Chapitre 6 - Cent merveilles et mille horreurs

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Briar retint son souffle. Elle osa un regard entre les branchages du buisson.

Trois des brigands étaient assis au milieu de la grotte en leur tournant le dos et mastiquaient des morceaux de viande séchée en parlant fort. Des torches allumées projetaient leurs ombres agrandies, menaçantes, sur le sol pierreux. Ils semblaient détendus, se grattant le bas du dos d’une main nonchalante, plongeant leur visage dans leurs mains, ce qui ne limitait pas la tension de leurs corps musclés et toujours sur le qui-vive. Jatuhkan était un mètre ou deux de l’ouverture la caverne, attachée par le licol à un gros rocher. La jeune rouquine jeta un regard à Gabin, accroupi à ses côtés, qui hocha la tête et lui lança un regard interrogateur : Tu es prête ?

Briar sentit un instant sa respiration s’emballer, si bien qu’elle craignit ne pas y arriver.

C’est de la folie, c’est de la folie, je vais mourir !

Ses bras et ses jambes tremblèrent. Sa vision se troubla, elle sentait son souffle se répandre dans l’air glacial, sans pourtant réussir à assimiler que ce souffle était sien. Elle sentit alors un contact qui la tira de l’univers hors espace-temps dans lequel elle s’était plongée ; Gabin avait posé une main tremblante sur son épaule. Elle le regarda dans les yeux et vit une lueur d’inquiétude dans son regard brun. Ils se fixèrent un instant, se réconfortant mutuellement.

Je ne me laisserai plus dominer.

Ces paroles firent écho dans son esprit. Elle ferma les yeux et prit une grande inspiration. Elle les rouvrit ensuite et fit un faible sourire à Gabin.

Je suis prête.

Le fantôme et la fille aux cheveux de feu s’engagèrent dans la grotte à pas de loup. Jatuhkan, humant leur odeur ou les ayant entendu, releva la tête et dressa les oreilles. Le ventre de Briar se noua et elle fit signe à la jument de se taire. Celle-ci sembla comprendre, car elle ne fit plus un geste.

Le souffle erratique et tendu de Briar résonnait dans la grotte. Ses mains moites, tremblantes, nouaient rapidement des morceaux de tissus, prêtés par Emily, autour des sabots de la jument, frôlant par moment le sol rocailleux. La jeune femme craignait que les battements trop forts de son cœur qui martelait sa cage thoracique ne retentissent dans la caverne et n’alerte les brigands, mais ceux-ci leur tournaient toujours le dos, semblant inconscient de leur présence. Ainsi étouffé, le bruit des sabots ne retentit pas dans la grotte lorsqu’ils firent sortir la jument grise en la guidant par le licol. Briar n’en revenait pas. Les brigands ne les remarquaient pas ! Son cœur battait si fort qu’elle craignit un instant que sa poitrine n’explose.

Elle guidait Jatuhkan par le licol et était presque sortie de la caverne quand une voix la fit sursauter. La langue de l’Empire ne lui était toujours pas vraiment compréhensible, mais lorsqu’elle se retourna et qu’elle vit que les trois bandits s’étaient levés et avaient dégainés leurs couteaux et autres massues, elle sut – étrangement, une sorte d’instinct peut-être – qu’elle était en danger.

Gabin la pressa de monter sur le dos de Jatuhkan mais Briar était paralysée. Elle ne pouvait faire un geste. Elle voyait les bandits courir au ralenti vers elle, elle sentait sa respiration parcourir tout son corps et l’air glacé remplir son être.

Alors que la pointe d’une dague allait lui transpercer le corps, une main la tira en arrière.

« Monte ! » la pressa Gabin, juché sur Jatuhkan.

Un déclic se fit, un courant électrique lui parcourut tout le corps. Sa vision s’éclaircit, ses sens lui semblaient plus affûtés que jamais. Elle avait l’impression que ses gestes ne lui appartenaient pas lorsque, sans qu’elle en soit réellement consciente, elle arrêta au vol une main ennemie qui tenait un poignard tout en marchant sur le pied d’un brigand pour lui faire lâcher son épée et en enchaînant en repoussant l’attaque par derrière d’un autre bandit d’un coup d’épaule.

Sans leur laisser le temps de se ressaisir, elle attrapa la main que lui tendait Gabin et monta sur la jument grise. Quand elle fut sur la monture, déjà, les brigands fonçaient vers eux. Jatuhkan partit au galop.

Ils avaient à peine distancé les trois brigands que les deux qui n’étaient pas présents surgirent sur leurs chevaux, obligeant la jument grise à s’arrêter subitement. Briar, après s’être raccrochée à une poignée de crins pour ne pas tomber à terre, reconnut le chef et son cheval noir. Les deux bandits et les deux adolescents se fixèrent, hors d’haleine, leurs joues rouges, leurs souffles se mêlant dans l’air glacial de l’hiver.

Tout le corps de Briar se tendit, prêt à une attaque. Toutefois, le chef marmonna une phrase, et sentit Gabin se détendre derrière elle. Ce dernier lui dit quelques mots, puis talonna doucement Jatuhkan pour qu’elle reparte au pas. Les deux brigands les fixaient, mais ne se ruaient pas à leur poursuite.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? murmura Briar.

