Chapitre 11 - Surprise
Les jours suivants, Briar croisa Ryner à quelques reprises, mais celui-ci ne voulut pas reparler de sa perte de contrôle au dîner. Il la regardait à présent comme si c’était sa faute, et la jeune femme essayait de ne pas le montrer, mais elle était un peu blessée par la conduite du cousin du Prince. Elle avait espéré qu’ils puissent, ensemble, essayer de découvrir ce qu’il s’était passé, se soutenir et se rassurer mutuellement…
Si elle n’avait pas remarqué les cernes grandissantes du jeune homme, s’il n’était pas plus distrait chaque jour, si son air sûr de lui ne s’effritait pas, elle aurait même pu croire qu’il lui avait menti, ou qu’elle était folle, et qu’elle avait tout imaginé. Elle se remémorait toutes ces fois où, petite, à force de lire des livres, elle vivait dans un monde différent : même une fois sortie du livre, chaque petite chose de la vie devenait une aventure, ses seuls amis étaient ceux qu’elle rencontrait entre les petites lignes d’encre, et qui grandissaient dans sa tête. Puis, les flammes lui avaient tout pris : livres et parents. Depuis, elle ressentait comme un trou à l’emplacement de son cœur, un vide dans son âme, que rien ni personne ne pourra plus combler.
« Que se passe-t-il ? »
Briar sursauta et cligna des paupières.
« Euh… rien, rien, pourquoi ?
- Tu semblais perdue dans tes pensées, répondit Calliopée avec un haussement d’épaules. Nous t’avons appelé plusieurs fois, tu ne répondais pas.
- Désolée, j’étais… distraite.
- Ça, on avait bien remarqué ! Mais pas de soucis, la rassura Ariel. On était en train de parler de… du futur.
- Oui. Je disais que je voudrais devenir parfumeuse. Je suis déjà un apprentissage chez un parfumeur assez apprécié de la ville. A la base, mon père n’était pas vraiment pour, mais comme, étant majordome, il a des contacts avec le parfumeur du Palais, il lui a parlé de moi, et… je partirai peut-être en formation plus poussée avec lui, une fois mon apprentissage terminé. »
Briar hocha la tête, un peu troublée par son arrachement à ses pensées. Parfumeur était un beau métier. Chaque odeur pouvait, aussi bien qu’une plume, un pinceau, une musique ou un aliment, capturer une morceau de vie.
« Et toi ? » lui demanda Ariel, en sirotant un chocolat chaud.
La rouquine serra les doigts sur sa tasse et contempla son lait au chocolat. Elle n’osait pas penser au futur – une seule chose comptait pour elle à ce moment précis : retrouver sa famille. Quoique… à bien y penser, elle n’était plus si convaincue : elle avait des amis, ici. Un métier bien payé, et qui lui plaisait. Une chambre gratuite au Palais del Imperiales. Elle se sentait à sa place, presque en sécurité.
Puis-je vraiment me permettre d’être égoïste ?
Elle repensa aux personnes mendiant devant le Palais. D’Iris, malade. Est-ce que son propre confort ne pouvait que compromettre les leurs ? Ne pouvait-on pas les concilier ?
Elle tapota ses taches de rousseur, troublée, et se rappela à cet instant qu’elle était censée fournir une réponse.
« Chanteuse, je pense. Si… si je reste, et que Nahel accepte de me garder. Ou alors je ferai des tournées… Enfin, je sais que le métier d’artiste est compliqué, et qu’il faut souvent faire un travail à côté, mais…
- Je suis sûr que tu vas y arriver, lui assura Ariel. »
Le jeune homme était affalé sur le fauteuil de sa chambre, occupé à faire des bruits bizarres en pompant l’air de sa tasse vide en la mettant autour de sa bouche. Assise par terre, Calliopée, qui n’avait pas touché à son lait, plantait la pointe de son couteau entre ses doigts écartés. Heureusement, elle était bien entraînée et ne se plantait pas (justement), mais elle trouait le plancher d’Ariel, qui ne semblait pourtant pas s’en soucier. Celui-ci soupira.
