Chapitre 12 - Empereur
Briar descendit les marches des longs escaliers qui menaient à la salle de Bal. Elle avait rehaussé ses cheveux roux et bouclés en une coiffure élaborée qu’elle-même n’aurait su expliquer. Son visage était couvert par un masque de renard aux motifs étincelant. Se déployait ensuite une longue robe blanche qui se dégradait, à partir de son buste, sur un rose pâle. Ses pieds, à peine visible, étaient enveloppés dans des souliers plats et noirs. Elle ne se sentait pas légitime d’être dans ces si beaux vêtements, pourtant ses pas la menaient toujours vers le Bal. Dans la salle, qui faisait la circonférence de trois fois sa maison de Lexer, de nombreuses personnes, dispersées un peu partout, discutaient déjà, faisant monter un doux brouhaha à ses oreilles. Il était assez difficile de reconnaître qui était qui, car tous les visages étaient masqués. Seule l’identité des personnes assises sur les trônes du fond de la salle ne faisait aucun doute.
Briar posa un premier pied sur le parquet verni, et sentit son cœur s’envoler. Elle n’était jamais allée à un Bal, aussi elle avait à la fois une boule dans son ventre et un léger frisson d’enthousiasme. Bon, la descente des marches était chose faite. Prochain objectif : retrouver Nahel et Ariel (Calliopée n’ayant pas pu se joindre à la fête). Or, dans cette foule, cela ne s’avérait pas chose aisée… à part peut-être pour le Prince. Une foule devait s’être formée autour de lui, non ? Briar parcourut la salle du regard, et remarqua finalement Nahel, en pleine discussion avec sa mère, l’Impératrice Adélaïde.
Je vais peut-être le laisser pour le moment, finalement…
Un serviteur se planta devant elle et lui montra d’un signe de la main les possibilités de boisson qui s’offrait à elle. Machinalement, elle déclina, elle n’était majeure que depuis peu et rechignait encore à boire de l’alcool.
Fouillant du regard la foule, elle aperçut enfin un jeune homme qui lui tournait le dos, mais qui ressemblait à Ariel. En se dirigeant vers lui, Briar trébucha sur sa robe et s’étala de tout son long par terre. Des chaussures dorées, juste sous ses yeux. Les sons tournoyaient autour de ses oreilles, lointains, inaccessibles. Elle se releva en vitesse, l’esprit embrumé, les mains brûlantes de s’être râpées sur le sol, les joues brûlantes de honte. Heureusement, même si les invités autour d’elle s’étaient retournés, ils ne se moquaient pas ouvertement, plus amusés qu’irrités, et retournèrent bien vite à leur discussion. Elle eut tout de même le temps de voir que celui qu’elle avait pris pour son ami portait un masque de corbeau, alors qu’Ariel lui avait dit qu’il porterait un masque de suricate. Pressée de détourner l’attention d’elle, Briar se dandina nerveusement sur place, espérant être vite inintéressante pour les dernières personnes qui l’observaient. Une main se posa brusquement sur son épaule, et elle fit volte-face.
« Ben dis donc, tu aurais dû mettre un masque de canard ! Tu te dandines drôlement bien ! s’exclama le suricate.
- Non mais, qu’est-ce que c’est que ce compliment ? Me voilà arrivée bien bas, soupira la rouquine.
- Ou alors de limace. Tu rampes très bien, aussi.
- Ben voyons.
- En tout cas, pas de tortue, tu n’aurais pas réussi à te relever.
- Mais oui, c’est ça, et toi tu as bien fait de ne pas te déguiser en kangourou, tu n’as pas la langue dans ta poche.
- Et qu’est-ce qui te dit que les suricates n’ont pas de poches, hein ? Ils doivent bien avoir quelques chemises, non ?
- Tu ne l’as pas non plus donnée au chat, je constate. Elle est toujours bien là, à sa place.
- Kaputt aime bien la langue de bœuf, alors la langue d’humain, pourquoi pas…
- Tu es dégoûtant, décréta Briar en lui donnant une petite tape sur l’épaule.
- Non, je suis suricate, contra l’autre en faisant une moue. Si ça se trouve, les chats sont hommenivores, et personne n’en sait rien. »
Briar leva les yeux au ciel, amusée. Ariel était incorrigible. Elle allait répondre lorsque son ami intercepta deux verres remplis d’un liquide rouge sur le plateau d’un serveur, et lui en tendit un.
« Ah non, pas d’alcool pour moi, merci, protesta-t-elle. Ça ne sent pas bon.
