Chapitre 1 - Rien qu'un courant d'air
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Le ciel était encore gris et rose lorsque Briar sortit de la petite maison. Ses volets rouges étaient bordés de lilas frémissants qui exhalaient une fragrance douceâtre dans le vent d’automne. Les feuilles mortes, aux teintes orangées et brunes, crépitaient sous ses pas pressés. Elle était en retard. Elle noua rapidement ses longs cheveux roux bouclés en une tresse maladroite tout en marchant à grands pas vers le petit pré où l’attendait Tempo, son hongre bai. L’équidé était le dernier héritage que ses parents lui avaient laissé avant de s’éteindre, une des dernières preuves tangibles qu’ils avaient existé, un jour.
La jeune fille monta à cru, bien trop pressée pour panser sa monture. Elle talonna le cheval, et, bientôt, ils s’éloignèrent en galopant dans les champs, faisant s’envoler les coccinelles, le son mat des sabots contre le sol résonnant en rythme avec les battements de cœur précipités de Briar.
Une dizaine de minutes plus tard, Briar descendait de Tempo, l’attachait à un arbre puis ouvrait la porte de la petite auberge de Corelle, dont l’enseigne Au temps perdu grinçait dans la brise d’automne. A l’intérieur flottait une odeur tenace de bière et de vomi, bien que l’établissement soit propre à première vue. Enfin, du moins le matin, lorsqu’aucune des petites tables rondes n’était encore remplie de chopes dégoulinantes, d’hommes gras, une jeune femme dépoitraillée sur chacun de leurs genoux.
« Briar Cicely Amillya, tu es en retard, je me trompe ? » l’accueillit une voix traînante.
La jeune fille baissa la tête devant le grand homme chauve, qui la foudroyait du regard en se grattant une barbe graisseuse.
« Excusez-moi, Monsieur Téteuf », marmonna-t-elle.
Le propriétaire de l’auberge, que tout le monde appelait « Tête d’Œuf » dans son dos, apprécia le « monsieur » qui ne lui était pas souvent donné. Il lui donna une claque amicale dans le dos, qui l’envoya un mètre plus loin.
« Allez, prépare le petit déj’ et j’oublierai cette histoire », grogna-t-il sur le ton d’une grande faveur.
Briar se rendit donc dans les cuisines et soupira. Comme d’habitude, Cassandra, la seconde cuisinière, n’avait pas daigné se lever dès l’aube. Et, comme d’habitude, sa grande beauté allait faire disparaître les reproches de Tête d’Œuf. Frustrée, la rouquine se concentra sur les œufs qu’elle mettait à cuire.
Tandis qu’ils se brouillaient, elle passa une main lasse sur ses yeux cernés, son visage fatigué. Elle avait passé toute la nuit à veiller sur sa sœur, Iris. La petite fille, fragile, avait été rattrapée par la fièvre alors que l’automne pointait le bout de son nez. Briar s’inquiétait pour son rétablissement. La fillette avait vécu les sept premières années de sa vie mal nourrie, utilisée par l’ancien propriétaire du Temps perdu. Ayant été abandonnée à la naissance, peu loin de l’auberge, l’ancien patron l’avait élevée juste ce qu’il fallait pour avoir une main-d’œuvre gratuite. Heureusement, on avait exigé la démission du patron et Hortense, la grand-mère de Briar, avait obtenu la garde de la fillette. Aujourd’hui, à neuf ans, Iris s’était plutôt bien remise, mais sa maigreur, ses cheveux sombres et ses yeux, ses yeux noirs qui brillaient d’une gravité trop mature pour son âge, ses yeux qui semblaient pouvoir vous happer et ne jamais vous relâcher, témoignaient encore de son passé.
Les œufs ! S’arrachant à ses pensées, Briar les sortit rapidement du feu. Ils n’avaient pas encore cramé mais n’en étaient pas loin. Alors qu’elle entreprenait de les verser dans une assiette creuse, la voix traînante de Tête d’Œuf parvint à ses oreilles.