« Vous avez de la chance de savoir ce que vous voulez faire ! Moi, à part millionnaire ou Magnissime Empereur Suprême de la Galaxie, je ne sais pas vraiment…
- Empereur de l’Imperiale, » suggéra Calliopée.
Ariel rougit jusqu’à la racine de ses cheveux. Briar lança un regard interrogateur à la jeune femme, qui lui souffla :
« Lui et Nahel sont un peu plus qu’amis, si tu vois ce que je veux dire. Ce qui signifie qu’Ariel pourrait éventuellement devenir Empereur dans un futur plus ou moins proche.
- Oh non, tu as dévoilé mes plans pour conquérir le monde ! » marmonna l’intéressé, sa blague résonnant comme une excuse à sa gêne, qu’il accompagna d’un rire embarrassé. « Pourriez-vous juste ne pas crier sur les toits la relation sentimentale avancée que j’entretiens avec le Prince ? » Le jeune homme reprit son sérieux et soupira de nouveau : « En plus, mon accession au poste d’Empereur n’est pas du tout quelque chose de sûr. Aujourd’hui, une relation entre deux hommes est mieux vue qu’il y a 30 ans, c’est sûr, mais un Empereur sans héritier direct ? Cette vision est légèrement désapprouvée par la majorité de la population. » Il se tut un instant avant d’ajouter sur un ton optimiste : « De toute manière, ce n’est pas pour tout de suite, l’Empereur Liam est encore en bonne santé ! »
Kaputt entra à ce moment-même dans la salle et vint renifler les pieds de Briar.
« Tu ne boiras pas ton lait, Cal ? »
Tandis que Calliopée tendait sa tasse à Ariel, Briar s’allongea sur le parquet froid et soupira. Un silence s’installa, avant qu’Ariel ne lance :
« Changement de sujet total, mais avez-vous entendu parler de ce que nous a fait notre petite Princesse ? »
La rouquine rassembla toutes les informations qu’elle avait pu récolter sur Elena. A vrai dire, elle en entendait si peu parler qu’elle en venait parfois à oublier sa présence, mais elle savait que la fillette était connue pour sa capacité à jouer des tours à tous les membres du Palais.
« Non, qu’a-t-elle fait ?
- Eh bien, elle glissé des souris blanches dans le corset de Dona Saverage. Apparemment, ça couinait fort, et les souris n’en étaient pas la seule cause ! Évidemment, Elena a été punie, mais qu’est-ce que cela a du être drôle ! »
Briar sourit. Il allait de soi qu’Ariel était l’admirateur numéro 1 de la Princesse espiègle, et sa position de fils d’aubergiste devait le tenir informé de tous les ragots.
Le jeune homme reposa sa tasse par terre et Kaputt vint lécher les dernières gouttes de lait.
Le silence s’installa, tous perdus dans leurs pensées. Seul le bruit des coups de langue réguliers de Kaputt troublaient ce vide. Ariel sembla alors se rappeler de quelque chose, et il prit un air à la fois effaré et peiné.
« L’Empereur a reçu une lettre ce matin. Le continent voisin… il est en guerre. »
Le cœur de Briar loupa un battement. La voix d’Ariel était assourdie, comme s’il lui parlait derrière un mur en verre. Ses mots s’entremêlaient, se chevauchaient, se traversaient, telles des milliers de gouttelettes formant un brouillard.
« Le.. le Royaume d’Igara-la-Brute a attaqué Ysberg il y a deux semaines. Apparemment, le continent est plongé jusqu’au cou dans un véritable chaos. »
Briar hoqueta. Les informations se bousculaient dans sa tête. Tout allait trop vite. Beaucoup trop vite. Bien des rumeurs comme quoi Igara préparait une guerre circulaient depuis une dizaine d’années, mais cela faisait seulement deux ans qu’Ysberg était affaiblie. Comment la monarque avait-elle pu lancer son attaque aussi vite ? Elle sentit sa tête lui tourner. La mort de feu le Roi Kavan avait laissé de nombreuses craintes, mais celles-ci s’étaient peu à peu estompées lorsque le parrain du Prince avait pris le pouvoir. Du moins, jusqu’à la majorité d’Elvin, alors âgé de 5 ans.