- Allez, pour me faire plaisir…
- Non.
- Un petit verre…
- Non.
- Un fond…
- Non.
- Un doigt…
- Non.
- Une gorgée…
- Non.
- Une gorgette… c’est une mini-gorgée…
- Non.
- Allez…
- Bon. »
Haussant les sourcils, elle posa prudemment ses lèvres sur le verre et fit doucement glisser le liquide à l’intérieur de sa bouche. Le goûta. L’avala. Grimaça.
« Berk, berk, berk ! C’est pas bon ! »
Ariel, lui, semblait adorer le breuvage pourpre, aussi finit-il le verre de Briar en haussant les épaules. Alors que la jeune femme, affichant une mine faussement dégoûtée, détournait le regard, elle aperçut un petit homme en costume noir, dont elle capta un bout de conversation avec un autre homme, bien plus grand.
«… est prêt ? Parfait. Restez attentifs jusqu’au moment voulu... »
Des bruits de pas précipités coupèrent la fin de sa phrase. Fronçant les sourcils, Briar, dont il lui semblait avoir déjà entendu cette voix de fausset, voulut écouter la réponse de l’autre homme, sa gorge se serrant sans qu’elle sache pourquoi, mais Ariel lui tapota l’épaule d’un geste un peu brusque, ayant attrapé un autre verre, rempli d’un petit fond d’un liquide jaune strié de lignes roses foncées.
« Goûte-moi ça, et après je te laisse boire ce que tu veux.
- Bon, d’accord… Si c’est ce qu’il faut faire pour que tu me laisses tranquille…
- Totalement. »
La jeune femme prit une gorgée de la boisson. Ses yeux s’écarquillèrent. Un frisson léger lui emplit tout l’être. Elle se sentait flotter au-dessus du sol. Son sang courait plus vite dans ses veines, lui procurant la sensation d’une agréable vitalité.
« C’est… c’est trop bon ! » s’exclama-t-elle.
Elle finit rapidement le petit verre, puis gagna un buffet pour se resservir, cette fois-ci un verre entier.
« Ah, tu vois ? » exulta Ariel. Puis il ajouta : « Fais quand même attention avec les quantités, c’est assez puissant… »
Briar fit la sourde oreille et se resservit une nouvelle fois.
Tu me dis de mettre moins ? Tu veux me priver du bonheur ? Je vais me resservir encore plus, pour te montrer que je peux être heureuse !
Elle était libre !
La boisson jaune et rose avait cette saveur de liberté. Une liberté sauvage, profonde, envahissant l’âme entière.
Briar en voulait plus, pour être encore plus libre, s’affranchir de toutes les limites, s’envoler, vivre !
Elle voulait vivre. Enfin.
Un pas en avant, deux pas en arrière… Oups ! Elle s’était trompée. Elle gloussa et s’excusa d’avoir marché sur les pieds de l’ours, puis reprit la danse.
Le corbeau lui tapota l’épaule et lui offrit son bras. Elle se demanda un instant si le reste du corps était également compris dans l’offre, mais le corbeau la prit par la main et la fit tournoyer avant qu’elle eut le temps de poser la question. Elle avait disparu dans un délicieux monde de joie, d’insouciance, de valses, de notes et de lumières. Elle esquissa un sourire. Tout le monde était si sympathique ! Ils voulaient tous danser avec elle.
Sa vision se flouta un instant, mais elle cligna des yeux et le monde retrouva toute son acuité.
Elle gloussa une nouvelle fois. Un corbeau et un renard qui dansaient ensemble ! Hé, bonjour, Monsieur du Corbeau, que vous êtes joli, que vous me semblez beau ! Elle sentait son cœur battre dans ses tempes. Elle examina les bras musclés tenant lieu de plumage à son partenaire. Ce corbeau était manifestement séduisant ! Il avait une odeur musquée franchement peu déplaisante.
A son grand mécontentement, la danse se termina. Elle grogna lorsque le corbeau alla rejoindre une mésange. Dépitée, elle marcha d’un pas hésitant vers le buffet. Là, elle se goinfra de petites pâtisseries blanches. Un délice !
Réprimant son mal de ventre et le fou rire qui commençait à la secouer pour aucune raison, elle tenta ensuite de trouver un nouveau partenaire. Elle remarqua au loin un suricate, mais quelque voix dans sa tête lui soufflait de ne pas l’approcher. Or, elle faisait confiance à son instinct. Elle repassa donc la salle en revue tout en s’éloignant de l’animal du désert.
