Chapitre 18 - Les drapeaux de la mort

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« Joyeux anniversaire, mon chou. »

Lashou claqua une grosse bise sur la joue d’Adoc, qui rougit et marmonna un remerciement dans sa barbe. Briar sourit et fit discrètement signe à la fenêtre dans son dos. On entendit quelques murmures étouffés derrière la fine cloison qui séparait le corridor de la cabine du capitaine, puis la porte de la cabine s’ouvrit sur le reste de l’équipage chacun avec un paquet cadeau dans les bras.

« Joyeux anniversaire ! » lancèrent-ils.

Tandis qu’ils passaient tour à tour lui offrir les cadeaux qu’ils avaient achetés avant le départ – bouteilles d’alcool, nouvelle boucle d’oreille… - Briar se mordit la lèvre afin de refouler les émotions qui grandissaient en elle, et qui lui faisaient peur, si peur… Tout lui rappelait le voyage en bateau qu’elle avait effectué avec M. Hugau et sa troupe. Les repas, la nuit dont elle ne se souvenait pas mais qui, elle en avait maintenant la certitude, avait un lien, quel qu’il soit, avec la troupe, et maintenant l’anniversaire…

Non.

Elle força les battements précipités de son cœur à ralentir. Ce n’est pas la troupe. Ça va aller. Je suis majeure maintenant, plus mature… ça va aller.

Elle s’obligea à se raccrocher à la conversation et se peignit un sourire sur le visage.

Les membres de l’équipage discutaient vivement à propos d’un cadeau, et, bien que leurs voix parurent lointaines à Briar, elle se concentra pour capter le gros de la conversation et faire mine de s’y intéresser.

«… mais c’est Mary qui m’a conseillé de l’acheter ! protestait Abel.

- Pas du tout ! C’est Lashou qui m’a dit qu’il allait l’adorer, répliqua celle-ci.

- Peut-être, mais c’est seulement parce que j’ai cru Maïa ! C’est elle qui m’a dit qu’il savait en faire !

- C’est faux ! Je n’ai pas dit ça avec certitude. De toute manière, c’était Khlops qui m’en avait parlé.

- Non, non ! C’est Lise qui me l’avait dit !

- Hey, écoutez ! intervint le capitaine. Écoutez. C’est vrai que je n’avais jamais vraiment fait de puzzles auparavant, mais ça me fait super plaisir ! Je vais peut-être mettre un peu plus de temps à le faire, mais je vais pouvoir m’initier ! »

Abel, Mary, Lashou, Maïa et Khlops lancèrent un regard meurtrier à Lise, qui ouvrit les mains comme pour montrer qu’elle n’y était pour rien. Adoc posa une main réconfortante sur l’épaule de la jeune femme enceinte, lui manifestant ainsi son soutien indéfectible.

« Et maintenant, fit Mary pour changer de sujet, place au banquet ! »

En fait de banquet, c’était des pommes de terre sautées sur leur lit de riz semi-complet qui attendaient les membres de l’équipage et leur appétit.

« Miam ! se réjouit Adoc, visiblement de bonne humeur. « Comment as-tu su que les pommes de terre sautées étaient mon plat préféré ?

- C’est pas comme si on n’en faisait pas depuis une semaine, tous les jours… murmura Maïa.

- Haha, ça mon petit, je dois avoir un pouvoir de tépé… de léthépa… de télépatruc ! » fut la réponse de Mary, ce qui amusa beaucoup Lashou, qui avait fait toute une formation sur la « télépatruc ».

Tout le monde s’attabla avec bonne humeur, les discussions absurdes ayant un effet divin sur Briar, bien qu’il lui sembla voir un éclair de douleur traverser le regard de Lise.

Après quelques bouchées de pommes de terre sautées, Abel fit tinter sa fourchette contre son verre pour demander le silence. Lashou se pencha en avant, intriguée. Ensuite, il se leva et se planta devant Lise, l’observant longuement avant de mettre un genou à terre. Celle-ci écarquilla les yeux, sa poitrine se soulevant à un rythme saccadé.

« Ma belle, tu es mon Oxygène, mon Eau, mon Soleil. » Il ouvrit un boîtier, dévoilant une bague qui étincela, accrochant un rayon du Soleil qui traversait les vitres. « Lise Maqueros, acceptes-tu cette demande en mariage ? »

Des larmes apparurent sur les joues de Lise et roulèrent sur ses joues. Sa bouche se tordit sous l’émotion, elle porta sa main à sa poitrine et… Elle poussa un cri, de douleur et de surprise mêlés. Son visage se crispa et elle haleta :

« Pas… main… te… nant ! »

Lashou réagit au quart de tour.

