Chapitre 5 - La direction des étoiles

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Quelques jours plus tard, Briar se rendait bien compte que ce petit travail ne lui permettrait pas de rentrer chez elle avant bien longtemps. De plus, elle ne se sentait pas très à l’aise dans cette ville. Lorsqu’elle voyait l’Océan, ses pensées la ramenaient indubitablement à Gayane, M. Hugau et les autres. L’auberge non plus ne lui rappelait pas de bons souvenirs, bien qu’Alcine et les autres employés se montraient prévenants.

Alors qu’elle était de vaisselle avec Mao, un vieux serveur plutôt sympathique, elle se risqua à lui demander s’il connaissait un endroit où elle pourrait gagner un salaire.

« Il y a bien Morag, la capitale, mais elle se trouve si loin… peut-être à un mois à cheval… Et, en-dessous de ses dorures se cache une réelle pauvreté… Le vernis s’écaille. Mais bon, je ne veux pas te décourager. En revanche, ma jument, Jatuhkan, a eu une pouliche il y a deux ans. Je te passe Jatuhkan si tu veux, je me contenterai de la petite. »

Briar accepta en le remerciant chaleureusement, rassembla quelques provisions et partit en direction de la surnommée « Merveilleuse ».

Le début du voyage se déroula sans encombres. Jatuhkan avançait bien, le ciel était dégagé et, bien que le froid de décembre lui piquait la gorge, Briar se sentait de bonne humeur.

Vers la fin de l’après-midi, après être entrée dans une forêt, le vent tourna. La jeune femme n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Cinq hommes, cinq chevaux. Masqués, armés, baraqués. Sa gorge se serra et son pouls s’emballa. Elle pouvait sentir son cœur battant à toute allure dans sa poitrine, tel un oiseau affolé voulant s’échapper de sa cage, écho incessant du bruit des sabots martelant le sol autour d’elle, en une ronde menaçante, imprévisible et pourtant si régulière…

L’homme qui se tenait en face d’elle, et qu’elle identifia comme leur chef par son cheval noir, aboya quelque chose en Lycartien, la langue de l’Empire del Perez, que Briar ne comprit pas, mais le ton et l’expression étaient universels : elle était en danger. Un sourire carnassier était visible derrière sa cagoule, une lueur dangereuse dansant dans la prunelle de ses yeux scrutateurs. Sa silhouette imposante se découpait sur le ciel gris sombre, représentante des nuages porteurs de pluie, de tonnerre et de tempête.

Sentant la panique l’envahir et lui nouer les entrailles, elle leva les mains en l’air, espérant que ce geste aussi soit international. Leur chef lui répéta la même chose, d’un ton plus féroce.

« Je… je ne parle pas votre langue », fit Briar d’une voix mal assurée en langue commune.

Un des brigands lui répondit d’une voix bourrue.

« Toi donner à nous tout tu avoir. Si pas… »

Il fit le signe sans équivoque de se passer un doigt en travers de la gorge. Briar sentit son corps se liquéfier. Elle avait l’impression que le monde tournait. Elle sentait quelques gouttes de sueur perler sur son front et presque geler dans l’air glacial.

Je vais m’évanouir, je vais m’évanouir… Et cette pensée ne l’aidait guère : être inconsciente pourrait inciter les hommes à lui faire des choses qu’elle ne pouvait même pas imaginer. Elle songea un instant aux histoires d’aventures dans lesquels les héroïnes intrépides découvrent un don inné pour le combat, mais son corps refusa d’emblée d’essayer, et elle descendit docilement de Jatuhkan et passa ses rênes au chef des brigands, puis passa son baluchon de provisions, aussi petit soit-il.

Malgré elle, elle sentit des larmes lui monter aux yeux. Ses jambes tremblantes menaçaient de la faire tomber à tout instant.

« Donne vêtements », ordonna encore le brigand avec un sourire gras.

Briar se figea. Se déshabiller devant cinq hommes ?

Je n’ai pas vraiment le choix. Voire même pas du tout le choix.

Elle commençait à défaire son corset, quand un des brigands tomba de son cheval, inconscient.