- Le chef des brigands nous a dit que nous pouvions passer, et que durant l’hiver, chacun devait gagner sa vie comme il le pouvait. »

Briar sourit. Cette bonté soudaine des brigands ne devait pas étrangère du fait que Boa’lue avait assommé sans se faire prendre deux d’entre eux.

Jatuhkan accéléra soudainement le pas, puis se mit à galoper.

Elle doit avoir besoin de se défouler…

Sur le dos de la jument grise, les mains sur sa crinière, avec le crissement discret de ses sabots sur la neige en arrière-plan, Briar fut fugitivement envahie d’un sentiment d’exaltation. Tous ses sens étaient en alerte, elle sentait le sang affluer dans ses veines, le vent lui fouetter la figure. Derrière elle, Gabin semblait partager son état. Les yeux fermés, il laissait ses courts cheveux bruns s’envoler dans l’air de décembre. Briar se retourna juste à temps pour éviter une branche qui allait à coup sûr la faire tomber du cheval. Elle se coucha alors sur l’encolure de sa jument et ferma les yeux, se laissant balancer par le rythme tranquille du galop.

Le soir arrivant, une évidence s’imposa à Briar.

« Je ne peux pas rester. »

Ce murmure avait surgi sans qu’elle ne s’en rende compte. Gabin, qui remuait le feu, tourna la tête vers elle.

« Pardon ?

- Je… » Une autre évidence lui apparut : partir, c’était aussi quitter Gabin. Elle sentit son cœur se briser avant même de formuler sa phrase. « Je ne pourrai pas rester indéfiniment ici. Il me faudra retourner chez moi. Je…

- J’ai compris », la coupa le jeune garçon, qui se retourna vers le feu.

Une mèche de cheveux tomba sur l’œil de la jeune femme. Elle la replaça machinalement derrière son oreille et tapota ses taches de rousseur.

« Je ne voulais pas dire que… enfin, je me sens bien ici, je ne sais même pas comment j’ai pu autant m’attacher en si peu de temps…

- Mais… ? Car il y a un mais, n’est-ce pas ? » Gabin esquissa un petit sourire triste et secoua la tête. « Mais tu as une famille qui t’attend quelque part. Je le sais bien. »

Briar aurait tant voulu le détromper, mais c’était la vérité.

« Tu… tu pourrais venir avec moi ! Nous rentrerons au continent et tu pourras retrouver Gavroche, et moi, ma famille ! »

Le garçon ferma un œil et secoua la tête.

« Mon vœu le plus cher serait de retrouver mon petit Gavroche, mais… Je ne peux pas. Pas maintenant. J’ai promis à Emily que je l’accompagnerais à la capitale, cette été. Elle aura fini ses économies et pourra commencer la carrière de fleuriste dont elle a toujours rêvé. »

Puis, il s’éloigna du feu, s’assit sur un rocher et passa une main dans ses cheveux décoiffés.

L’espoir qu’avait encore Briar de ne plus être seule dans son voyage s’évanouit à ce moment-là. Elle ne voulait pas en vouloir à Gabin, qui ne faisait que respecter ses promesses, mais une amertume non désirée se glissa dans son âme et pinça son cœur. Elle aurait voulu se donner une gifle : pourquoi toujours s’attacher si vite ? Cette réflexion valait également pour celle-à-qui-elle-n’avait-pas-envie-de-penser-mais-à-qui-elle-pensait-quand-même-et-elle-s’en-voulait-pour-ça, et aux autres de la troupe.

Gabin avait l’air penaud. Prise de remords mais encore plus déterminée à retrouver sa famille, Briar attrapa un petit morceau de bois, et le jeta dans le feu. Une flamme s’éleva soudainement avant de rapetisser aussitôt.

Briar s’assit à côté de Gabin et passa un bras autour de ses épaules.

Têtes l’une contre l’autre devant les étoiles, les deux adolescents purgèrent leur esprit des pensées négatives en un dernier soupir commun. Puis, ils rentrèrent tous deux dans la tente et s’endormirent sans un mot.

Le ciel se couvrait. Les nuages gris chassèrent le Soleil et recouvrirent bien vite la voûte céleste. Le vent d’hiver, qui soufflait fort, faisait claquer les branches des arbres dénudés. Un peu plus tard, des flocons de neige se posèrent sur le sol déjà recouvert de poudre blanche. La crinière de Jatuhkan comme les cheveux roux de Briar furent bien vite constellés de flocons blancs.

Cela faisait déjà cinq jours qu’elle avait quitté Gabin. A y repenser, son cœur se serra. Elle espérait sincèrement qu’il réussissait à combler sa solitude. Être seul n’était jamais quelque chose de souhaitable. Surtout au plus profond de l’hiver, quand on doit penser à survivre.

Idem pour toi, se dit la jeune femme à elle-même.

