Chapitre 2 - A son tour

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Le soir venu, en rentrant chez elle, Briar n’avait qu’une pensée en tête : la troupe. Au vu de leurs vêtements, ses membres ne devaient pas avoir trop de difficultés à trouver un public. A première vue, ils avaient tous l’air très sympathiques, excepté peut-être Aucondère, mais elle était certaine qu’en apprenant à le connaître, elle pourrait l’apprécier.

La jeune fille était tellement absorbée dans ses pensées qu’elle vit à peine ce qu’elle faisait quand elle traversa le hameau de Beaufleur. Elle ne fit pas attention lorsqu’elle descendit de Tempo, ni ne jeta de regard sur la petite maison aux volets rouges, au lilas qui l’encadraient, au mur de lierre qui la soutenait.

Alors qu’elle allait ouvrir la porte, elle laissa sa main en suspens dans les airs. Était-ce réellement un bon choix ? Elle repensa à Gayane et à son sourire encourageant, balaya ses pensées et ouvrit.

« Hortense ! » lança-t-elle avant même qu’elle ne referme la porte. « Il y a quelque chose… dont je dois absolument te parler ! »

Seul le silence lui répondit. Il lui chuchota des pensées qui effacèrent tous ses fantasmes. Est-elle tombée ? Ou pire ? Est-ce que l’état d’Iris a empiré ? Ou pire ? Et Merlin ? Est-ce quelque chose lui est arrivé ? Est-ce que des gens sont arrivés dans la maison ? Et les ont emportés ?

Elle tapota ses taches de rousseurs et s’efforça de respirer normalement. Depuis le Jour, elle était plus qu’inquiète lorsqu’un membre de sa famille manquait à l’appel.

« Hortense ? » appela-t-elle d’une voix mal assurée.

N’entendant personne lui répondre, elle monta l’escalier.

« Hortense ?! Hortense ! »

Elle trouva sa grand-mère au chevet d’Iris, dos à elle, dans la petite chambre de la fillette. Briar se figea en voyant les yeux fermés de sa sœur adoptive, l’immobilité de son corps. La vieille femme se leva, se tourna vers elle et mit son index sur ses lèvres.

« La petite dort » murmura-t-elle. « Elle va déjà beaucoup mieux, et sera sûrement rétablie après une bonne nuit de sommeil. »

Briar poussa un soupir de soulagement si profond qu’il aurait probablement pu réveiller Iris, mais l’enfant ne cilla pas. Hortense suivit la fille de sa fille dans la cuisine.

« Alors ? Que voulais-tu me dire ? »

Briar inspira profondément. Après que l’inquiétude l’avait assaillie, elle n’était plus si exaltée à l’idée de rejoindre la troupe.

« Merlin n’est pas rentré ? s’enquit-elle, éludant la question.

-Si, mais il a dû repartir juste après, car une des juments de son patron mettait bas. »

La jeune fille acquiesça. Son frère était palefrenier, aussi, qu’il soit rappelé en urgence n’était pas un fait rare.

« C’est quelle jument ?

-Utopia, la gris pommelé. »

Est-ce le moment de lui parler de la troupe ?

Briar scruta le visage de sa grand-mère, afin de tenter de deviner son humeur. Bien que Hortense soit adorable et bienveillante, elle pouvait réagir un peu brusquement dans certains cas. Les yeux brun sombre de la vieille femme semblaient chaleureux, et ses rides semblaient sourire. Briar prit cela comme un encouragement.

« Hum… Hortense… Vois-tu, à l’auberge, j’ai rencontré un maître de troupe… Il m’a entendu chanter, et m’a proposé de le rejoindre. » Comme la vieille femme gardait le silence, elle ajouta : « Les six membres de la troupe ont l’air très respectables. Il y a déjà une femme parmi eux, et elle n’a jamais eu de problèmes. En plus, ils ont l’air de ne pas vraiment dormir sur une paillasse, mais bien sur un double matelas bien moelleux… Je pense que je pourrais rapidement gagner assez d’argent pour couvrir les frais de la maison, acheter des médicaments pour lorsque nous en aurons besoin… Alors est-ce que je pourrais la rejoindre ? » Elle se tut puis rajouta un petit « s’il te plaît ? », afin de l’attendrir un peu.

Hortense resta un long moment à la regarder en silence. Puis, elle s’adressa à sa petite-fille d’une voix douce :

« Je ne sais pas… Je comprends que tu aies envie de partager ton talent, de partir vivre une aventure avec d’autres jeunes gens, de t’émanciper… Toutefois, que se passerait-il si nous venions à manquer d’argent avant que tu ne rentres de tournée ?

