Chapitre 13 - Plaisantes
Le soleil perçait à travers les volets en bois. Ses rayons chatouillèrent les joues de Briar, qui ouvrit un œil, puis l’autre. Elle ne reconnut pas tout de suite la pièce dans laquelle elle occupait un lit bas. Elle promena son regard fatigué sur les étagères, chargées de babioles, bibelots et colifichets en tous genres.
Fronçant les sourcils, elle s’assit sur le lit, et un gémissement fusa aussitôt hors de sa bouche. Elle avait l’impression que quelqu’un jouait du tambour sur sa tête avec des baguettes en plomb. Elle voulut poser ses pieds sur le parquet, mais ils heurtèrent une masse molle.
« Aïe, fit la masse molle, qui ouvrit les yeux.
- Oups, pardon Ariel. »
Quand la rouquine voulut s’excuser, sa langue ne suivit pas le mouvement, ce qui donna plutôt :
« Oupf, fardfon Afiel. »
Elle écarquilla de grands yeux.
Pourquoi ai-je une limace à la place de ma langue ?
Le jeune homme haussa un sourcil, l’air ensommeillé. Entre les limbes de son esprit en lambeaux, Briar eut le temps d’apercevoir des cernes sur son visage caramel. Il dormait par terre, sur un lit de paille. Elle se rappela alors qu’elle était déjà venue dans cette chambre auparavant. Elle tenta d’articuler quelque chose, mais cette tâche fut trop laborieuse, aussi Ariel lui tendit-il une feuille et une plume. La jeune femme se leva pour s’attabler au bureau, et se rendit compte à ce moment-là qu’elle portait des vêtements qu’elle n’avait jamais vu précédemment.
Qu’est-ce que je fais dans ta chambre ? écrit-elle, la plume crissant désagréablement sur le papier, ses doigts peinant à la tenir, à former de belles lettres. Elle montra sa phrase à Ariel, qui la fixa un bon moment avant de lever vers la rouquine des yeux fatigués et troublés.
« Tu ne te souviens vraiment de rien ? » La jeune femme secoua la tête, ce qui la fit émir une nouvelle plainte. Ariel soupira et reprit : « Allons prendre le petit déjeuner, je t’expliquerai tout en mangeant. »
Une fois attablés devant des pancakes au sirop d’érable, que Briar ne pouvait qu’admirer et saliver devant, sa bouche étant trop pâteuse pour qu’elle avale autre chose que de petites rondelles de concombre, le jeune homme baissa les yeux sur son assiette et lui demanda :
« Alors, de quoi te souviens-tu ? »
Briar hésita un instant avant d’écrire.
C’était le Bal… Je suis tombée en voulant te rejoindre mais ce n’était pas toi, et après tu es arrivé et puis… Je ne sais plus.
Ariel soupira une nouvelle fois.
« Je ne suis pas très fier de moi… Je t’ai fait goûter au Pazzo, une boisson délicieuse mais très alcoolisée. J’aurais dû me méfier, pour ta première fois… J’ai essayé de t’empêcher d’en prendre trop, mais quelqu’un m’a interpellé, et… je t’ai perdue de vue. Et après. »
Briar attendit la suite, qui ne vint pas, donc écrivit :
Après ?
Le jeune homme tressaillit, plongé dans des pensées apparemment pas très agréables. Il prit une profonde inspiration.
« Quelqu’un a fait feu sur l’Empereur Liam. Et… les soldats sont arrivés, ont donné l’ordre d’évacuer… Il y avait une telle agitation… J’ai eu si peur que je ne te retrouve pas ! Mais je t’ai retrouvé. Tout va bien. Tu étais seule, mais tu semblais chercher quelqu’un… » Il haussa les épaules, mais Briar eut le sentiment qu’il omettait certains détails, bien qu’elle ne fit aucun commentaire. « Peu importe. Comme le Palais n’était plus sûr, je t’ai fait venir à l’auberge. C’est les habits de ta mère que tu portes, ta robe est en train d’être lavée par nos aubergistes. Elle était souillée de… Bref. Tu…»
Ariel se tut encore une fois, l’air troublé.
