Chapitre 7 - Fondamentalement opposés

9 minutes de lecture

Briar était chez elle, au Val. Elle sentait une présence, devant elle. Un parfum de cannelle envahit ses narines.

Maman…

Les larmes montèrent à ses yeux. Cela faisait 11 ans qu’elle n’avait pas vu son sourire, entendu son rire, 11 ans sans son odeur de cannelle, le contact délicat de ses lèvres sur ses joues. Une rage remontant à son enfance la frappa en pleine poitrine.

Tu m’as abandonnée.

L’odeur de cannelle s’évanouit et fut remplacée par une odeur de sang frais. Un grondement guttural retentit. Briar ressentit la Mort, la capture, la délivrance, s’approcher à pas lents. Les crissements de ses ongles sur le parquet ciré enclenchait un frisson dans son dos, lui étaient similaires au crépitement d’un feu et au craquement de la glace.

Briar ouvrit les yeux.

Un plafond en bois.

Elle roula dans son lit pour se retrouver face à la porte.

Nulle créature atroce.

Elle se détendit et soupira. La chambre n’était pas très grande mais confortable. Un grand miroir se dressait en face d’une table basse en bois, laquelle était au pied d’un tabouret. Un rai de lumière s’échappant des volets de la fenêtre formait un rectangle jaune sur la porte.

Briar grogna. Si elle élidait cet étrange rêve, elle pourrait dire qu’elle n’avait pas si bien dormi depuis longtemps.

En sous-vêtements, elle s’enroula dans un drap, se leva, s’étira et alla ouvrir les volets. Elle déverrouilla également sa porte, puis s’observa dans le miroir. Elle avait maigri depuis qu’elle était partie de chez elle. Ses joues étaient plus creusées encore et ses yeux étaient cernés de noir. Mais quelque chose en elle avait changé… Elle se sentait plus grande. Plus mature.

Quelque chose la frappa à cet instant.

J’ai 17 ans…

C’était son anniversaire, aujourd’hui. Elle était majeure.

Et je suis loin de ma famille…J’aurais tant aimé que Hortense, Merlin (joyeux anniversaire à lui aussi) et Iris soient là… Et je suis certaine que mes parents auraient voulu être là aussi, avec nous.

Elle se rappela alors de la lettre que sa grand-mère lui avait confiée, la lettre rédigée par sa mère. Une colère sourde monta en elle.

Gayane et sa troupe avaient volé la lettre. Pourquoi ? Elle n’avait aucune valeur pour eux. Aucune valeur marchande. C’était simplement cruel, dans le but de la faire souffrir.

Sentant l’émotion la submerger, elle s’assit sur son lit, les genoux repliés sur sa poitrine.

Elle ne voulait plus refouler ses larmes. Elle voulait qu’elles sortent, pour une fois, pour de bon, mais elles ne venaient pas.

Elle entendit alors sa porte s’entrouvrir. Elle allait crier à la personne de s’en aller, mais se ravisa. Un tout petit chat noir, avec une patte blanche s’avançait à tous petits pas vers elle, la queue dressée, ses yeux verts écarquillés. Briar ne put réprimer un soupir ému devant tant de mignonnerie. Sa colère s’évanouit aussitôt qu’elle le caressa, remplacée par une légère tristesse. Sa grand-mère avait un chat autrefois, que Briar adorait et connaissait depuis sa naissance. Malheureusement, il s’était éteint au moment où elle commençait à s’acclimater à sa vie chez sa grand-mère, après la mort de ses parents.

Perdue dans ses souvenirs, bercée par les ronrons du chat, elle ne se rendit compte qu’elle n’était plus seule que lorsque l’autre parla.

« Excuse Kaputt, il adore aller voir les locataires. »

Troublée par sa venue soudaine, elle leva la tête.

Le nouveau venu était un jeune homme qui devait avoir peut-être un an ou deux de plus qu’elle. Il avait une peau couleur caramel, des cheveux bouclés et un visage fin, espiègle.

« Tu excuses ton chat d’être rentré sans prévenir, mais c’est ce que tu viens de faire, non ?

- D’accord, d’accord, désolé, Madâââââme. Ariel, pour vous servir. »

Briar grattouillait distraitement les oreilles de Kaputt. Lorsqu’Ariel haussa un sourcil, elle se rendit compte qu’elle était censée se présenter.

« Je suis Briar.

- Et bien, enchanté Briar.

- Madame, corrigea-t-elle avec un sourire teinté de tristesse.

- Oh, je t’en prie, je suis un homme. »

Elle mit un instant à comprendre la plaisanterie du jeune homme, et un ange voleta dans les airs un instant.