Comment tout cela a-t-il pu aller si vite ?
« Les autres pays ont-ils pris position ? s’enquit Calliopée, l’air préoccupée.
- Non, aucun d’entre eux ne semble vouloir prendre part au conflit. Mais peut-être la situation a-t-elle changé, entre temps. Les nouvelles arrivent si lentement ici… Ce sont plutôt des « anciennes »… Haha. Ça me fait presque rire, le fait que si ça se trouve, tout le continent est en guerre, à feu et à sang, et nous n’en savons rien »
La jeune femme esquissa un sourire ironique. Ariel soupira. Briar ferma les yeux, les mains légèrement tremblantes, et son ouïe retrouva toute son acuité. Sa famille était peut-être entraînée dans une sanglante parade, aux sons des cris et des larmes, derrière une cascade d’os entremêlés… ou chez elle, en sûreté, en train de faire une session de lecture familiale. Hortense rirait aux répliques cultes de ses personnages, Merlin verserait une larme sur quelque héros perdu, et Iris ne piperait mot, plongée dans son univers bardé d’encres et de plumes.
Cette vision l’apaisa. Ariel reprit :
« Si, en retournant au Palais, ce soir, vous voyez Nahel, vous pourrez lui demander ce que son père a décidé, ils sont actuellement en réunion. Espérons que nous n’allons pas nous mêler à cette guerre…
- Parce que tu crois que si on laisse Igara prendre Ysberg, elle s’arrêtera là, bien sagement ? répliqua Calliopée. Ne penses-tu pas qu’elle voudra plus ? Après tout, elle aura une armée plus grande…
- Mais affaiblie, l'interrompit le jeune homme. Et puis, tout cela n'arrivera que si elle ga-…
- Affaiblie, peut-être, mais Igara aura la preuve qu'elle peut prendre un pays. UN pays ! Un pays sur sept ! C’est colossal ! Ne fais pas semblant de croire que cette guerre ne se prépare pas depuis des décennies, que la Brute va soudainement réaliser que ce qu’elle fait est mal et qu’elle va abandonner Ysberg pour aller cultiver des fleurs et caresser des chatons dans les champs.
- Mais…
- C’est la vraie vie, Ariel ! Ressaisis-toi ! Rends-toi à l’évidence ! » La jeune femme soupira, passa une main dans ses cheveux, puis soupira. « Excuse-moi. Mais les guerres sont vraiment, vraiment des sujets qui me chauffent assez rapidement. Ça ne sert strictement à rien ! Rien du tout ! Enfin bref. Il faut juste espérer du soutien du côté d’Ilinn, qui ne donne pourtant aucun signe de vie. Il paraît qu’ils ont là-bas les meilleurs armes technologiques.
- Encore faudrait-il qu’elles existent… souffla Briar, osant enfin prendre la parole.
- Et puis, je ne crois pas que jeter une grenade dans le feu améliorerait la situation… la soutint Ariel. »
Les trois amis se regardèrent, soucieux. L’air s’était si vite emplit d’une telle tension que Calliopée dut ouvrir la fenêtre pour évacuer les mauvaises énergies. Gêné, Ariel frappa ensuite brusquement dans ses mains - ce qui fit détaler Kaputt.
« On n’y est pas encore, heureusement ! Et, de toute manière, ce n’est pas à nous de changer la donne. Avec un peu de chance, les armées d’Ysberg remettront Igara bien à sa place, dans l’Igarage… Riez, s’il vous plaît. C’était censé être drôle…
- Tant qu’elle ne se met pas dans une méga-rage… murmura Briar.
- Mégara ? Qu’est-ce qu’elle vient faire là, Mégara ? » demanda Calliopée, visiblement encore préoccupée.
Aucun des trois ne plaisantait vraiment. On ne pouvait plaisanter de la guerre. De la mort.