Je ?
« Non, rien », fit-il d’une voix distante.
Il se leva, alla ramasser quelque chose près de la porte, le regarda et poussa une exclamation en Lycartien. Briar ne sut deviner si cette exclamation était heureuse, triste ou en colère. Elle tapota la table pour attirer son attention, et haussa les sourcils pour lui faire comprendre d’expliquer ce qu’il se passait.
« Ils... ils viennent d’annoncer dans le journal que l’Empereur se rétablit de sa blessure. Dia’s bone ! »
La jeune femme hocha la tête. Elle avait déjà entendu cette expression pour remercier les dieux, et comprenait le soulagement de son ami. Nahel aurait été dévasté et de surcroît aurait dû endosser la responsabilité d’Empereur tout de suite – ce qui ne devait pas être chose aisée, surtout avec la nouvelle guerre… Et Ariel ne devait pas non plus être prêt à divulguer sa relation avec Nahel au grand jour, ce qui se passerait inévitablement lorsque celui-ci sera Empereur.
Ariel parcourut le journal du regard, puis se laissa retomber sur sa chaise.
« Aucune nouvelle de celui ou celle qui a commis l’attentat. Autrement dit, iel court encore dans la nature. De toute manière, il y a sûrement tout un organisme derrière ça. » Il tourna la page en soupirant. « Ah, apparemment, l’Empire ne s’engagera dans aucun des camps de la guerre du continent. » Le jeune homme replia le journal. « Je ne sais pas vraiment quoi penser… »
Briar mordilla sa lèvre inférieure. Était-ce une bonne chose que l’Empire ne s’engage pas dans une guerre ?… Elle ne savait pas. Elle ne savait plus.
Comment va Nahel ? écrivit-elle pour sortir de ses pensées.
Le fils de l’aubergiste soupira et sa jambe trembla compulsivement.
« Je ne sais pas… Je ne l’ai pas vu après les coups de feu… Et si ?… »
Il ne peut pas nous être parti, griffonna Briar à la hâte. Sinon, ça se serait su dans le journal. S’il est blessé, les meilleurs médecins de l’Empire feront tout leur possible.
Ariel lui sourit tristement, sa jambe tremblotant toujours.
« Je sais bien, mais… et si ?… »
Briar baissa les yeux, finissant mentalement la phrase de son ami.
Et si il tout le possible des médecins ne suffisait pas ?
« On va voir ? » proposa son ami.
Elle hocha sa tête lourde.
Dans les rues, le nom de l’Empereur circulait sur toutes les bouches, de celles délicatement maquillées des personnes les plus aisées jusqu’à celles gercées de ceux qui vivaient dans la rue. Les sourcils se fronçaient, les plis entre les yeux se marquaient, les cernes se signalaient.
Une ribambelle d’enfants en haillons, de la terre aux coudes et aux genoux, passa en courant devant Briar et Ariel, qui n’eurent que le temps d’entendre un « haha, je suis le méchant Empereur ! Qu’on leur coupe la tête ! ». Briar inclina la tête sur le côté, et capta un bout d’une autre conversation, prononcée par des voix précieuses et hautaines.
« Les vils qui ont voulu occire notre bon Empereur devraient se faire jeter aux cachots !
- Qu’ils aillent au diable, oui ! »
La rouquine fit la moue et reporta son attention sur un aubergiste, qui parlait à un client habillé d’une façon simple et plutôt modeste.
« C’est un tournant décisif, je le sens.
- Penses-tu que le Liam le méritait ?
- Je n’en sais rien, mais j’ai entendu dire qu’une telle agression avait déjà été tentée, sans succès, il y a quelques années déjà.
- Ah oui ? Et pour quelles raisons ?