Elle jeta un coup d’œil au panier qu’elle tenait accroché à sa ceinture grâce à une bandelette. Quelques galettes et deux biscuits restaient. Même en faisant la manche aux rares villages par lesquels elle passait, pour ne pas épuiser toutes les ressources qu’Emily lui avait donné, il ne restait plus grand-chose.

Elle faillit tomber à la renverse quand Jatuhkan s’arrêta net ; un lapin s’était jeté sous ses sabots. Il bondit, agitant sa truffe, et se réfugia dans un buisson sans feuille de l’autre côté du chemin. Briar caressa l’encolure de sa jument pour la rassurer et l’incita à reprendre la route.

La jeune femme soupira. C’était bien la seule nouvelle forme de vie qu’elle voyait depuis quelques temps. L’hiver était encore plus rude qu’au Val, ici. Heureusement, excepté les bandits, la plupart des personnes qu’elle avait rencontré dans l’Empire étaient prévenantes et généreuses.

Aucondère avait raison, grogna-t-elle intérieurement. Le grand dadais était le seul de la troupe dont le souvenir ne lui faisait pas de mal. Elle évitait quand même d’y faire allusion trop souvent, tout ce qui touchait à ceux qui l’avaient roulé restait comme un terrain miné.

La rouquine observa la nature autour d’elle. Les arbres étaient nus, certes, presque aucun animal ne mettait le museau dehors, certes, il n’empêche qu’elle trouvait les étendues blanches magnifiques… Elles l’apaisaient et lui inspiraient des chansons.

Chanter… cela faisait depuis la tr-… depuis son arrivée au continent qu’elle n’avait pas laissé sortir sa voix. Toute seule, entourée de neige, elle avait envie de réessayer.

Malgré sa peur d’être rouillée, tout lui revint facilement, même les notes les plus aiguës. Ses soucis glissaient sur les paroles de la chanson, s’y mêlaient puis la quittaient dans l’air glacial. Elle avait naturellement un timbre grave, un peu rauque, qui s’alliait parfaitement avec les flocons qui tombaient encore en continu.

Elle ferma les yeux. L’espoir lui revenait, lui chuchotait que, même au cœur des nuits les plus glaciales, le destin allait lui venir en aide.

Ne pas baisser les bras.

Chanter l’avait toujours aidé à rester debout. Maintenant elle avait des buts : rentrer chez elle, retrouver Gavroche. Mais elle était venue ici pour s’enrichir. Elle ne pouvait pas repartir les mains vides.

Les idées à nouveau claires, elle mit Jatuhkan au trot rapide, en direction du Nord, de Morag, de l’avenir.

Deux jours plus tard, sa détermination n’avait pas flanché. Elle se forçait à garder la tête haute, ne pas pleurer, ne pas penser à la faim qui lui serrait le ventre. Les provisions d’Emily avaient été mangées. Il ne restait plus que quelques petites pièces de cuivre dans le panier.

Briar était au petit galop sur Jatuhkan lorsqu’elle la vit. Il n’y eut pas vraiment de signe avant-coureur, de préambule, de prélude, rien. Soudainement, après la forêt, un enchevêtrement de maisons, certaines de la taille d’une cabane, d’autres qui touchaient le ciel.

Briar arrêta sa jument.

Morag. La Merveilleuse.

Elle y était.

Elle mit pied à terre et guida Jatuhkan dans les rues, du moins celle où il y avait le minimum de monde – dans certains boulevards, il n’y avait aucun espace libre.

A Morag, la richesse et la pauvreté, le passé et le futur, tous types de cultures se côtoyaient et même se mêlaient. Une vieille femme en haillons mendiait à côté d’une dame très richement vêtue. Une ruine côtoyait un monument de forme futuriste. Un temple des croyances anciennes se dressait juste à côté d’un autel Mésovéien, la religion officielle d’Ysberg, très en vogue dans les autres pays.

Briar ne savait plus où donner de l’œil. Tout, absolument tout attirait le regard, plus merveilleux les uns que les autres. Elle qui était pourtant habituée au bazar culturel avec le marché de Corelle, Morag lui semblait insolite, incroyable, extraordinaire.

Et puis, au beau milieu de la ville, surmonté par une légère butte : le Palais Impérial. Sans aucune forteresse, fier, tranquille, il se pavanait de ses dorures, éclipsant le Soleil. A peine quelques gardes en surveillaient les portes ; ce château était si imposant, si magnifique qu’il ne venait à l’esprit de personne de tenter de l’infiltrer. Ses dômes dorés, reflétant la lumière, éblouissaient les yeux, si bien que Briar réussit à peine à apercevoir la Grande Tour qui semblait narguer le Soleil.

Pas loin d’être aveuglée, Briar détourna les yeux du palais. Son regard se posa sur une famille en haillons qui mendiait non loin. Tout en allant leur donner quelques pièces, un goût amer envahit sa bouche. Combien de vies l’argent dépensé dans ce château aurait-il pu sauver ?

L’injustice bouillonna dans ses veines. Réprimant l’envie de courir au château et dire deux mots à l’Empereur – ou galoper le plus loin possible de la ville, elle n’était pas bien sûre, elle partit en quête d’un lieu où se loger dans cette ville aux cent merveilles et mille horreurs.

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