Chapitre 20 - Cris
Briar se sentit emplie d’une fureur sans nom. Quoiqu’ils aient fait à Lise, il l’avaient manifestement brisée. La jeune femme se tenait à l’écart du petit groupe de personnes, blottie à côté d’Abel. Une rage indescriptible étincelait dans les yeux du jeune homme, mais il s’efforçait visiblement de rester calme.
Comme elle ne pouvait supporter la vue de Lise à qui on avait volé toute once de joie, elle laissa son regard dériver. Il finit par croiser celui du nouveau-né. Elle avait abandonné ses cris et ses larmes pour afficher un masque grave et sérieux, comme si elle comprenait l’urgence de la situation. Ne pouvant fixer un instant de plus ces yeux brun chaud qui l’observaient, limpides, elle laissa son regard remonter jusqu’au visage de celle qui tenait l’enfant dans ses bras. Maïa lui adressa un petit sourire triste lorsqu’elle s’aperçut que la rouquine la scrutait. Celle-ci détourna rapidement les yeux, les ferma un bref instant avant de les rouvrir sur le ciel impassible de décembre. Seuls quelques nuages pourpres encadraient le soleil déclinant.
Comment la Vie pourrait-elle suivre son cours normalement, alors qu’une horreur a été commise ? Pourquoi la Vie gifle-t-elle ainsi les personnes, jusqu’à ce qu’elles soient brisées ? Et puis, à quoi bon vivre si c’est pour voir les gens souffrir, se voir souffrir soi-même, et ne rien pouvoir y faire, comme la Vie continuera toujours à frapper les personnes inlassablement, avec la même cruauté, jusqu’à ce qu’elles plient sous ses coups ou qu’elles rompent ? Est-ce que… est-ce la Vie pourrait-être le pire fléau de l’humanité ?
La jeune femme se sentait emportée dans ses pensées, plonger dans un gouffre sans fond, tel l’abîme qui béait dans son cœur depuis bien trop longtemps.
Mais ce « longtemps » n’est pourtant rien par rapport à toutes les années qui me restent à vivre… Tant et si peu à la fois…
Soudain, ses pensées heurtèrent un sol dur.
Est-ce la fin de mon gouffre ? Oh non, seulement mes jambes qui se sont dérobées et le plancher qui s’est rapproché.
Elle entendit quelques personnes lui parler, mais elle ne comprenait pas le sens de leurs mots. Elle voulut le leur signifier, mais sa langue lui sembla collée à son palais, lourde comme du plomb, prisonnière, ligotée par les non-dits, gardés par le silence, condamnée par ses paroles.
Tant pis, furent ses dernières paroles avant de sombrer dans les ténèbres.
Un cri déchira la nuit, avant de s’éteindre. Il fut suivi par d’autres cris, provenant toujours du même petit être nocturne. Le cœur battant, Briar, qui s’était réveillée en sursaut, courut dans le couloir sombre, ses petits pieds nus heurtant le sol froid et lisse. Elle entra enfin dans la chambre d’où venaient les hurlements. Bien trop petit pour le grand lit dans lequel il était allongé, un petit garçon à la tignasse rousse flamboyante était étendu d’une étrange manière, ses membres formant des angles singuliers. Ses yeux bleu-vert étaient grands ouverts sur quelque chose que personne ne voyait, la bouche tordue en des grimaces de douleur, sa petite gorge pâle déversée en un long sanglot, un cri funèbre.
Briar se glissa à côté de lui dans son lit, lui prit la main et la lui serra très fort, comme pour lui transmettre sa force, la force qu’elle construisait jour après jour, bâtissant des remparts invisibles autour de son cœur éteint. Puis, elle caressa le dos de sa main avec son pouce, en formant de petits cercles. Elle décida alors de chanter. Elle chanta doucement, une chanson pour chasser le froid, les ténèbres et la peur, pour chasser de la tête et du cœur du petit garçon toutes les choses qu’ils comprenaient mutuellement, qu’ils n’auraient pas dû comprendre – pas encore.
La petite fille, elle, fixait deux étoiles dans le ciel, qui étincelaient à travers les volets ébréchés de la chambre. Elles semblaient à la fois si lointaines, si inaccessibles, et si proches… Elles murmurèrent leurs plaintes à la petite fille, qui hocha la tête gravement. Elle, elle comprenait. Leur lumière faiblit un instant, et Briar crut qu’elles allaient vaciller pour de bon, retint son souffle. Mais non. Un instant à peine plus tard, elles étaient encore là, fortes et majestueuses. Quelqu’un avait un jour apprit à la rouquine que les étoiles, telles qu’on les voyaient, existaient au passé. Elle songea, en regardant ces deux étoiles que, peut-être qu’elles étaient déjà mortes depuis bien longtemps, seulement cela n’était pas visible. Si ça se trouve, elle les regardait à l’instant présent, mais elles étaient mortes avant sa naissance. Elle comprit à ce moment-là que le regard était quelque chose à sens unique, et que la vérité n’était pas même de tous temps. Elle fixa encore les étoiles, jusqu’à ce qu’elles s’incrustent dans sa rétine, puis détourna le regard.
Peu à peu, les cris devinrent murmures, la respiration du petit garçon s’apaisa, ses yeux se fermèrent. Briar continua de chanter encore de longues minutes, puis son chant devint les larmes qu’elle n’autorisait pas, et elle abaissa ses paupières à son tour, pour en puiser la tristesse et la transformer en apaisement.
Alors l’univers s’agrandit, rapetissa, tourna sur lui-même puis se laissa dompter.
A présent, c’était une petite fille aux cheveux sombres que Briar avait devant elle. Elle-même, qui n’était plus une petite fille depuis bien longtemps, prenait conscience d’observer son propre reflet. Les yeux noirs qui la fixaient étaient marqués par des larmes trop souvent versées, ses joues étaient creuses et sur son visage pâle transparaissait une enfance volée. Briar posa le plat de nouilles devant la petite fille. Malgré la quantité très importante, le plat disparut en quelques secondes. Puis la petite fille se recroquevilla.
« Pardon, » murmura-t-elle, et cela avait plus l’air d’une prière qu’une excuse.
Le monde se remit à tournoyer, de plus en plus vite, et puis.
Plus rien.
Le noir.
Silence.
Et une explosion de couleurs.
Le monde reprit forme sur des cris.
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