Chapitre 4 - Bien trop lointain

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Briar se réveilla. Le ciel était bleu clair, et le Soleil à son zénith.

Trois petits enfants la regardaient, l’air intrigué. Ils se murmurèrent des choses dans une langue que la jeune femme ne connaissait pas. Ne voyant aucune utilité à sa vie, celle-ci referma les yeux, comptant se rendormir.

« Madame… » fit une voix mal assurée. « Est-ce que vous as la maison ? Le miam ? »

Briar ne broncha pas.

« Attends ici, madame », fit la fillette qui avait parlé, en s’éloignant.

Briar eut envie de rire, mais le son lui râpait la gorge.

Ce n’est pas comme si j’allais partir en courant…

La fillette revint un instant plus tard. Les deux autres gamins étaient partis.

« Tiendez… naï, tenez madame. »

Briar sentit l’odeur d’un aliment salé, qu’elle ne sut reconnaître.

« Al’aken mejar »

La petite fille enveloppa l’aliment dans une feuille de papier et le laissa sur le sable. Puis elle fit s’asseoir Briar et la fit boire dans un bol une boisson blanchâtre à l’aspect étrange.

« Lait de la cheval. Très bon. »

La rouquine, n’ayant pas la force de protester, se laissa faire, soutirant un sourire à la fillette.

Elle avait une peau très sombre, de longs cheveux dénoués et de grands yeux noirs pétillant d’intelligence. Elle portait des habits très simple, et semblait maigre, ce qui laissa au peu de volonté de Briar comprendre qu’elle ne mangeait pas avec des couverts en or.

« Cynisca », dit la petite fille en posant sa main sur son cœur.

Briar cligna des yeux. Sa bouche ne parviendrait pas à prononcer son nom. Ses yeux la piquèrent lorsqu’elle songea que son interlocutrice ressemblait beaucoup à Iris, par ses yeux noirs empreints d’une sagesse trop grande pour un si petit corps, par ses gestes à la fois tendres et sauvages, comme si elle savait ce que la vie pouvait apporter – et ce qu’elle pouvait prendre. Et cela la déchirait.

Comment, en étant si jeunes, elles peuvent ainsi soutenir le monde de leurs petits bras, moi qui ne sait me soutenir moi-même ? Voyant qu’elle n’était pas en état de prononcer un mot, Cynisca hocha la tête, lui adressa un dernier sourire et s’en alla, laissant des petites empreintes sur le sol.

Briar ferma à demi les paupières. Elle n’arriverait pas à se rendormir. Dans un grognement, elle parvint à se traîner jusqu’à un rocher, derrière lequel elle satisfit ses besoins naturels.

Lorsqu’elle revint à l’endroit où son corps avait laissé sa marque dans le sable, elle se sentait déjà un peu mieux. Elle regarda le papier avec la nourriture qu’avait laissé Cynisca. Tout en ayant la sensation que ses gestes ne lui appartenaient pas, elle ouvrit le paquet. Les al’aken mejar étaient des galettes jaunes de la taille d’une main. Briar croqua dedans et, quelques secondes plus tard, elles avaient déjà disparu. Elle se rendit compte à cet instant à quel point elle avait faim.

J’ai un appétit plus vorace que celui de Lefred !

Cette pensée lui rappela la trahison que lui et les autres membres de la troupe avait commis. Une nouvelle vague de douleur et de colère lui noua le ventre, lui agrippa la gorge et fit déborder la mer de ses yeux secs.

Elle ne savait pas bien combien de temps se passait entre les visites de Cynisca, lorsqu’elle était plongée dans une sorte d’ellipse sombre et nuageuse, dans laquelle elle ne ressentait rien d’autre qu’une vague fatigue. C’était un drôle de mot, vague. Elles venaient lui lécher les pieds de temps à autre, la tirant de ses demi-sommeils, lui offrant un contact avec la réalité. Si on n’en prenait pas garde, elles pouvaient vous emporter, aspirer votre vie et rejeter votre enveloppe corporelle sur le sable blanc. Vague signifiait aussi imprécis, flou. Mais quoi de plus précis qu’une vague ? Les vagues étaient des guerrières sans pitié, l’Océan leur régiment.

