Chapitre 15 - Eblouissement total
Le soleil se leva quand le bateau prit le large, lui tournant le dos. Les embruns salés des eaux formaient des gouttelettes sur la chevelure rousse de Briar. La brise légère qui courait alors sur l’Océan souleva ses cheveux de ses doigts fins.
Elle soupira.
Elle sentait comme un vide à l’intérieur d’elle alors que prendre la mer faisait remonter des bulles de souvenirs à la surface, souvenirs qui lui semblaient provenir d’une autre vie, tant ils étaient lointains.
L’océan des yeux bleus de Gayane.
Le voyage vers les âmes.
Le…
Ces bulles éclatèrent.
Elle ne voulait pas y repenser, repenser à une femme qui l’avait trahie. Et pourtant… Une part d’elle-même voulait croire à la lettre de Gayane. Une part d’elle-même voulait la croire. Une part d’elle-même l’aimait toujours, comprit-elle avec stupeur.
Cette révélation lui fit un choc. Comment pouvait-elle continuer à aimer celle qui avait brisé son cœur ? Comment ce même cœur pouvait continuer à battre, alors même qu’il était morcelé ?
La tête pleine de questions, Briar sursauta lorsqu’une main se posa sur son épaule.
« Excuse-moi si je t’ai fait peur, ce n’était pas mon intention. Je voulais simplement te prévenir que tu peux te joindre à nous pour le dîner, si tu le souhaites. »
La rouquine tourna un visage éreinté vers celle qui lui avait parlé. C’était une jeune femme au teint hâlé et au visage en forme de cœur.
Elle prit sur elle pour ne pas lui crier de la laisser seule, et accepta l’invitation. Son interlocutrice esquissa un sourire.
« Je m’appelle Maïa, et toi ?
- Briar, enchantée ! »
Elle s’efforça de lui rendre son sourire, et elles se saluèrent selon les rites de l’Empire, trois doigts sur le front, avant de se diriger vers la cantine du bateau.
« Un peu de bière ? »
Briar, qui se souvenait vaguement avoir eu des antécédents néfastes avec l’alcool, déclina poliment l’offre. L’homme à la barbe touffue, du nom de Khlops, marmonna un « ah, bon », et se servit une pinte.
Elle dînait en compagnie de l’équipage du bateau, qui était composé du Capitaine Adoc, de Mary la cuisinière, de Maïa, Khlops, et trois autres personnes dont elle ne connaissait pas la fonction.
Elle songea au jour où elle avait trouvé ce bateau. Elle avait mis plusieurs heures à trouver un navire qui partait au Val. Finalement, l’équipage de l’Isandre l’avait acceptée à bord. Elle s’était ainsi embarquée avec eux, refoulant autant qu’elle pouvait les souvenirs de la troupe qui remontaient, se frayaient un passage entre les ruines de son esprit et lui agrippaient la gorge, la serrant et refusant de la lâcher, telle une bouée de sauvetage – mais alors, une bouée percée.
« Tout va bien ? »
Briar cligna des yeux, surprise par la question de Maïa. Contre toute attente, elle y réfléchit sérieusement.
Est-ce que tout va réellement bien ?… J’imagine que tout est relatif...
Elle se força à adopter un sourire et murmura d’une voix un peu trop enjouée :
« Bien sûr ! Oui oui, ça va. »
La jeune femme lui rendit son sourire, puis lui adressa un clin d’œil.
« La prochaine fois, au moins, tâche d’être crédible. »
La rouquine voulut lui répondre, mais elle ne savait que dire. Mentir ne ferait qu’aggraver la situation, mais dire la vérité n’aurait pas été mieux. Elle baissa alors la tête et se concentra sur son assiette. Elle piqua un morceau de pomme de terre avec sa fourchette, d’une main lasse. Ses paupières se fermaient toutes seules, ceci du au fait qu’elle n’avait pas beaucoup dormi après la disparition d’Ayla. Le mystère de son identité planait au-dessus d’elle tel un nuage sombre, annonciateur de tempête.
Elle mit un instant à se rendre compte qu’on l’appelait.
« Briar ?! Briar ! »
Elle tourna la tête vers Mary.
« Fais gaffe, tu saignes du nez. »
Gênée par les ronflements de Mary, Briar peinait à s’endormir. Du moins, elle essayait de s’en persuader. En réalité, tout son être ne voulait d’autre chose que plonger dans les bras de Morphée. C’était son esprit, houleux, qui refusait d’y courir. Des pensées venaient sans cesse la tourmenter, lui chuchoter mille problèmes au creux de son oreille, ensevelissant son esprit sous mille étoiles noires.
Qui était Ayla ? Pourquoi pensé-je à Gayane d’une manière plus qu’amicale ? Pourquoi m’a-t-elle trahie ? Comment va Hortense ? Est-elle encore malade ? Arriverais-je à temps ? Et Merlin ? Et Iris, comment vont-ils ? Et Ariel, Nahel, Calliopée, Gabin ? Est-ce que je retrouverai Gavroche ? Est-ce que la guerre fait encore rage ? Est-ce que nous arriverons au Val sans encombres ? Est-ce que l’Empereur Liam va survivre de ses blessures ?
Est-ce que ?…
Les murmures affolés se pressaient de plus en plus vite dans l’esprit de la jeune femme. Elle se força à se calmer et, étouffant dans le dortoir si insupportablement semblable à celui du bateau de M. Hugau, sortit prendre l’air sur le pont.
Des souvenirs la frappèrent au cœur lorsqu’elle observa l’Océan au moins aussi tempétueux que ses pensées. L’espace d’un instant, elle se retrouva sur le pont du bateau en direction de l’Empire del Perez, les membres de la troupe endormis dans le dortoir, un peu plus loin. Dans quelques secondes, Gayane allait l’appeler, elle allait monter au mât, elles allaient non non non ne pas y penser ne pas y penser…
Elle sursauta.
Une main s’était abattue sur son épaule. Elle se retourna et tomba en genoux en voyant qui était devant elle.
« Tout va bien ? murmura Gayane.
- Laisse-moi ! cria Briar. Laisse-moi ! Laisse-moi ! Laisse-moi ! »
Elle criait comme pour conjurer un mauvais sort, pour chasser les esprits, avec force de conviction et ton impérieux, mais au fond d’elle, elle savait que ce n’était pas un esprit. Au fur et à mesure que ses forces l’abandonnaient, le filet de sa voix se tarissait, jusqu’à finir en sanglots étouffés.
« Laisse-moi… laisse… moi… »
Le brouillard se dissipa soudainement, et le visage de Maïa remplaça celui de Gayane.
« Briar ? Tu m’entends ? Tout va bien ? »
Elle distingua des silhouettes derrière la jeune femme.
Puis la nuit se fondit dans ses yeux jusqu’à l’éblouissement total.
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