La jeune femme tenta frénétiquement de trouver un nouveau sujet de conversation, gênée qu’un inconnu l’ait vue déprimée.

Et enroulée dans un drap, se sermonna-t-elle, bien qu’elle n’y soit pour rien.

« Pourquoi Kaputt ? lâcha-t-elle finalement.

- Parce qu’il est souvent kaputt.

- Il change de nom ?

- Pourquoi ?

- Quand il n’est pas kaputt.

- Non, non, quand il n’est pas kaputt, il reste Kaputt. »

Les deux jeunes gens se soupesèrent l’un et l’autre du regard. Impossible de savoir qui plaisantait et quand.

L’intéressé choisit ce moment pour détaler en direction d’un point invisible, l’air extrêmement concentré.

« Là, par exemple, il n’est pas kaputt, commenta Ariel.

- C’est vrai… je crois que je suis bien pire que kaputt, moi-même. »

Et j’étais enroulée dans un drap.

Bien qu’elle ait plaisanté placidement, par résignation déprimée plutôt que par réel trait d’humour, la rouquine s’autorisa un léger sourire. Fronçant les sourcils, Ariel avança soudain, sans plus aucune touche d’humour :

« Tu… tu vas bien ? C’est vrai que tu semblais assez démoralisée… »

Briar tapota ses taches de rousseur, embarrassée. Ils avaient plaisanté, mais Ariel demeurait un parfait inconnu. Et elle n’avait pas l’intention de dévoiler toute sa vie privée.

« C’est mon anniversaire de 17 ans, avoua-t-elle finalement.

- Bona’selmero ! Tu es majeure ! Et c’est vraiment ça qui te met dans cet état ? Je vais te montrer, moi, comment on fête sa majorité à l’Imperiale del Perez ! »

Il s’attendait manifestement à un bouffée d’enthousiasme de la part de son interlocutrice, parce que lorsque celle-ci prit un air de conspiratrice et lui chuchota « on ne se connaît que depuis cinq minutes… », il marmonna quelque chose d’un air bougon.

Briar finit par accepter et jeta le jeune homme dehors pour s’habiller dans la tunique sale qu’elle portait depuis l’auberge d’Alcine. Lorsqu’il la vit dans cet état, Ariel la força à accepter un blanchissage gratuit et des vêtements propres.

« Je suis le fils de l’aubergiste, je connais bien les blanchisseuses, ne t’en fais pas ! Elles l’accepteront, tout du moins jusqu’à ce que tu te fasses un peu d’argent. »

Après s’être de nouveau changée, le jeune homme l’emmena au travers de la ville, voir tous les lieux touristiques : les Jardins d’Hemée, la tour de Kathryn, le Temple d’Yzochel… Ces lieux en tous points différents dégageait une puissance sans nom, que ce soit par leur âge, par leur structure… Briar ne savait pas si elle aimait ou non cette puissance. À tout le moins, elle réussissait à ne plus penser à son rêve, à la lettre, au drap. Elle se sentait à l’aise en compagnie d’Ariel. Ce garçon était comme un baume au cœur. Encore une fois, elle fit taire sa prudence, oublia sa promesse de ne pas s’attacher trop vite.

Alors qu’il lui faisait visiter les jardins du palais Imperiala, il la fit attendre dans une clairière au milieu de la partie boisée.

« Je reviens avec une surprise, et une belle », lui avait-il promis.

À présent, Briar se demandait si elle ne s’était pas faite rouler. Puis elle convint qu’elle attendrait encore un peu, et partirait s’il tardait trop. Néanmoins, à peine avait-elle commencé à chanter pour s’occuper et l’exercer, que des bruissements dans les fourrés l’interrompirent.

Elle se leva, tendue.

Et si c’était un piège ?

Elle sentit son cœur frémir. Elle maudit sa naïveté.

Ariel sortit des buissons, accompagné d’un jeune homme qui devait avoir son âge environ.

« Votre Majesté le Prince de l’Imperiale del Perez, je vous présente Sa Majesté la Reine du Brie ! »

Le nouveau venu, le Prince, selon les dires du fils de l’aubergiste, était grand : il devait faire deux têtes de plus que Briar, mais, à la mention de son titre, il baissa la tête comme s’il souhaitait disparaître dans le col de son long manteau. Il avait une peau très sombre qui s’alliait parfaitement avec sa veste brune.

« Reine du Brie ? » souffla Briar en direction d’Ariel, trop choquée pour penser à saluer le Prince.

Celui-ci haussa les épaules.