Les autres hommes marmonnèrent en se jetant des regards en coin, visiblement inquiets. Subitement, un autre bandit tomba à terre. Tout allait trop vite. En un éclair, les trois restants dégainèrent leurs pistolets. Briar remarqua alors une silhouette en haut d’un arbre. Un fantôme ? Bizarrement, elle était persuadée que ses parents venaient la sortir de ce mauvais pas. Voulant reconnaître son père ou sa mère, elle plissa les yeux pour mieux voir. Malheureusement, un brigand suivit son regard, remarqua la silhouette, la pointa du doigt et cria un nom. Se rendant compte de son erreur qui pourrait lui être fatale (elle ne s’inquiétait pas trop pour le fantôme), elle se mordit la lèvre. Les trois brigands commencèrent à tirer et la silhouette disparut. Les bandits grognèrent et abaissèrent leurs pistolets.

Ils se retournèrent vers Briar.

« Vêtements, vite. » grogna celui qui parlait la langue commune.

Les mains tremblantes, elle continua de défaire son corset. Ça y est, cette fois je suis morte…

Sans prévenir, la silhouette atterrit de nulle part sur le cheval d’un des bandits tombé à terre. Il ne ressemblait ni à son père, ni à sa mère. C’était un jeune garçon, plutôt svelte. Son visage était masqué et ne laissait voir que ses yeux marron clair.

Il prit galamment la main de Briar pour l’aider à se hisser sur l’étalon alezan. Sans que les brigands aient pu faire un geste, ils étaient déjà au triple galop sur le sentier de la forêt. La jeune femme n’était jamais allée à cette vitesse, et, si sa robe ne l’avait pas gênée et qu’elle n’avait pas été sur le point de tomber, elle aurait pleinement profité. Lorsqu’ils ne furent plus à portée de tirs, le garçon ralentit l’allure du cheval, qui trotta vigoureusement.

« Que… qui es-tu ? demanda Briar. Comment as-tu fait pour les assommer ? Personne n’a rien vu ni entendu ! »

Le jeune homme caressa leur monture avant de répondre.

« Tous me connaissent sous le nom de Boa’lue. Le fantôme. Pour les brigands, je me suis inspiré de techniques émiliennes.

- Tu viens d’Emil ? » demanda Briar, bien que peu surprise, car son sauveur n’avait pas l’accent n’avait pas l’accent chaud des Lycartiens mais bien celui à couper au couteau des Emiliens.

- Oui, ma mère était de là-bas, et j’y ai vécu jusqu’à mes 10 ans. »

« Etait » ? nota Briar, mais elle n’osa pas lui demander ce qu’il s’était passé.

« Et toi ? » reprit Boa’lue pour changer de sujet. « Comment t’appelles-tu ? Tu n’as pas vraiment l’air d’ici, toi non plus.

- Je suis Briar, et oui, je viens du Val. De Lexer. Je suis en route pour Morag. »

Un silence s’installa entre eux une fois les présentations achevées. Boa’lue fit tourner le cheval vers un pan de forêt le plus broussailleux. Quelques mètres et quelques branches prisent dans le visage plus loin, ils arrivèrent devant une cabane en bois assez rudimentaire. Juste à côté, près d’un ruisseau, se trouvait un petit cercle de terre plein de cendres. La lumière du soleil couchant qui filtrait à travers les branches des arbres et les nuages sombres dansait sur la neige.

« Voici mon chez-moi », annonça le jeune garçon.

Ils descendirent du cheval, qui se dirigea aussitôt vers le ruisseau pour boire à longues gorgées.

« C’est toi qui a construit cette cab… »

Briar s’interrompit. Le jeune homme avait enlevé sa cagoule.

Il avait un visage à la fois ordinaire et singulier. Ses épais cheveux bruns s’accordaient parfaitement avec ses habits sombres. Ses trains fins laissaient deviner un âge bien plus jeune que celui que Briar lui avait donné en premier lieu : il ne devait pas avoir plus de 14 ans. Le plus remarquable était sur sa joue gauche, à côté de son oreille ; un grain de beauté détonnait, ressortait sur la peau halée. Il semblait un trou noir, qui aspirait tout sur son passage, un aimant puissant.

« … ane ? » reprit-il en haussant un sourcil. « Oui. D’ailleurs, je ne t’ai pas présenté mon vrai nom : je suis Gabin. »

Briar hocha la tête, un peu troublée. Gabin sourit furtivement, puis entreprit de frotter l’étalon avec des herbes, qui, ayant fini de boire, s’était dirigé vers un carré d’herbe fraîche qu’il broutait placidement.