Ils regardèrent par la fenêtre qui laissait le froid hivernal dans la pièce. Les flocons tombaient à la renverse, drus, dans les pommes qui s’étaient détachées durant l’automne et qui erraient telles des moutons de poussière. Briar fit alors le vœu que tous ceux qu’elle aimait – Hortense, Merlin, Iris, Cynisca, Iris – aient la chance d’être dans sa situation. Au chaud (enfin, plus ou moins), en sécurité, bien entourés. Trois éléments essentiels pour passer l’hiver.
Quelqu’un toqua à la porte à ce moment précis. La mère d’Ariel, une femme portant une tresse très élaborée avec des fleurs piquées dedans, passa sa tête par la porte entrouverte.
« Excusez-moi de vous déranger, jeunes gens… Ariel ? Tu as reçu une lettre. Le sceau ne me dit rien, mais cela doit être une personne noble, l’enveloppe est particulièrement raffinée. »
Ariel s’empourpra légèrement, attrapa la lettre et lança une phrase dans la langue de l’Empire del Perez à l’égard de sa mère, qu’il embrassa. Puis, il referma la porte et se rassit sur son fauteuil. Il ouvrit l’enveloppe et en sortit une carte aux motifs élégants. Il la parcourut du regard, le rouge qu’il avait aux joues s’intensifia.
« Par le chapeau melon à motifs chatons de Sohan, murmura-t-il.
- Qu’est-ce que c’est ? » s’enquit Briar.
Le jeune homme prit une inspiration théâtrale, avant de murmurer drastiquement :
« Une invitation au Bal des Neiges. »
La rouquine avait posé la question à propos du chapeau, mais elle se ravisa et ravala sa demande.
Briar entra dans la boutique. Sur les cintres, des robes et des costumes, tous plus éblouissants et plus chers les uns que les autres, attendaient d’être portés. Briar, impressionnée, marchait sans savoir vraiment vers où, dans un dédale de paillettes, de tissus et de prix. Elle qui n’avait pas l’habitude de la luxure et de la richesse se sentait mal à l’aise dans cette boutique où tout était tape-à-l’œil, même ce qui n’était pas fait pour être vendu. Elle fut arrachée à ses pensées par une voix de femme, hautaine.
«… est en plein développement. Nous devrions pouvoir y arriver. »
Curieuse, Briar tendit l’oreille et s’approcha à petits pas de l’endroit où elle entendait la voix, son cœur résonnant dans ses oreilles.
« Oui, je n’en doute pas. Au Bal, donc ? demanda une voix de fausset.
- C’est ça. Rappelle-toi : au moment où tout le monde sera perdu dans les étourderies de la fête, ce sera le bon moment pour passer à l’action, reprit la première voix. Personne ne se doutera de rien, jusqu’à ce que… Boum !
- Boum, hé hé, tu l’as dit ! Un gros boum ! » renchérit l’homme à la voix de fausset.
Briar, les yeux écarquillés, se rapprocha encore plus, pour voir qui parlait, mais elle trébucha sur un meuble et dut se résigner à rebrousser chemin en étouffant ses « aïe ».
« Tu as entendu ce bruit ? »
La jeune femme clopina le plus rapidement possible, se frayant un passage entre les costumes de Bal, le cœur rugissant à ses oreilles. Elle faillit se heurter à une dame plutôt âgée, sèche, enveloppée dans une robe très large, des bijoux clinquants recouvrant chaque parcelle de son corps.
« Oh, excusez-moi, je ne vous avais pas vu, bafouilla la rouquine.
- Il n’y a pas de quoi, répondirent les lèvres pincées de la dame. Puis-je vous être utile ? »
Briar mit un temps à se rendre compte qu’elle avait un badge avec inscrit « Duchesse de Perpier, Vendeuse » épinglé à sa poitrine.
« Vous cherchez une robe pour le Bal des Neiges, peut-être ? reprit la duchesse.
- Oui… c’est ça. Et… et pas trop tape-à-l’œil, si possible. »
La duchesse hocha la tête, faisant cliqueter ses boucles d’oreille. Elle l’emmena essayer des robes pendant un temps qui sembla interminable à la jeune femme, avant de finalement en trouver une qui lui convenait. Soudain pleine de hâte pour le Bal, elle paya et rentra dans ses appartements, oubliant la conversation qu’elle avait surprise.
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