Les personnes se brouillaient, s’emmêlaient dans sa tête. Tiens, elle avait déjà dansé avec ce cerf… A moins que ce ne soit ce zèbre ou ce cheval. Ou alors ce cerf. Non. C’est le même.
C’est le même quoi, déjà ? Le même ingrédient.
Non. Ce n’est pas ça.
C’est le même animal. Le même danseur.
Elle éclata de rire, postillonnant des morceaux de biscuits autour d’elle sans s’en soucier. Elle soupira, de bonheur, et laissa son regard flotter dans la salle bondée.
Oh.
Là.
Une louve noire.
Son sang se mit à palpiter dans ses veines, elle avait l’impression que son cœur bouillonnait. Elle se dirigea vers la belle créature, son souffle s’accélérant à chaque pas.
Elle arriva devant la louve, et lui tapota l’épaule.
Le prédateur au pelage sombre se retourna, et elle sentit un frisson glacé lui parcourir tout le corps.
Malgré le masque de la jeune femme qui lui faisait face, elle avait l’étrange impression de la connaître. Ces yeux bleu océan… cette chevelure brun châtaigne… oui, elle l’avait déjà vue quelque part. Toutefois, elle n’arrivait pas à mettre un nom sur ce visage.
En même temps, je ne me souviens même plus de mon propre nom, se dit-elle avec nonchalance.
« Une danse ? » proposa la louve.
Trop troublée par le ton chantant de son interlocutrice pour parler, elle hocha seulement la tête.
La musique commença à déverser ses dégoulinantes émotions.
La louve prit le bras de la renarde.
La danse dura à la fois une éternité et le temps d’un battement de cils, le temps que leurs regards s’aimantent. La main de la louve sur l’épaule de la renarde, la main de la renarde sur la taille si fine de la louve qu’elle avait peur de la briser, cet équilibre instable qu’était la danse.
Lorsque la musique s’arrêta, elles ne l’entendirent pas et continuèrent leur danse.
Lorsque la deuxième musique se termina, elles ne se détachèrent pas l’une de l’autre.
Lorsque la troisième musique s’acheva, elles étaient encore dansantes.
Lorsque la quatrième musique se finit, elles étaient encore à se mouvoir.
Lorsqu’une déflagration retentit et interrompit la cinquième musique, elles avaient enlacé leurs corps.
Des cris détacha cependant celui de la louve. Elle avait des larmes aux yeux.
« Désolée », chuchota-t-elle.
Familier.
« Qui es-tu ? » murmura la renarde.
Sa partenaire avait disparu.
« Ah, tu es là. »
Le suricate.
Elle courut loin de lui, bousculant au passage un homme en blouse blanche, ses ballerines frappant sèchement le sol, mais il la poursuivit, et elle se retrouva bientôt acculée au mur.
« Il faut partir, la pressa-t-il.
- Pourquoi la musique s’est arrêtée ? » bouda-t-elle, les bras croisés.
Derrière son masque, le suricate prit un air exaspéré.
« Ne fais pas ta gamine ! Ce n’est pas le moment. Viens !
- Nan. Je bougerais pas. Je veux la musique. »
La louve avait disparu en même temps que la musique. Si la musique reprenait, elle allait revenir. Quelqu’un cria des ordres d’une voix grave, des ordres déformés, pas contents, méchants.
Le suricate l’attrapa par le poignet et commença à la tirer vers la sortie.
« Nan ! Je. Veux. La. Musiiiiiiique. »
Elle s’assit par terre pour illustrer ses propos. Le suricate s’agenouilla à sa hauteur.
« Je t’avais bien dit de ne pas prendre trop de Pazzo, marmonna-t-il. Relève-toi ! C’est dangereux, ici.
- Nan. Je veux pas me lever. Je veux la musique. »
Il tenta de la relever, en vain. Il appela alors deux autres personnes, qui la relevèrent malgré ses protestations.
« Maiiiieuh, pourquoi ? D’habitude, t’es pas méchant comme ça. Tu fais des blagues, d’habitude. Je te déteste, ronchonna-t-elle en se dirigeant à contrecœur vers la sortie.
- C’est ça. Et toi, d’habitude, tu n’es pas bourrée. » Il soupira. « Pour répondre à ta question, c’est parce que c’est dangereux de rester, et que c’est l’ordre des soldats. Tu n’as vraiment rien entendu ? »
Elle secoua la tête mais remarqua alors les uniformes. Leurs fusils. Soldats.
Les blouses. Leur brancard. Médecins.
Le corps. Son sang. Empereur.
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