« Alors… tu vis ici ? demanda la jeune femme.

- Depuis quelques jours, oui. Je me déplace en même temps que la lune change de quartier.

- Pourquoi ? » souffla-t-elle.

Le jeune garçon soupira et haussa les épaules. Il n’en dirait pas plus.

Briar ouvrit les mains et regarda l’espace entre ses doigts, dans l’espoir d’y lire quelques réponses aux questions qu’elle se posait.

Comment le remercier ?

Les brindilles n’étant pas de très bonnes conseillères, elle referma ses mains et lui posa la question directement.

« Comment puis-je te remercier ? » Comme Gabin lui lança un regard interrogateur, elle fronça les sourcils. « Tu sais, tu m’as sauvé la vie, tout ça…

- Tu rigoles ? Je n’ai pas été assez rapide ! Tu aurais pu avoir ton cheval et ton baluchon en ce moment même !

- Je suis très sérieuse, au contraire. J’aurais pu ne pas avoir ma vie en ce moment même, je pense que c’est un motif assez suffisant pour que je te remercie ! »

Elle fut prise de remords. Elle avait risqué la vie de ce jeune garçon. Elle avait cédé à la peur, elle avait flanché, elle avait gentiment obéi.

Bien que ce soient des réactions assez naturelles pour un humain qui se fait agresser, je promets que ça n’arrivera plus.

« Ce n’est pas de ta faute, mais celle des brigands », affirma-t-elle d’une voix ferme, autant pour Gabin que pour elle-même. « Je retournerai les voir pour reprendre Jathukan – ma jument.

- Je t’accompagne, » répondit Bao’lue du tac au tac.

Briar s’en voulut d’être soulagée, puis se dit qu’un peu de compagnie qui savait assommer deux brigands sans se faire repérer de pourrait pas faire de mal. Ils restèrent un instant dans le silence avant que Gabin ne le brise.

« Je vais chercher à manger. Tu m’accompagnes ? »

Briar acquiesça et se leva pour le suivre dans la forêt.

Partout, la neige empêchait les plantes de se dévoiler au Soleil. Les oiseaux ne chantant pas, le silence régnait, déchiré seulement par les bruits de pas de Gabin et Briar, qui commençait à se demander où est-ce qu’il comptait trouver de la nourriture dans cet espace dépourvu de toute vie. Le garçon, lui, semblait sûr de lui.

Ils arrivèrent devant un petit château de pierre, dans un petit cercle de neige sans aucun arbre.

« C’est la demeure d’une famille noble », expliqua le jeune adolescent. « Une carriole les livre tous les deux matins en nourriture, par le sentier qui traverse la forêt. Ils ne mangent jamais tous leurs plats, alors leur servante Emily me donne les restes. »

Il jeta un coup d’œil à Briar.

« On va devoir se partager une ration pour deux », fit-il d’un ton soucieux.

A ce moment-là, une jeune fille qui devait être âgée d’un an ou deux de moins que Gabin sortit du château, un panier à la main, jetant des regards tout autour d’elle.

« Emily ! Comment vas-tu ? » fit Gabin d’un ton chaleureux.

Rougissante, la jeune fille hocha rapidement la tête et lui tendit son panier du bout des doigts, les retirant rapidement après qu’ils aient effleurés ceux de Bao’lue.

« Merci, Emily.

-Oui, merci », ajouta Briar.

Emily rougit encore plus, puis se retourna et repartit au château, non sans jeter des regards à Gabin.

Pauvre Emily, se dit Briar. Gabin n’a pas l’air de la remarquer comme elle le voudrait…

Cette simple pensée ramena Gayane à son esprit, et fit se serrer son cœur.

« Qu’est-ce que tu lui as fait pour qu’elle rougisse ainsi ? le taquina-t-elle.

- Je ne sais pas, répondit le jeune garçon, insensible au sarcasme. Elle a une peur bleue de tous ceux qu’elle croise… Je n’ose pas me demander ce qu’on a pu lui faire subir…

- Une peur rouge, dans ton cas ! » plaisanta-t-elle, le cœur encore plus serré.

