mort. Peu réjouissant. Pourtant, et paradoxalement, aucune des deux ne souhaitait partir. Quelque chose les retenait l’une à l’autre. Un lien qui se montrait invisible pour l’instant, mais hautement solide.

— Tu n’as pas touché à ton assiette, fit remarquer Dana.

Un instant elle eut peur que Denise lui apprenne qu’elle était au régime sec ou un truc du genre. Quel malaise.

— Pas trop.

— Ça n’a pas l’air très bon, tu me diras.

— Oh si. C’est juste que… je n’ai pas très faim.

Le silence s’insinua à nouveau entre elles. À chaque retour, il cristallisait les quelques éclats de glace qu’elles venaient de briser.

Puis ce fut au tour de Denise de relancer la machine :

— Tu es là pour combien de temps ?

— Un jour. Deux, maximum. J’ai pris une chambre au motel de Ludvig en arrivant.

Denise faillit lui proposer de l’annuler et de venir dormir chez elle, mais elle se ravisa au dernier moment et demanda :

— Tu fais quoi dans la vie ?

— Je travaille au Salt Lake Tribune. Je suis à la rubrique des faits divers. Et toi ?

— Je bosse à la station Texaco.

Elle préféra ne pas préciser sa tâche ni le nombre d’heures dérisoire qu’elle y passait. Dana avait quatorze ans de plus qu’elle, trois tailles de hanche en moins et une allure hautement plus classe. Inutile de lui annoncer qu’elle n’était qu’une femme de ménage.

— Tu es journaliste alors.

— Oui. Si on veut.

— Comment ça ?

— J’aime mon métier, mais disons que j’avais d’autres projets au départ. Je n’étais pas nécessairement partie pour stagner à ce niveau.

Denise se retint de lui parler de son niveau, à elle.

— Pourquoi est-ce que tu es partie ?

Alors elle lui raconta son départ, en 1960. Son incompatibilité de caractère avec leur mère. Son envie de voir le Pacifique. De vivre d’amour et d’eau fraîche. Comment elle s’était définitivement installée dans l’Utah. De Darren.

Denise l’écouta longuement. Sans la couper. Sans la juger, pas même du regard. Au fond, sa sœur était partie pour une vie meilleure mais elle n’avait rien trouvé de ce qu’elle cherchait. Comme elle, elle avait touché du bout des doigts le bonheur. Elle avait même pu le caresser quelques instants avant qu’il ne s’en aille. Mais que pouvait-elle y faire ?

À quoi aurait ressemblé sa vie si elle avait rejoint la côte californienne ? Serait-elle présentatrice télé ? Au Los Angeles Times, à rédiger des articles sur l’inflation, les derniers chocs pétroliers ou ces enfoirés de soviétiques ? Peut-être n’aurait-elle rien à voir avec le journalisme, et qu’elle aurait terminé comme serveuse dans un diner pourri du Nevada.

Dana était malheureuse, incapable d’influer un second souffle à sa vie. Elle se sentait comme ce carré de chocolat qui n’avait pas fondu dans la mousse du vieillard. Tout le monde avait trouvé son chemin, son destin. L’ensemble était fluide et homogène, mais Dana Chairman n’était pas parvenue à s’y assimiler.

— On devrait partir d’ici, fit-elle.

Un instant Denise espéra que la bonne interprétation à tirer de cette phrase était de quitter cette ville, cet État et pourquoi pas même ce pays. Mais ce n’était pas ce que sa sœur voulait dire.

— D’accord.

Elles sortirent du bâtiment et marchèrent dans les jardins.

Beaucoup de glace avait fondu entre elles. D’un mètre de séparation en elles, elles étaient passées à cinquante centimètres. Elles finiraient bien par se tenir par la main à cette allure.

— Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu étais ici, Dana.

— Je suis venue pour celle qu’on nomme la mystérieuse gagnante. Quand j’ai appris qu’elle vivait ici, ça a produit comme un déclic en moi. Il fallait que je vienne.

Denise se rendit compte qu’elle avait complètement oublié que c’était elle cette mystérieuse gagnante.

— Une histoire de dingue, fit-elle pour compléter les propos de Dana.

— Oh oui. Surtout dans ce bled. Mais comment peut-on être assez dingue pour faire une chose pareille ?

Denise baissa la tête vers ses baskets, profitant que sa sœur regardait ailleurs.

— Elle a peut-être ses raisons.

— J’ose espérer.

— Tu as commencé à enquêter ? C’est comme pour la police, tu fais des planques dans ta voiture ? demanda Denise en souriant.

— Parfois, oui. Mais je doute que ce soit le cas ici. J’ai déjà interrogé le type qui a vendu le ticket. Quel abruti !

— Francis… tu as été voir Francis ?

— Oui. Francis Julius. Je te dis pas sa tête quand les huiles de NBC ont débarqué.

— Comment ça ?

— Ah, tu n’as peut-être pas vu. Main Street est remplie de camionnettes venant des quatre coins du pays. Ça fouine, ajouta-t-elle.

Denise ne réagit pas. C’était une mauvaise nouvelle.

— Je pense qu’on va finir par la trouver. Si seulement je pouvais être la première. Ce serait peut-être le scoop qui manque. Le petit tremplin.

— J’espère pour toi.

— Tu connais un peu ce Francis Julius ?

Entendre son nom l’agaça aussitôt.

— Plus ou moins.

— Il sait, fit Dana. Je le sens. Il ne veut rien dire mais il sait.

À cet instant Denise comprit que ce n’était plus qu’une question de temps. Et après ? Lorsque l’on mettrait la main sur elle, qu’allait-il se passer ?

Et après ? Quand on découvrirait un cadavre dans sa cave, qu’adviendrait-il de tout ça ?

— Tu connais peut-être d’autres gens qui…

— Est-ce que c’est pour ça que tu as voulu qu’on sorte, Dana ? coupa-t-elle. Pour m’interroger ?

— Non. Non, voyons. On peut parler d’autre chose.

— Excuse-moi, reprit Denise. C’est juste que… tout cet argent, ça me met mal à l’aise.

— Allons par là, proposa Dana en pointant un petit bois adjacent.

C’était une petite forêt de randonneur. Plutôt commune pour la région, mais aussi reposante que pouvait l’être une forêt tempérée.

Elles y déambulèrent ainsi jusqu’à plus de dix-sept heures, Denise monopolisant la parole. Elle lui raconta toute sa vie. Enfin… presque toute. Pour l’instant, elle gardait encore les deux derniers jours pour elle.

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