Chapitre 10 - Porte

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Roxanne était la personne la plus strictement sympathique, ou la plus sympathiquement stricte que Briar ait jamais connu. La chanteuse, coiffée d’un chignon haut, ne cessait de lui faire des remarques. Pourtant, Briar avait bien vu la lueur amusée dans son regard lorsqu’elle l’avait surprise avec son violon. Elle avait même été étonnée lorsqu’elle avait appris qui la jeune femme aux cheveux de feu était, et qu’elles avaient au moins deux points musicalement communs. Elle avait rit :

« Moi non plus, je ne résiste jamais de jouer d’un instrument quand j’en vois un. »

Ensuite, elles avaient commencé à chanter, et ç’avait été un vrai plaisir pour Briar qu’on la corrige, et qu’elle puisse s’améliorer. Roxanne ne cessait de lui faire des remarques, jamais satisfaite, mais Briar se sentait à l’aise en cet enseignement.

A la fin du rendez-vous, elle avait l’impression d’être deux fois meilleure par rapport au niveau qu’elle avait juste avant. Et surtout, elle connaissait la tonne de travail qui lui restait derrière.

« Demain, même heure ? » proposa Roxanne.

Briar acquiesça, soulagée que son aînée accepte de lui donner des cours, espérant, au fond d’elle, qu’elle réussirait à trouver sa routine, dans ce continent inconnu.

« Tu vois, Reine du Fromage, tout le problème est là, argua Ariel. Il faut voir les deux côtés de la pièce : tu mets d’abord l’eau dans l’aquarium et ensuite les poissons, même s’ils sont le principal, alors que tu mets d’abord les pâtes et puis la sauce.

- Oui enfin, tu ne manges pas les poissons que tu mets dans ton aquarium » répliqua Briar. Voyant que son ami allait la contrer, ressortant une de ses fameuses anecdotes loufoques et insensées, elle continua : « Et puis, quand bien même tu manges les poissons, tu mets du citron une fois que tu as ton poisson dans ton assiette ! C’est pour pouvoir doser la quantité, et que tu ne te retrouves pas avec du citron au poisson… Cet argument est implacable, non ?

- Je ne suis tout de même pas tout à fait convaincu. C’est bon le citron. Alors, du citron au poisson… pourquoi pas ? J’aimerais bien tester.

- Personne ne fais ça, et pour une bonne raison !

- Rien ne m’empêche d’essayer !

- Si tu tiens vraiment à t’intoxiquer…

- Tu es vraiment fermée d’esprit.

- Tu te rendras vite compte que j’avais raison. »

Briar et Ariel, allongés dans un carré d’herbe ensoleillé dans les Jardins, débattaient sur « est-il préférable de mettre le lait avant ou après les céréales ? ». Pour l’instant, les deux campaient sur leur position, même si, évidemment, Briar avait raison : les céréales se mettent avant le lait. Ariel ne voulait pas écouter la voix de la raison.

Malgré le ton léger de leur conversation, quelque chose remuait en Briar. Des pensées sombres, bilieuses, trottaient et s’agitaient dans sa tête depuis quelques temps, mais elle préférait ne pas se confier. Elle ne voulait pas passer pour une folle. Elle inspira un grand coup, comptant chasser ses pensées noires, et laissa son regard planer sur la ligne de l’horizon. Un rayon de soleil, perçant au travers des nuages, se posait sur un majestueux oranger, dont la beauté époustoufla Briar. Sa conversation avec Ariel sur les poissons au citron et les citrons au poisson, bien qu’absurde et anecdotique, lui avait fait l’effet d’une purgation de l’âme. Le vent frais lui balayait les cheveux, et un rayon de soleil lui chatouillait la joue de ses doigts fins. Elle se sentait plus tranquille, sereine. Soudainement, elle distingua quelque chose, au loin, qui attira son attention. Elle plissa les yeux et vit une silhouette s’approcher d’eux, jusqu’à prendre une forme qui se précisait lentement : celle d’une jeune femme, ses cheveux bruns crépus se balançant devant son visage fin au teint halé à chacun de ses pas.

« Ariel ! Comment vas-tu ? »

Le visage d’Ariel s’illumina lorsqu’il l’aperçut :

« Cal ! Ça faisait longtemps ! Je vais très bien, et toi ?