-Je pourrais vous envoyer l’argent gagné chaque semaine…

-Pourrait-on alors faire réellement confiance au coursier ? Je n’en suis pas si sûre…

-De toute manière, leurs prochains spectacles sont aux alentours de Corelle… Nous pourrons faire des économies, ainsi, vous aurez toujours de l’argent en attendant que je revienne, quand je partirai en tournée. »

Briar savait bien que cela allait être très compliqué d’économiser, étant donné qu’ils vivaient déjà du strict minimum, mais elle voulait croire qu’elle pourrait s’engager dans la troupe. Sa grand-mère fit une moue dubitative, partageant sûrement les doutes de sa petite-fille, puis elle conclut d’une manière qui surprit la jeune fille :

« Après tout, pourquoi pas ? » Voyant le regard éberlué de la rouquine, elle eut un éclat de rire, son rire qui partait en cascade, et haussa les épaules avec un petit sourire : « Eh bien ? Il faut bien que tu partes vivre ta vie. Je ne peux pas te garder éternellement à la maison, avec des problèmes qui ne sont pas de ton âge ! » La vieille femme fit une pause, puis reprit, d’un ton tendre. « Ma petite Briar… Si jeune et déjà si adulte… Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour te gâcher ainsi ta jeunesse ? Je suis pourtant parfaite ! » conclut-elle en souriant.

La rouquine lui rendit son sourire, soulagée. Sa grand-mère n’avait pas perdu son sens de l’humour et de l’auto-dérision, l’heure n’était pas grave.

Le lendemain matin, Briar annonça la nouvelle à Monsieur Hugau, qui l’accueillit avec un grand sourire révélant des dents jaunes et une ou deux couronnes.

« Bien bien bien, oh oui, excellent, c’est excellent ! »

Il sortit une feuille d’une petite sacoche en cuir qu’il tenait accrochée à sa ceinture.

« Le contrat », annonça-t-il. « Enfin, c’est surtout officiel, pour s’assurer que tu touches bien ta part d’argent chaque semaine, oui, oui, pour sûr… »

La rouquine hocha la tête et lut rapidement le contrat. Son souffle était haché lorsqu’elle prit la plume et la trempa dans l’encre. Elle prenait conscience que c’était probablement sa vie qui était en train de se dessiner à l’instant même, en même temps que les lettres rondes.

Elle signa.

Elle faisait officiellement partie de la troupe de Monsieur Hugau.

Celui-ci reprit :

« Ah oui, oui, oui, nous avons reçu la veille, une missive du capitaine du bateau sur lequel nous devions embarquer dans un peu plus de deux mois en direction de l’Empire del Perez. Il ne sera plus libre à cette période, aussi nous partirons après-demain. »

Briar déglutit, comme pour faire passer cette information, afin de la digérer. Partir pour un continent inconnu ? Le surlendemain ? En compagnie de personnes qu’elle connaissait à peine ?

Elle tapota ses taches de rousseurs, comme elle faisait toujours pour se calmer lorsqu’elle se sentait nerveuse. Après tout, pourquoi pas ? Elle faisait partie de la troupe, à présent.

« D’après les dires, les gens de là-bas sont très généreux », glissa Aucondère.

La rouquine suivit son raisonnement. Elle pourrait peut-être amasser plus d’argent qu’en restant au Val ?

« Il… il faudra que je demande à ma grand-mère », murmura-t-elle, absorbée dans ses pensées.

De fait, le soir, elle lui demanda. Ce fut d’abord son frère, présent lui aussi, qui se leva, comme monté sur ressorts, et lui répondit.

« Il n’est pas question que tu y ailles ! Hortense, tu ne vas quand même pas la laisser vagabonder sur un continent inconnu ?! Avec des personnes que nous ne connaissons absolument pas, et qu’elle-même ne connaît à peine ! Après-demain ?! Et puis… Briar, tu ne peux pas nous laisser. On a besoin de toi. S’il te plaît, ne pars pas. »

Il lui jeta un regard implorant, puis se tourna vers Hortense, attendant sa réponse. En patientant, Briar fut une fois de plus frappée par sa propre ressemblance avec son frère, en jetant un coup d’œil au miroir. Merlin était son sosie masculin : mêmes cheveux roux flamboyants, même visage fin, mêmes taches de rousseurs… Seule leur couleur d’yeux différait : tandis que Briar les avait gris, lui les avait bleu-vert.

Hortense soupira.

« Je ne sais pas. Briar, ton frère a raison, mais… tu ne peux pas abandonner la troupe, alors même que tu viens juste d’y entrer !

-Ne me dis pas que tu vas la laisser y aller ! s’insurgea Merlin. C’est trop dangereux !

-Je comprends ton inquiétude, Merlin, et je la partage. Mais…

-S’il te plaît, laisse-moi partir ! » supplia Briar. « Une fois là-bas, je pourrais me constituer une véritable richesse ! Et puis, je sens que Gayane sera une bonne amie… Je serai bien entourée. Il ne peut rien m’arriver.