Après ces pensées embrumées, elle se rendormait, jusqu’à que Cynisca lui rende à nouveau visite. Si elle dormait à ce moment-là, la petite restait sagement assise en tailleur sur le sable sans faire de bruit, et lui tressait les cheveux, lui lavait doucement le visage ou simplement veillait sur elle. Lorsqu’elle se réveillait, la petite fille la faisait manger, lui parlait doucement en langue commune ou lui apprenait des mots en sa langue. Un jour, Briar réussit à prononcer son nom, et le sourire de Cynisca fut pour elle bien plus brillant que le soleil brûlant.

Au fur et à mesure des jours, son cerveau commençait à se rappeler de sa fonction principale, et elle était dans un état de semi-éveil plutôt qu’un semi-sommeil. Elle apercevait quelques fois des petits enfants pieds nus et vêtus d’haillons la fixer de loin, mais ils ne s’approchaient jamais. Apparemment, ils étaient les seuls à emprunter la plage, car personne ne troubla jamais sa tranquillité.

Le soleil avait à peine entamé sa ronde dans le ciel lorsqu’elle ouvrit les yeux ce jour-ci. En entendant le bruit des mouettes, qui planaient au-dessus de sa tête, elle se dit qu’il fallait qu’elle bouge. Elle n’était pas un animal marin. Elle devait retrouver sa place dans le monde des humains, ce monde qui avait continué de tourner sans elle. Elle se leva et s’en alla.

Un peu plus tard, alors qu’elle posait ses pieds nus sur les dalles des premières rues, elle prit conscience qu’elle devait extrêmement sale et maigre, et qu’elle ne devait pas sentir la rose. Elle retourna alors au bord de la mer, et s’engouffra dans l’eau.

Elle craignait un peu que son corps fourbu soit emporté par le courant, mais il s’avéra plutôt aisé de rester debout. L’eau fraîche sur son corps était un véritable délice. Le sel lui picotait la peau, mais qu’importe : la sensation de renaître était plus forte.

Au loin, une silhouette d’enfant se tenait immobile. Elle leva la main pour le saluer, et l’ombre partit. La jeune femme sourit. C’était le seul remerciement qu’elle pourrait offrir à Cynisca et aux autres enfants.

Elle se retrouva ensuite dans un marché, qui lui rappela cruellement les Marchés Exotiques organisés à l’équinoxe de printemps à Corelle. De nombreuses odeurs inconnues arrivaient jusqu’aux narines de Briar, toutes les couleurs les plus chatoyantes se côtoyaient et des bruits venus de partout emplissaient l’air d’une mélodie chamboulée. La seule différence était que, à Corelle, elle était part de ce monde. Ici, elle n’était qu’un couac dans la mélodie.

Un marchand à la moustache fournie l’interpella avec un fort accent traînant typique d’Ysberg :

« Mademoiselle, j’ai de beaux colliers qui s’allieront parfaitement avec vos beaux cheveux roux ! »

Un autre totalement imberbe l’appela aussitôt qu’elle ait poliment refusé :

« Des beaux bouquets de fleur, Mademoiselle, pour l’heureux élu de votre cœur! »

Une épée s’enfonça entre les côtes de Briar, qui s’éloigna à grands pas. Elle réussit à sortir du dédale de marchands et se retrouva dans une petite ruelle presque vide. Seul un vieux couple s’y promenait lentement. La jeune femme s’arrêta devant une lourde porte en bois. Un panneau présentait l’endroit comme « Chez Alcine – auberge ». Le ventre noué au souvenir de Au temps perdu, de Tête d’œuf, de Cassandre et des clients désagréables, Briar poussa la porte.

Une bonne odeur d’Al’aken mejar flottait dans l’air. A cette heure du matin, peu de monde était attablé mais une atmosphère joyeuse se mêlait au parfum des galettes jaunes. Une belle jeune femme aux yeux en amande s’approcha de Briar.

« Bonjour, mademoiselle, que puis-je faire pour vous ?

-Bonjour, j’aimerais savoir s’il y a du travail pour moi ici.