« Ce titre n’était pas encore pris, à ce que je sache. Je me suis dit que ça pouvait avoir une certaine classe. Et puis, Briar, Brie… »

La jeune fille leva les yeux au ciel, se rappela la présence d’un membre de la famille royale et s’approcha de l’intéressé. Elle fit une petite révérence.

« Je… je suis Briar. Honorée de pouvoir faire vo… votre connaissance. »

Le Prince la regarda les yeux écarquillés et se ratatina encore plus.

« Ne te… vous… ne vous incline pas ! Euh… je suis Nahel. Honoré également.

- Pourquoi tant de formalités ? » s’exclama Ariel. Il avait passé un bras autour des épaules de Nahel. « Tutoyez-vous, détendez-vous, vous êtes aussi stressés l’un que l’autre, ma parole ! »

Briar s’étonna qu’il soit aussi à l’aise avec l’héritier du trône. Au Val, excepté les domestiques, seuls les nobles pouvaient approcher les membres de la famille royale, et encore, « approcher » était un bien grand mot, dans la grande majorité des cas ils se tenaient à une distance respectueuse et se confondaient en courbettes tous les trois mots, enfin lorsqu’ils osaient prendre la parole, de ce qu’on lui avait raconté.

« Alors, je ne t’avais pas promis une belle surprise ? fit Ariel. Tu peux même le prendre au bas mot : la plus belle surprise, la beauté de l’Empire, le Prince Nahel. »

Ce dernier rougit, et encore, ce n’était pas facilement visible, étant donné que la moitié de son visage était plongé dans le col de son manteau.

« Je ne suis pas… bafouilla-t-il.

- Oh, allez, avoue-le ! Tu es magnifique, mon petit Hell. Fais pas le modeste, répondit son ami. »

Un silence s’installa. Le prince était crispé et semblait vouloir s’enfoncer sous terre.

« C’était toi qui chantait, tout à l’heure ? s’enquit le fils de l’aubergiste.

- Non, non, c’était l’arbre », ironisa Briar en désignant un chêne du menton.

Ariel regarda l’arbre en question, la tête penchée sur le côté, les yeux plissés, comme s’il tentait de le déchiffrer.

« Eh bien, il a beaucoup de talent, ce chêne…

- C’est un honneur, ironisa la rouquine, un sourire faux flottant sur ses lèvres.

- Quant à celui-là, il en a, du boulot, pour être à sa hauteur, continua le jeune homme en pointant un bouleau qui paraissait ridiculement petit par rapport au chêne.

- Je marbreuve de tes paroles », lâcha Briar, détournant les yeux, sur un ton plus brusque qu’elle ne l’aurait souhaité. Elle sentait que l’humour lui échappait, et que sa mélancolie était plus forte que l’humour léger qu’Ariel apportait.

Nahel, qui était resté silencieux, toussota.

« Et… Ariel, pourquoi m’avoir emmené ici ?

- Oh, eh bien, c’est l’anniversaire des 17 ans de Briar, et je me suis dit que, peut-être, tu pouvais essayer d’améliorer sa condition. Enfin, tu sais… »

Nahel sembla encore plus gêné.

« Oui… oui, je devrais pouvoir faire quelque chose. Je le ferais. »

Il sembla ensuite perdu dans des réflexions profondes sur un insecte qui s’était posé sur la manche de son manteau.

Briar sourit. Grâce à ses nouvelles connaissances, elle allait peut-être pouvoir rentrer chez elle ! À cette pensée, son cœur se serra, et pour deux raisons. La première : sa famille lui manquait. C’était près d’elle qu’elle aurait dû fêter sa majorité et celle de son frère. Deuxième raison : chez elle, elle n’avait pas d’amis, et elle se rendait compte, maintenant qu’elle avait rencontré des personnes avec lesquelles elle s’entendait bien, Gabin, Ariel, peut-être Nahel… elle se rendait compte à quel point c’était important d’en avoir. Un ancien proverbe que sa grand-mère lui avait répété dans son enfance lui vint à l’esprit.

Pour tomber, on se débrouille seul, mais pour se relever on a besoin de la main d’un ami.

Ariel frappa dans ses mains (et Nahel sursauta) pour couper le silence et chasser la mélancolie qui commençait à s’installer dans l’atmosphère. Il s’exclama d’une voix un peu trop enjouée :

« Allons de ce pas te préparer un gâteau d’anniversaire, Mlle Brie ! »

Nahel hocha la tête et marmonna d’une voix assez basse :

« Je ne vais pas pouvoir vous accompagner, mais bon anniversaire, mademoiselle. »

Le jeune homme et la jeune fille s’éloignèrent, saluant le Prince qui regagnait son Palais.

Une bien étrange séparation de deux mondes fondamentalement opposés.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Arnica212 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0