-Rien, à part tout un tas de choses atroces, répliqua son jumeau. Et si le bateau coulait ? Et s’il se faisait accoster par des bandits ? Et si les hommes avaient de mauvaises intentions ? Et si tu te perdais ? Et si…

-Ça fait beaucoup de « si », le coupa-t-elle.

Elle avait toutefois rétorqué avec moins de conviction. Ses devoirs étaient un petit poisson d’argent qui filait entre ses doigts. Elle décida alors de s’en remettre à sa grand-mère.

« Hortense… »

La vieille femme plissa les yeux et se tourna vers elle.

« Ma Briar, tu as bientôt 17 ans, tu seras majeure. Tu connais les risques d’un potentiel voyage. C’est à toi de décider si tu veux t’y engager ou non. Je laisse la décision entre tes mains. »

La jeune fille tapota ses taches de rousseur. Du petit poisson, ses responsabilités étaient devenus une baleine qui lui pesait sur le dos. Oui, elle connaissait les risques. Voulait-elle réellement y aller ? D’un certain point de vue, la vie d’artiste la faisait rêver depuis longtemps. Mais en même temps…

« Je… je ne peux pas y aller. » Maintenant qu’elle l’avait dit, elle était de plus en plus certaine que c’était la bonne décision. « Vous n’aurez plus mon salaire de serveuse et cuisinière, et, sans, vous ne pourrez jamais survivre, sans parler d’Iris qui a encore une santé fragile…

-Voilà ! s’exclama Merlin. Enfin une parole sensée ! »

Hortense pinça ses lèvres et secoua la tête.

« Non, non, non, vous n’avez rien compris. Briar, j’ai dit que je laissais la décision entre tes mains pour te donner l’impression que tu avais un choix, mais, en réalité, tu n’en as pas d’autre que d’aller à ce voyage. Tu ne peux pas gâcher une chance pareille de faire profiter ton talent au monde entier. Et je suis encore ta tutrice pour deux mois, tu ne peux pas me contredire. Alors, on refait. Qu’est-ce que tu dis ? »

Briar tenta de protester, mais le sourcil levé de sa grand-mère la dissuada. Elle sentit sa gorge se serrer, alors qu’un léger vertige la saisissait, comprenant les implications de son voyage futur. Un frisson lui parcourut l’échine, une colère sourde monta en elle, colère qu’elle refoula, résignée. Elle se mordit la lèvre inférieure, ligotant sa volonté pour ne pas argumenter. Sachant que sa grand-mère ne reviendra pas sur sa décision, elle tenta de ce convaincre que c’était la bonne décision, ça l’était forcément, c’était la chance de sa vie, mais ce fut à contrecœur que ces mots lui échappèrent dans un souffle :

« Je… j’irais. Je participerai à ce voyage. »

Sa voix, mal assurée, avait flanché vers la fin. Maintenant qu’elle avait annoncé cette décision, elle prenait réellement compte de son ampleur. Elle aurait tellement voulu pouvoir revenir en arrière, protester encore. Elle ouvrait sa bouche lorsque son frère la coupa.

« Quoi ? » s’indigna Merlin, une incompréhension et une souffrance profonde dans le regard, comme victime d’une trahison. « Briar, tu ne peux… Hortense, tu ne peux pas faire ça !

-Ah oui, et pourquoi ? » répliqua cette dernière.

Le jeune homme ouvrit la bouche, la referma, secoua la tête de dépit et se retira dans leur chambre.

Hortense, l’air grave, fixa Briar, droit dans les yeux, et celle-ci eut l’intime conviction que la vieille femme ne reviendrait pas sur sa décision.

« C’est bien. Tel était mon avis sur la question, et je le partage. Mais… fais attention à toi. Vraiment. » Elle s’interrompit un moment, plissa légèrement les sourcils, et reprit : « J’ai quelque chose pour toi. » Elle ouvrit un tiroir dans sa commode et en retira une enveloppe. Dessus était noté, d’une élégante et délicate écriture : « A ma fille, Briar. ». L’intéressée étouffa un sanglot à sa vue. Sa grand-mère lui tendit la lettre. « Ceci est une lettre que t’a écrite ta mère. Je devais te la donner à ta majorité, mais je crains bien que tu ne sois pas revenue d’ici deux mois. Ouvre là le jour de tes 17 ans, où que tu sois. »

Un silence presque religieux s’installa, les deux femmes se soutenant ainsi dans leur deuil. Enfin, Hortense tendit la lettre à Briar, qui la prit, soigneusement, d’une main tremblante, ses doigts frôlant le papier raffiné. Une main chaude se posa sur la sienne. La jeune femme leva les yeux vers sa grand-mère qui lui souriait, une larme à l’œil, et lui sourit à son tour.

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