Gabin secoua la tête et fouilla dans le panier.

« Pommes de terre, viande séchée… mmmh, il y a du fromage ! Et… » Il sortit une longue tige bleue du panier. « Je ne sais pas ce que c’est, mais il y en a plein.

- Ça a intérêt à être bon…

- Ouaip. A chaque fois, il y a au moins un aliment que je connais pas. La plupart du temps ce n’est pas très bon, plutôt amer, mais j’espère encore pouvoir me faire agréablement surprendre. » Il se mordit la lèvre inférieure, puis haussa les épaules. « Un peu comme tous les gens de la haute, si tu veux mon avis. »

Ils rirent, gênés, mus d’un même ressentiment envers les personnes qui les avaient embauchés, enfants.

De retour à la cabane, la nuit commençait déjà à tomber. Gabin partagea la nourriture en deux, fit feu et ils commencèrent à manger, blottis devant les flammes oranges qui crépitaient dans l’air du crépuscule.

En regardant le feu luire dans l’obscurité, Briar se retrouva remplie d’un sentiment de paix intense. Elle aimait à croire que ses parents lui souriaient à travers les flammes, lui offrant de la lumière, de la chaleur et une protection. Contrairement à son frère qui paniquait rien qu’à la vue d’une simple bougie, elle se sentait accompagnée par le feu, par cette puissance qui ne se laissait mettre des limites mais qui pouvait très bien les franchir. Pour la jeune fille, le feu était un sentiment.

S’extirpant de ses pensées, elle rompit le silence d’une voix calme :

« Comment vas-tu l’appeler ? »

Gabin la regarda sans comprendre. Elle fit alors un signe vers l’étalon volé aux brigands, qui avait peu ou prou bougé de son carré d’herbe. Sa robe alezane semblait s’enflammer à la lumière du feu de bois.

« Donner un nom à quelqu’un ou quelque chose n’est pas un acte à prendre à la légère », répondit le jeune garçon après une légère hésitation. « C’est un grand pouvoir ; une partie de ce qu’on a nommé nous appartient, et inversement. Donner un nom, c’est donner une identité, une étiquette, poser des limites et des préjugés.

- Mais, ce qui compte réellement, ce n’est pas ton nom, si ? C’est la véritable personne, celle qu’il y a en-dessous des étiquettes.

- Tu as sûrement raison, mais aux yeux de la plupart des gens, les étiquettes forment la personnalité. Ce qui contient un fond de vérité : tu peux te laisser influencer par ce que les personnes pensent de toi, pour les éloigner ou les rapprocher de la réalité. » Il se tut un instant, puis conclut : « Ce qui te forme vraiment, c’est la valeur que tu accordes aux étiquettes. »

Briar hocha la tête, tout en continuant de fixer le feu. Malgré sa présence, le froid réussissait à s’engouffrer dans son châle et à geler ses os. Gabin dut sentir qu’elle avait froid, ou avoir froid lui aussi, car il se blottit contre elle.

La jeune femme sourit. Elle ne le connaissait que depuis quelques heures à peine, mais elle le considérait déjà comme son frère. Elle posa sa tête par-dessus celle de Gabin.

Celui-ci marmonna, l’air à demi-endormi :

« Est-ce que… dans le continent, tu as croisé un certain Gavroche ? C’est un garçon de… par la Déesse-Mère, il doit avoir 12 ans maintenant ! Il est plutôt petit, blond, les yeux marrons… Il est toujours avec un chien, un grand chien noir et blanc… Tu ne les as pas vu ?

- Non, désolée. C’est ton petit frère ? »

Gabin hésita, puis acquiesça d’une petite voix.

En son fort intérieur, la rouquine se fit la promesse de s’assurer que ce Gavroche aille bien, une fois qu’elle serait rentrée au continent.

Elle allait faire part de son serment à Gabin, avant de se rendre compte qu’il dormait. La jeune femme le porta, quoique difficilement, – il pesait le poids d’un âne mort – à l’intérieur de la cabane, sur un lit de mousse, avant de retourner dehors, près du feu.

Bonne nuit, le fantôme.

Bonne nuit, Hortense. Bonne nuit, Merlin. Bonne nuit, Iris.

Briar formula silencieusement ces pensées dans la direction des étoiles.

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