« Je pars faire une course, occupe-toi des éventuels clients. Enfin, s’il y en a d’assez chtarbés pour se réveiller dès l’aube ! »
Le pas lourd du patron s’éloigna, la porte claqua. Une fois seule, Briar fit naturellement ce qu’elle faisait de mieux : elle chanta. Au début, ce n’était qu’un fredonnement, à peine audible, puis la mélodie traversa son être et emplit la cuisine. Sa voix grave, légèrement rauque, l’accompagna alors qu’elle faisait une pâte à pancakes, la guida lorsqu’elle en fit des petits cercles parfaits sur la poêle, la purgea quand elle nettoya ses ustensiles de cuisine, la fit tournoyer comme le torchon les séchait. Elle chanta jusqu’à ce qu’elle perçoive un bruit qui l’intrigua. Elle se tut. Un applaudissement. Elle mit quelques secondes à l’intégrer, mais oui, quelqu’un l’applaudissait, elle.
Un petit homme s’avança dans la cuisine en frappant ses mains l’une contre l’autre, un sourire étirant ses lèvres fines d’un côté à l’autre de sa tête ronde. Lorsqu’il parlait, sa moustache remontée en boucle bougeait d’elle-même, telle une entité propre.
« Ah, mademoiselle, vraiment, quelle voix, quel chant, assurément, je suis très ému, voyez vous-même mademoiselle, oh oui, tout ému. » Il inclina son chapeau haut-de-forme d’un grand geste théâtral, puis lui tendit sa main. « Je me présente à vous : Monsieur Hugau, maître de troupe et déclamateur de poésie de ma profession. » Il joignit ensuite ses deux paumes sans tenir compte de la poignée de main qu’il comptait serrer et fit un petit aperçu de ses talents : « Aujourd’hui, dès l’aube, à l’heure où blanchissent les malfrats, vous chantiez. Non, ça ne va pas. Mignonne, allons voir si la prose qui ce matin avait une tuberculose… non, non, ce n’est toujours pas ça ! Hum, je reprends. Si votre ramage s’en rapporte à votre… euh… mangeage, vous êtes le phœnix des hôtes de ce toit. » Il toussota légèrement avant de reprendre : « Ce ne sont pas des alexandrins, mais, oh là là, je suis tellement touché, oh, vous le voyez, que je ne sais plus improviser de simples vers… »
Devant l’absence de réaction de Briar, trop hébétée pour parler, il se racla la gorge.
« Et… suis-je censé deviner à qui j’ai affaire ? Oh, oui oui, sûrement, suis-je bête ?... Hum, oui, mais là n’est pas la question. Vous avez une telle voix que vous devez être bien célèbre… Mmmh… Êtes-vous Selline Dhyon ?
-Euh…. Non, non, je suis Briar. Enchantée. »
Monsieur Hugau haussa un sourcil broussailleux et écarta les mains.
« Ma-gni-fique. Tout simplement magnifique. Quelle voix. Je voulais vous poser une question, sans vouloir être indiscret… mais je n’ose pas, vous avez très sûrement, oui, très sûrement bien mieux à faire que d’écouter un pauvre maître de troupe sans nom, hélas, tel que moi…
-Non, non, pas du tout, dites, l’incita la jeune fille.
-Eh bien, voilà : j’allais, dans une étourderie, vous proposer de rejoindre ma troupe, ma pauvre troupe d’artistes sans nom, oh, mais je comprends bien maintenant, las, que j’ai commis une sottise : avec un tel ramage, impossible de ne pas être déjà pris par les plus grands… »
Briar sentait presque sa tête lui tourner.
« Il… il faut que je réfléchisse. » Elle tapota ses taches de rousseur de sa main gauche, comme toujours lorsqu’elle était nerveuse. « Je dois demander à ma grand-mère… je ne sais pas si je peux partir comme ça, laisser ma famille… »
Pouvait-elle réellement rejoindre une troupe aussi rapidement ? Sûrement pas. Elle fit la moue, s’apprêtant à refuser poliment, mais, voyant que Monsieur Hugau affichait une tête d’affligement, elle ajouta, de bonne foi :
« …mais, si cela m’est possible, ce serait avec une grande joie que je rejoindrai votre troupe ! »
Toutefois ces mots lui serraient involontairement le cœur. Qu’est-ce qu’il se passerait si elle refusait, au final… et, si elle partait, comment sa famille pourrait-elle se passer d'elle ? Le petit homme trapu releva la tête, afficha une mine étonnée.