- Ça pourrait largement aller pire. » Elle se tourna vers Briar. « Calliopée Retyg, fille du majordome du Palais, enchantée.

- Briar Amillya. Je viens du Val, et je suis chanteuse du Prince Nahel. Enfin, depuis seulement hier. Enchantée également. »

Les deux filles se saluèrent selon les rites de l’Empire del Perez, trois doigts sur le front. Elles discutèrent ensuite un instant, puis Briar regarda distraitement la montre que Nahel lui avait offert pour son anniversaire. Elle releva les yeux, oublia l’horaire qu’elle venait de voir, rebaissa les yeux, et les écarquilla.

« Je suis en retard ! s’écria-t-elle. Dans deux minutes, je dois commencer mon premier concert ! »

Briar ouvrit la porte et s’arrêta, le souffle court. Gravir autant de marches en un temps aussi court lui avait donné un point de côté. Une quinzaine de personnes la regardaient, les sourcils froncés. Leurs yeux étaient comme une nuée d’insectes qui venaient s’agglutiner autour d’elle, s’agripper sur tout son corps et sucer son sang. Elle avait trois minutes de retard.

« Hum… euh, désolée… Pou… pour le retard. Hum, euh, je…

- Eh bien, commencez, nous n’allons pas vous attendre plus longtemps. », lança une voix que Briar ne put identifier.

Elle marchait dans la salle pour rejoindre son micro quand elle sentit des étoiles noires flotter devant ses yeux, et du mal à respirer, un étau pesant de plus en plus sur sa poitrine, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus l’ignorer. Ses poumons lui semblaient rétrécir, elle n’allait plus avoir d’air, il faut que je fasse demi-tour, non, je ne peux pas. Je ne peux pas, je ne peux pas, je dois rester. Pas le choix. Respire. Non non, pas trop fort. Mais respire.

Je ne me laisserai plus dominer par la peur.

Elle inspira un grand coup et croisa le regard de Nahel, qui lui sourit. Ne le quittant pas des yeux pour y puiser du courage, elle força sa respiration à s’apaiser. Les étoiles s’évanouirent peu à peu.

Elle n’avait pas de chansons imposées, alors elle décida de commencer par une chanson traditionnelle de Lexer, la région du Val dont elle était originaire. Une petite chanson guillerette, dansante, sur les différentes couleurs de l’arc-en-ciel.

Elle inspira, et commença à chanter. Au départ, les notes étaient hésitantes, peu sûres d’elles. Elle sentait les regards sévères et scrutateurs de la haute sur elle, qui lui donnèrent envie que le sol s’ouvre sous ses pieds et l’avale tout rond. La mélodie tremblotaient, comme une boîte à musique un peu rouillée. Elle avait trop chaud, sa tête lui tournait, sa gorge se serrait.

Puis elle se remémora la foi que sa grand-mère Hortense avait placé en elle, en ses capacités de chant, et cela l’apaisa. Elle ferma les yeux pour faire abstraction des regards, et se concentrer sur sa musique et ses sentiments, et força sa voix à se raffermir.

Elle se prépara mentalement à la fin du morceau, un élan aérien de notes de plus en plus aiguës, qui approchait. Elle se rappela les conseils de Roxanne, de projeter son corps en même temps que sa voix.

Voilà, c’était

fini.

Quelques secondes, quelques petites secondes, à peine le temps d’un souffle, le temps qu’un cheval prendrait pour faire deux foulées de galop, le temps d’un clignement de l’œil, du passage d’un nuage, du vol d’un insecte.

Sa première chanson était

finie.

Quelques applaudissements polis retentirent, Nahel lui sourit, mais elle savait qu’elle aurait pu faire mieux.