-Effectivement, une serveuse en plus ne nous ferait pas de mal… Mais ce n’est pas à moi d’en décider : allez voir Alcine, le patron. »

Elle ponctua ses propos d’un geste de la main vers le fond de la salle. Briar la remercia et se rendit bientôt compte que ce qu’elle lui désignait était une nouvelle porte en bois. Elle jeta un coup d’œil vers la serveuse, mais elle avait disparu. La rouquine frappa trois coups, attendit. Une voix grave étouffée émit un « mmmh », et Briar traduisit en son for intérieur cela comme un « Entrez ». C’est donc ce qu’elle fit.

La pièce était petite et mal éclairée, sans meubles, excepté le bureau et la chaise disposés au centre de la pièce. Sur cette même chaise, derrière ce même bureau, un grand homme. Il avait la peau couleur caramel, de grands yeux noisettes et semblait à l’étroit dans son costume fripé. Il avait des traits à la fois simples et profonds qui ne laissaient rien deviner de son caractère.

« Monsieur Alcine, je suppose ? » supposa Briar. « Bonjour. Je m’appelle Briar Cicely Amillya. J’aimerais savoir si vous avez du travail pour moi.

- Mmmh… » fut la seule réponse qu’elle obtint.

La jeune femme décida de prendre cette réponse comme une invitation à poursuivre, et elle continua :

« J’ai déjà travaillé cinq ans comme serveuse dans une auberge de Corelle, j’ai donc de l’expérience… je peux prendre tous les horaires que vous voulez, je…

- Mmmh », l’interrompit Alcine.

Briar attendit la suite, qui ne vint pas. Elle se risqua à poser une question ouverte :

« Pour quel emploi auriez-vous besoin de moi ? »

Alcine ne répondit pas, se contentant de verser une boisson brune dans une petite tasse et de la porter à ses lèvres tout en la scrutant de ses yeux pétillants. La jeune femme commença à se sentir mal à l’aise et tapota ses taches de rousseur. Diplomate, elle s’assura qu’il la comprenait.

« Excusez-moi, comprenez-vous la langue commune ?

- Mmmh. »

Elle prit cela pour un oui. Sentant l’impatience lui monter à la tête, elle respira un grand coup afin de se calmer.

« Et… y a-t-il de la place dans votre auberge ? »

Alcine ne lui répondit pas, mais, sans la quitter des yeux, sortit un papier de quelque tiroir. Un contrat. Il lui indiqua les cases à signer.

Prudente après M. Hugau, Briar lu attentivement toutes les petites lignes avant de signer et de s’exclamer :

« Merci ! Merci beaucoup ! »

Un sourire rayonnant s’épanouit alors sur le visage d’Alcine, qui illumina toute la pièce et réchauffa le coeur de Briar. Il lui répondit :

« Tu feras une bonne servante, Briar. Patience, politesse, parfait. »

Riant de la stupéfaction de la jeune fille, il se leva et s’approcha d’elle. Il devait faire au moins deux têtes de plus qu’elle.

« Très heureux de pouvoir t’embaucher.

- Merci. Merci, monsieur.

- Oh, tu peux m’appeler Alcine. Et me tutoyer. »

La rouquine, confuse mais enchantée, lui rendit son sourire et acquiesça. Ils discutèrent un peu des termes du contrat et convinrent à un logement et une nourriture gratuite pour Briar contre son service pendant douze heures chaque jour, sauf le mardi où elle n’aurait que six heures. C’était tout ce que Briar pourrait trouver de mieux, et elle en était pleinement satisfaite.

Une voix intérieure la suppliait d’être prudente, de se rappeler la tromperie de Monsieur Hugau, mais le sourire d’Alcine et la gentillesse de la serveuse qu’elle avait croisé l’avait mise en confiance. Toutefois, dans un coin de son cerveau, elle se rappelait qu’elle avait déjà connu bien des personnes recouvertes d’un vernis à peine écaillé, cachant de mauvaises intentions derrière sourires et bienveillance.

Avec un peu de chance, elle pourrait bientôt accéder à une fonction plus importante au sein de l’auberge et gagner un salaire qui lui permettrait de rentrer chez elle…

Un chez elle bien trop lointain.

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