« Le travail commence ! Abel, ne reste pas planté là et aide-moi plutôt à l’emmener à l’infirmerie. »

Le jeune homme, les yeux emplis d’une joie inquiète, se leva d’un bond et s’activa aussitôt, assisté par Adoc.

« Ça va, Lise ? hurla presque le jeune père.

- Oui, super, si vous pouviez juste arrêter de me planter des couteaux dans le ventre… » répliqua celle-ci d’une voix hachée, avant de quitter la pièce, soutenue par les deux hommes.

Soudainement, le silence plana dans la salle à manger. Maïa, Briar, Khlops et Mary se jetèrent des regards en coin, stupéfaits.

« Bon ben… bon appétit, lâcha finalement la cuisinière. »

Personne ne lui répondit, et personne ne continua à manger.

L’ange passa de nouveau, mais comme lesté d’un poids sur les épaules, alourdi par le poids des souvenirs d’un des siens.

« Elle avait vingt-trois ans, fit Khlops, soudainement. »

L’ange suspendit son souffle, intrigué. Rien ne se passa d’abord, chacun sortant d’une longue hébétude, se répétant en silence les mots du marin afin de les intégrer et les comprendre. Puis une mine affligée se lut sur leurs visages, et Khlops continua.

« Elle était mon Oxygène, mon Eau, mon Soleil. Nous allions avoir un enfant. Un beau bébé. Victoire si c’est une fille, Aloïs si c’est un garçon, qu’elle disait. Moi, je préférais Charlie, mais je n’ai rien dit. Elle était si radieuse, si contente… Nous étions si contents. Et puis… »

Sa voix s’étrangla. Il renifla un instant, l’ange baissa les yeux, et il reprit.

« L’accouchement ne s’est pas bien passé. Elle est… elle est partie… si soudainement… alors j’ai pris une nourrice pour la petite Victoire. Mais, un jour… un jour que j’avais repris le travail, parce que ‘fallait bien la payer cette nourrice, et puis avoir une maison pour la petiote… Mais… »

Il inspira longuement, et sa respiration parut si tremblante, son souffle si fragile, son corps si petit, son âme si frêle tout à coup, derrière sa carapace bourrue… Sa voix se fit plus sûre, plus sombre aussi.

« Mais ce jour où j’étais au travail, quand je suis rentré, la nourrice avait la cervelle à l’air, qui se déversait sur le plancher mal ciré, se mêlant aux moutons de poussière. À ce moment-là, je m’en suis voulu de ne pas faire assez le ménage. Et pfft, plus de petite ! Plus de Victoire, mais une défaite brûlante, qui me rongeait les os. Les jours suivants, la maison brillait comme un sous neuf, pour la première fois de sa petite existence. Elle n’avait jamais été mieux nettoyée qu’alors. »

Les larmes commencèrent à rouler sur les joues de l’ange, reflet brouillé du marin qu’il avait été.

« D’aucuns disaient que j’avais tué la nourrice et que j’avais vendu la petite, mais rien n’est plus faux, RIEN ! J’ai du partir… je suis parti. Le bateau, c’était une bonne solution pour leur échapper. Mais… ils me hantent. Depuis douze ans, ils me hantent. Jour et nuit. »

Ses larmes brillaient à la lumière sombre qui envahissait à présent la pièce, perles de rage et d’infortune. Le temps s’allongea, le temps que tous reprennent leurs esprits, et Maïa et Mary, attablées de part et d’autre de lui, l’encerclèrent de leurs bras, se voulant réconfortantes. Briar, elle, se sentait comme enveloppée dans un rêve duquel elle n’arrivait pas à s’échapper. Cette histoire lui donnait un coup au cœur.

Tu vois ? Tes propres malheurs ne sont rien, comparés à ceux des autres.

Cette affirmation, lancée comme une insulte, lui insuffla un sentiment de fierté honteuse.

Elle était sur le pont, le vent soulevant ses cheveux. Elle était venue ici pour se calmer, mais ce qu’elle vit la terrorisa.

Depuis plusieurs jours déjà, ils avaient aperçu ce bateau qui voguait galamment dans leur direction…

Vu de près, il semblait énorme. Et le pire était en haut du mât.

Fier dans le ciel bleu azur, un drapeau rouge sang claquait, accompagné d’un autre, couleur de l’ébène.

Le drapeau des pirates.

Et celui du Royaume d’Igara-la-Brute.

Les drapeaux de la mort.

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