- Anti-impérialistes, j’imagine... »
La fin de sa phrase ne parvint pas aux oreilles de Briar, qui détourna son regard de l’aubergiste et regarda le sol devant elle, sans s’arrêter de marcher. Ariel posa une main sur son épaule.
« Tout va bien se passer. Je le sens. Les voix mécontentes vont finir par s’éteindre. »
Malgré les paroles rassurantes de son ami, la jeune femme se sentait un peu mal. Les paroles des gamins des rues l’avaient déstabilisée. Se pouvait-il que son jugement sur l’Empereur ait été biaisé par ses relations, alors même qu’elle avait elle-même connu la misère ? En y réfléchissant bien, cette idée lui parut probable, et cette possibilité lui apporta une légère nausée. Si tout son jugement, le jugement de chacun, était biaisé par les relations qu’ils avaient avec les autres, alors, comment définir la vérité ? Comment même parler de vérité ?
Ariel effleura l’épaule de la jeune femme de sa main gauche.
« Hey. Regarde ce qu’il se passe. »
La rouquine leva le regard, et ce qu’elle vit la stupéfia. Toute la tranquille et placide nonchalance du Palais, devant lequel ils venaient d’arriver, avait été remplacée par une troupe de soldats armés jusqu’aux dents. Là où auparavant flânaient les jeunes fleurs d’automne était piétiné, foulé et retourné par des défenses trop grandes pour un seul corps.
Un uniforme bleu marine à la large moustache les accosta.
« Que faites-vous ici, les jeunes ? Allez bécoter ailleurs ! Ici, nous devons assurer la sécurité, on n’a pas le temps de jouer !
- Nous ne jouons pas, et nous ne nous bécotons pas ! s’insurgea Ariel, porte-parole de la voix brisée de Briar. Nous voulions simplement transmettre un message à sa Magnissime Altesse le Prince Nahel, et à la fille du Majordome, Calliopée Retyg. S’il vous plaît, laissez-nous au moins vérifier qu’ils sont sains et saufs… »
L’uniforme les détailla, puis lâcha son verdict :
« Non. »
Ariel le fixa, bouche bée, puis tenta de répliquer, mais l’uniforme bleu marine avait déjà tourné le dos, les talons, et en bourrique, comme si ça n’était pas suffisant. Le jeune homme allait lui emboîter le pas pour lui signifier ses quatre vérités, mais Briar lui attrapa la manche et alla dans le sens opposé.
« Mais, Briar… Nous ne pouvons pas laisser Nahel comme ça ! Il doit être entouré de gardes, partout, cela doit lui être si désagréable… »
La rouquine tenta d’articuler quelque chose, mais sa gorge lui fit vite signifier qu’il n’en était pas question, et elle se renfrogna. Une dispute toute seule n’était pas une dispute.
Ses pensées dérivèrent vers le Bal, alors que les feuilles mortes givrées crissaient sous ses pas et qu’une pluie fine commençait à tomber. Elle avait l’impression d’être un puzzle auquel il manquait des pièces. Elle ne cessait de fouiller dans ses souvenirs, de passer dans chaque recoin de son cerveau, elle ne trouvait rien de particulier à propos du Bal, si ce n’est la vague sensation d’assister à un assassinat. Puis une phrase fusa, claire et net, entre le brouillard qu’était son cerveau. Une phrase prononcée par une voix de fausset. Elle n’en comprenait pas le sens, mais qu’importait. Elle avait la voix. Son sang pulsa dans ses veines au rythme des battements effrénés de son cœur. Un frisson la parcourut, frisson léger qu’était la sensation de connaître quelque chose d’important.
Sous les gouttes d’eau qui lui coulaient dans la nuque, Briar ignorait quelque chose. Certes, elle ignorait un nombre très important de choses, mais il y avait quelque chose de crucial, quelque chose qui aurait pu lui faire adorer cette journée.
Cette monotonie allait bientôt rompre, et pas d’une manière des plus plaisantes…
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