Chapitre 19 - Soleil couchant
La lumière du soleil se reflétait sur le petit tesson de bouteille que Briar tenait à la main. Une défense bien piètre et bien fragile, malgré l’assurance qui avait percé dans les gestes de Maïa lorsqu’elle avait brisé la bouteille, et tendu un petit bout cassé à chacun. Elle frémit et sa main trembla légèrement lorsqu’elle songea à l’usage qu’elle pourrait en faire – et à quelle situation elle pourrait faire face pour en avoir besoin.
Des pas non loin firent trembler le plancher, et la rouquine glissa rapidement le morceau de verre dans sa manche. Elle attrapa la brosse là où elle l’avait laissée, et se remit à frotter le pont.
Elle n’eut pas besoin de lever la tête pour reconnaître Keith : sa puanteur ne laissait pas de doute quant à son identité.
« Alors, est-ce que tu travailles bien, ma petite chienne ?… Ha non, c’est encore pire que quand tu es arrivée ! Tu as chié partout ou quoi ? Mais bon, comme je suis sympa, j’ai un cadeau pour toi. »
Briar ferma brièvement les yeux. Elle n’avait pas envie de savoir ce qu’il lui réservait, non, aucune…
Elle sentit la crasse et le contact de la botte sur sa joue avant que le plancher heurte son crâne avec un craquement. Elle se mordit la lèvre, qui se mit à saigner, pour refouler à la fois sa douleur et la réplique cinglante qui lui venait à l’esprit.
Ne pas réagir…
Elle se remit à genoux, reprit sa brosse et se remit à frotter.
« Alors, on remercie pas le gentil Keith ? C’était pourtant une faveur que je t’ai faite ! »
La jeune femme sentit le contact du tesson de verre contre sa peau.
Non.
Sa joue la brûla, comme un rappel, un avertissement.
Laisse-le te provoquer. Ne lui donne pas le plaisir de voir l’effet de ses remarques et de ses actions.
« Merci », fit-elle d’une voix sans timbre, dénuée d’ironie ou de ressentiments.
Keith éclata de rire, d’un rire gras, sale, qui souillait autant la rouquine que sa botte, qu’il frotta une dernière fois sur sa tunique avant de s’en aller.
Briar nettoya sa joue du mieux qu’elle put, s’efforçant d’ignorer tant bien que mal l’odeur d’excréments qui lui soulevait le cœur. Elle essuya sa joue avec sa main du mieux qu’elle put, réprimant des hauts-de-cœur.
Puis, lorsqu’elle reprit sa brosse et frotta les traces que l’esclavagiste avait laissé sur le sol, elle repensa aux évènements qui l’avaient conduite jusqu’ici.
Dès qu’il avait remarqué la nature du bateau qui les suivait, Adoc avait ordonné de virer de bord, tout en sachant pertinemment qu’il était trop tard. Ainsi, l’après-midi était tout juste bien amorcé lorsque les deux bateaux étaient arrivés à la même hauteur.
Après une prise relativement rapide de leur bateau par les pirates, les membres de l’équipage avaient eu une petite entrevue avec leur chef, Lauhn, et leur second, Keith. Les deux étaient des ordures, bien que très différemment. Alors Keith n’était que dégoûtant et brutal, Lauhn était tout en délicatesse et en cruauté. Il était d’une insupportable beauté, et faisait preuve d’un respect tellement ironique envers ses esclaves que s’en était insultant. Il avait tout l’air d’un chat qui guette que les souris dansent pour les attraper, une lueur d’excitation liée à la chasse inscrite dans ses yeux pers. Briar, au bout d’un certain temps, s’était énervée face aux provocations de Keith et lui avait envoyé un coup de pied bien placé. Rapide comme l’éclair, Lauhn avait attrapé la fille de Lise à peine née, et l’avait suspendue par un seul pied au-dessus de l’Océan. La jeune mère s’était avancée pour tenter de la reprendre, mais Abel avait posé une main sur son épaule. S’ils ne faisaient ne serait-ce qu’un pas de travers, le nouveau-né risquait d’être lâché. Briar l’avait alors supplié de rendre l’enfant à sa mère, et c’est ce qu’il avait fait.
« La prochaine fois que l’un d’entre vous désobéit, ou manque de respect à un membre de notre équipage, je donne ce nourrisson en pâture aux requins, compris ? Je suis vraiment désolé de devoir agir ainsi, mais c’est la seule chose que je puisse faire pour que vous alliez dans le droit chemin, est-ce que je suis clair ? »
Briar s’était mordu la langue pour ne pas répliquer que le respect se méritait et avait hoché la tête à contrecœur, comme tous les autres.
Un peu plus tard, lorsqu’elle fut seule, la jeune femme s’était donné une gifle qui avait laissé une marque rouge sur sa joue, pour se rappeler de ce moment, et se punir d’avoir risqué la vie du bébé.
Peu après, les membres de l’équipage de l’Isandre s’étaient rassemblés dans le placard à balais qui, semblait-il, devait tenir lieu de dortoir commun. Maïa avait alors brisé la bouteille et le silence qui les enveloppait. « Pour se défendre », avait-elle expliqué en en donnant un bout à chacun. Ils n’avaient ensuite pas eu le temps de discuter plus que cela, Keith étant venu leur assigner des tâches – le récurage des ponts, en l’occurrence, pour Briar.
Elle nettoya le pont encore quelques heures, le ventre noué par la faim, le froid et la rage, avant que ne sonne la cloche du dîner. Elle soupira, soulagée, et alla ranger le matériel de nettoyage avant de se diriger vers la cuisine. Le cuisinier, un grand homme chauve, lui passa un bol à peine rempli d’une purée verte, sans prononcer un mot. La rouquine alla donc rejoindre le placard à balais, et y retrouva quelques membres de l’équipage.
Maïa, ses yeux écarquillés et une grande fatigue dépeinte sur son visage, était assise à côté de Lashou, qui lui parlait doucement. Mary, elle, ayant perdu sa jovialité habituelle, était accroupie dans un coin, ses bras encerclant ses jambes, et se balançait doucement, l’air perdue dans des pensées pas des plus agréables. Briar s’assit à côté de ses camarades, en soupirant de douleur face aux muscles courbaturés de ses bras. Un pleur déchira le silence, aussitôt coupé par les doux murmures d’Abel. Il ne restait donc qu’à attendre Lise, Khlops et Adoc. Abel couvrit de baisers le front de sa fille, qu’il berça dans ses bras.
« Chh… chh… maman va arriver. Elle va arriver, et tu pourras te rassasier autant que tu veux, ma pauvre petite… »
Malgré tous les efforts de son père, la petite continuait de pleurer.
Adoc et Khlops arrivèrent à ce moment-là et non, ils ne savaient pas où était Lise, ils étaient désolés, ils étaient sûrs qu’elle allait arriver d’un instant à l’autre…
D’un instant, ce fut plutôt à l’autre qu’elle arriva. Elle avait des larmes, des larmes effroyables qui n’arrêtaient pas de couler, des yeux grands ouverts sur des horreurs que personne ne méritait de voir, des traces de doigts sur ses poignets, marques de l’impardonnable, et la bouche déformée en un cri silencieux.
« Abel… oh, Abel, tu ne sais pas ce qu’ils m’ont fait ! »
Et elle vomit, une flaque orange, drôle de reflet du soleil couchant.
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