« Oh, vraiment ? J’en suis ravi, comme vous le voyez, oui, absolument ravi. Que diriez-vous de faire connaissance avec, qui sait ? peut-être vos nouveaux collègues ?
-Oui ! » s’exclama-t-elle, une curiosité lui étreignant le cœur, mais ses responsabilités pesant sur elle. Puis, se rappelant qu’elle restait, pour le moment, serveuse, elle reprit d’une voix plus posée. « Puis-je vous servir quelque chose ? Pancakes, œufs brouillés ?
-Pancakes pour six, merci. »
Lorsqu’elle rentra dans la salle à manger, elle repéra aussitôt la troupe. Un grand homme un peu rond esquissa un sourire gourmand à la vue des pancakes et du pot de sirop d’érable qu’elle apportait.
« Chanteuse et cuisinière ! On l’embauche tout de suite, hein ?
-Heureusement qu’elle sait cuisiner, Lefred, remarqua d’une voix nasillarde un grand dadais au long nez recourbé. C’est une femme, tout de même.
-Oh, la ferme Aucondère » répliqua la seule femme de la troupe. Elle se tourna vers Briar, un peu perdue face à tant de sollicitations, et lui sourit. « Ne fais pas attention à eux. Je suis contente qu’il y ait une autre femme dans la troupe, enfin, si tu décides de t’y engager. Ces balourds commençaient sérieusement à me gonfler. Gayane, enchantée. Tu es … ?
-Briar, oui, oh la la, c’est elle, assurément, c’est son nom », répondit Monsieur Hugau sans laisser le temps à l’intéressée de répondre.
La rouquine l’ignora et sourit à Gayane en retour.
« Enchantée, Gayane. J’avais peur d’être entourée d’hommes, mais, heureusement, tu es là. »
Une lueur complice brilla dans les yeux bleus de la jeune femme, allumant une étincelle de joie dans le cœur de Briar, sans qu’elle ne sache réellement pourquoi. Un homme, qui devait avoir dans les trente ans, au visage rond et aux pommettes légèrement rouges, pouffa :
« Si on mélange « Gayane » et « Briar », ça fait « Gayiar » ! » Il éclata franchement de rire. Comme personne ne réagissait au trait d’humour, Briar lançant un regard perplexe à Gayane et les autres membres de la troupe levant les yeux au ciel, il crut bon de s’expliquer. « Dans « Gayane », on prend « Gay- » et dans « Briar » on prend « -iar », et ben, quand on colle les deux, ça fait « Gayiar » ! Comme un gaillard, un bonhomme quoi ! »
Son fou rire reprit de plus belle, et toujours aussi solitaire. Lefred, qui se gavait de pancakes, acheva les présentations :
« Le clown s’appelle Floran, et l’autre, là, avec le visage tout peinturluré, c’est Mime. Enfin on sait pas trop son vrai nom, vu qu’il est muet et illettré, alors on l’appelle Mime, parce que, ben… il fait des mimes. »
« L’autre, là », était un homme de grande carrure, au visage peint entièrement en blanc, au petit sourire dessiné en rose et au béret vissé sur la tête, qui lui fit un petit signe de la main.
Briar hocha la tête. Il faudra encore qu’elle en parle à Hortense, sa grand-mère, qu’elle convainque Tête d’Œuf de la laisser partir, qu’elle trouve un moyen de se libérer de ses charges, mais elle rejoindrait la troupe avec grand plaisir. Quoique… Comment sa famille pourrait-elle s’en sortir sans elle ? Iris avait besoin de son argent pour avoir accès à des médicaments… Cette troupe pourrait représenter la chance de sa vie, mais à quel prix ? Un léger frisson, à peine perceptible, parcourut son dos.
Un courant d’air. Rien qu’un courant d’air.
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