Elle inspira un grand coup, se concentra déjà sur la chanson à venir. En effet, son concert devait contenir trois chansons ; il lui en restait donc deux. Pour la deuxième, elle choisit un chant très apprécié de la noblesse Ysbergienne, interprété en langue commune. Elle se laissa engloutir par le rythme lent de cette chanson, jusqu’à ce qu’elle ne sache plus où elle était. Elle sentait le léger frottement de sa main moite sur sa robe, la légère sueur qui perlait sur son front, quelques toussotements mal dissimulés au loin, mais c’était tout ce qu’elle avait le temps de percevoir. Ces quelques sensations étaient les dernières cordes effilochées qui la reliaient au monde réel, et elle sentait que ces cordes étaient en train de s’effriter. Ses pieds ne semblaient déjà plus toucher le sol, son souffle ne faisait plus de bruit à ses oreilles, mais plutôt un fracas insoutenable dans sa tête, un martel qui la frappait, imperturbablement, coup de gong de ses dernières heures – ou étaient-ce des secondes ? Elle sentit son cœur se mêler à ses notes, se déverser sur le plancher en même temps que ses mots et dégouliner à ses pieds, battant trop vite, trop fort. Son âme tournoya, virevolta, et la mélodie se tordit, telle un serpent glissant et se repliant sur lui-même, la mordant au sein de son âme, dansant sur les notes chaotiques qui tournaient autour d’elle. Elle ne laissa pas passer le cri féroce et sourd, presque animal, qui lui montait à la gorge, mais elle dévia légèrement des notes initiales. Cette improvisation involontaire lui fit perdre tous ses moyens. Elle ne savait plus quelle note suivait laquelle, quel mot, quelle lettre se suivaient, quelle croche se plaçait où. Lorsque les dernières notes s’effacèrent dans le silence nouveau, inhabituel, presque malsain, elle dut cligner plusieurs fois des paupières avant de se rendre compte qu’elle avait bien ouvert les yeux. Bien que les applaudissements soient plus chaleureux que la dernière fois, elle eut droit à quelques regards mécontents. Leurs propriétaires, fixant ses pieds d’un air dégoûté, lui fit presque croire que son cœur gisait réellement sur le plancher au vernis écaillé, cible de leurs couteaux oculaires.

Mais Briar ne tint compte de ces félicitations. Elle se concentrait déjà sur sa chanson finale, que son père lui chantait, autrefois, une berceuse, à la fois douce et réconfortante.

Elle donna tout son cœur dans ce chant, et il lui sembla apercevoir le visage fin de son père dans la lumière filtrée par les fenêtres ornées, ses lunettes mises légèrement de travers, ses cheveux roux bouclés ébouriffés.

Elle finit la berceuse une larme perlant à ses yeux.

Et

des applaudissements

partout

trop

ça fait du bien

et

ça fait du mal

pourquoi

cette pluie

qui dégouline

le long du corps

et

pourquoi

cette douleur

au creux de l’âme ?

Papa

me

manque.

Elle remarqua à peine que quelques nobles s’étaient levés, et son esprit n’était pas dans son corps lorsqu’un homme en costume vert moutarde s’approcha d’elle, les deux mains sur le cœur :

« Quelle émotion, mademoiselle, quelle émotion ! Je vous remercie pour ce moment magique, oh, vous m’avez transporté ! »

Son cœur manqua un battement.

Monsieur Hugau.

Non.

Elle se frotta les yeux.

Un homme grand au nez aquilin, pas du tout Monsieur Hugau.

Troublé, elle recula, se frayant un passage entre les acclamations.

« Bravo, mademoiselle, bravo !

- Toutes mes félicitations.

- Je vous félicite.

- Quel concert émouvant !

- Ce moment était mémorable.

- Tu… tu vas bien ? »

Briar stoppa net devant un visage familier. Nahel. La jeune femme remarqua à peine qu’elle tremblait. Elle voulut attraper la main de Nahel, sentir un contact, mais se rappela jusqu’à temps qu’il était le Prince, et qu’on ne prenait pas la main du Prince sans autorisation. Elle avait froid, elle avait chaud, elle avait mal, elle avait triste.

« En tout cas, bravo, c’était très beau. Tu… tu chantes vraiment bien, enfin, c’était vraiment très très joli, c’était… »

Il leva les deux pouces. Briar avait la tête qui tournait, mais s’efforça de sourire.

« Merci, se força-t-elle à articuler, la voix enrouée.

- Merci. Je veux dire… de rien. Enfin c’est normal tu vois je veux dire c’est la vérité donc vraiment bravo à toi mais je me répète enfin ce n’est pas grave euh… je pense ? »

La rouquine hocha la tête. Elle allait vomir. Elle devait sortir, tout de suite. Le Prince se tordit les mains, attendant certainement une réponse.

« Ne t’inquiètes pas. C’est gentil. », murmura la rouquine.

Nahel hocha la tête et, d’un pas hésitant, sortit de la pièce – en se cognant la tête et l’épaule contre la porte.

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