Chapitre 21 - Droit dans les yeux

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Hébétée, Briar cligna des yeux, les laissant s’habituer à la lumière du jour. Visiblement, elle se trouvait dans le placard à balais, dont une des portes était grande ouverte. Le peu qu’elle voyait du pont, au-dehors, était désert. Elle tenta de reprendre ses esprits, força ses jambes ankylosées à se lever, et s’avança sur le pont du bateau. Elle repéra bientôt la source des cris, et se dirigea vers elle à petits pas chancelants.

Plusieurs silhouettes s’amassaient derrière la balustrade.

Entre les nimbes de son esprit, elle reconnut ses camarades.

Seules deux personnes, qu’elle ne sut identifier, manquaient à l’appel.

« Que… que se passe-t-il ? » marmonna-t-elle d’une voix pâteuse.

Maïa, qui portait le nourrisson dans ses bras, se tourna vers elle, les yeux emplis d’une angoisse et d’une tristesse mêlées.

« C’est… » Elle secoua la tête. Des larmes jaillirent au coin de ses yeux. « Désolée… Je… je ne peux pas. »

Et elle partit en courant vers le placard à balais.

Perplexe, Briar se pencha par-dessus la balustrade.

Rien ne troublait les eaux tranquilles de l’Océan.

Fronçant les sourcils, elle se retourna vers ses camarades, et remarqua que Mary et Khlops retenaient Adoc, qui se débattait.

« Laissez-moi y aller ! Il n’est peut-être pas trop tard ! rugissait le capitaine.

- Tu sais bien que c’est faux, le reprit doucement Khlops.

- Lâchez-moi ! C’est un ordre ! »

Ses deux matelots ne relâchèrent pas leur poigne, et bien au contraire, la resserrèrent.

La tête légèrement penchée, Briar regardait son capitaine. Elle ne l’avait jamais vu ainsi auparavant, déchaîné. Ses yeux couramment sans remous étincelaient d’une fureur teintée de souffrance telle la tache bleu sombre dans sa pupille brune, ses cheveux châtains d’ordinaire si bien peignés à présent étaient en broussailles, sa chemise habituellement propre béait sur sa poitrine, ses lèvres normalement propres dégoulinaient de bave. Il semblait possédé, animé d’une fureur intense, mais Briar ne ressentait rien d’autre qu’une vague sensation d’anormalité. Elle ne s’inquiétait pas le moins du monde, apathique, seulement absorbée par la singularité de ce moment, et par l’aura magnétique et instable que dégageait le capitaine.

Comme émergeant d’un rêve, elle se rendit compte que quelqu’un l’appelait. Elle se retourna vers Lashou, qui lui fit signe de venir avec elle, le visage grave.

Elles marchèrent quelques instants sur le pont, avant de s’arrêter en face du soleil couchant qui teintait les eaux d’un éclat rouge sang.

Aucune d’entre elle n’osa d’abord briser le silence, puis Briar prit la parole d’une voix posée.

« Que s’est-il passé ? »

Lashou ferma les yeux et secoua la tête, comme pour tenter de chasser des images qui revenaient la hanter.

« Lise… Lise s’est laissée tomber du pont. » Sa voix grave et chaude emplissait l’atmosphère sombre du couchant. « Abel s’est jeté à l’eau pour essayer de la sauver mais… un requin est passé par là, et le sang a teinté l’Océan de rouge. »

Elle avait dit cela d’un ton formel, mais ses yeux tourmentés trahissaient son émotion.

Briar eut un haut-le-cœur. Des pensées écarlates voletaient autour d’elle comme des insectes qu’elle n’arrivait pas à chasser.

Non… c’est impossible…

Elle resta prostrée un moment, à fixer le fracas des vagues contre la coque du navire. Vagues destructrices. Vagues protectrices…

Vagues...

Soudainement, une détermination, à la fois glaciale et qui réchauffa tout son corps, l’emplit. Elle se dirigea à grands pas vers le placard à balais. Maïa était accroupie, tremblante, et trempait de ses larmes le nourrisson qu’elle tenait dans ses bras. Briar posa une main qui se voulait réconfortante sur l’épaule de la jeune femme, s’accroupit à son tour et prit délicatement la petite fille. La naissance de ses cheveux brun sombre chatouillait doucement le bras de la rouquine, et son visage humide mouillait sa tunique. Ses yeux noisette la fixaient, une lueur interrogative perçant au milieu du désarroi qui s’y lisait. Briar colla son front à celui de la petite, symbole de vie, de force et de fragilité.

« Tu vas survivre », murmura-t-elle. « Tu vas survivre et tu seras forte, et fragile parfois. Tu seras heureuse, et triste parfois. Mais tu vas survivre. Tu seras confiante, et découragée parfois. Tu seras vigoureuse, et fatiguée parfois. Mais tu vas survivre. Tu vas vivre. »

Elle se leva et inspira profondément, bouleversée. Briar sentit des pas se rapprocher et une main se poser sur son épaule. Elle tourna la tête et adressa un petit sourire triste à Lashou, qui hocha la tête d’un air grave. Le plancher frémit et Maïa lui pressa l’épaule opposée et se posta, droite, à côté d’elle.

Quelques instants plus tard, Adoc, Khlops et Mary arrivèrent à leur tour et se mirent à côté d’eux, silencieux, droits et graves, tels des colonnes.

Des piliers.

Des piliers face à l’Océan, face aux courants brusques de la vie, face aux désespoirs et aux malheurs.

Des piliers rendant un dernier hommage à leurs compagnons disparus, à leurs soleils désormais éteints, à leurs doutes et à leurs abîmes, prêts à se tourner vers l’avenir et à affronter les difficultés qui allaient les attendre, inévitablement.

Des piliers fragiles, mais résilients.

Des piliers.

La seule réaction des esclavagistes face à la mort de Lise et d’Abel fut de confier la petite à Maïa. Toutefois, Briar se sentit plus en sécurité car, selon elle, ils n’oseraient pas risquer de perdre d’autres esclaves en leur faisant la même chose qu’à Lise. Le lendemain, Maïa décida de nommer l’enfant Meïlyn, ce qui signifiait « liberté » dans une langue perdue.

Les jours se succédèrent, sans grandes péripéties, jusqu’à ce qu’un bout de terre se profile à l’horizon, jusqu’à devenir un port dans lequel accostèrent les deux navires – celui des esclavagistes et l’Isandre, pillé et revendiqué par les esclavagistes.

Lorsqu’elle posa un pied à terre, enchaînée à ses compagnons et menacée par des épées, elle eut une sensation d’engourdissement due à son séjour en mer. L’atmosphère du port l’étourdit : des cris de matelots se hélant, le grincement des navires, le grondement des tonneaux roulés, les ricanements des mouettes… Tout cela lui faisait tourner la tête et presque oublier sa condition d’esclave. Presque.

Une poignée d’épée s’enfonça dans sa côte, lui rappelant totalement sa condition.

« Avance ! » maugréa une voix.

Elle s’exécuta mais manqua de tomber lorsqu’un chat se faufila entre ses jambes, un poisson dans sa gueule. Tournant la tête dans la direction opposée, elle aperçut un pêcheur fulminant. Elle aurait ri si ce son lui avait été plus familier, et s’il n’allait pas raviver la douleur dans sa côte.

Les esclavagistes les firent attendre à l’extérieur d’une auberge, d’où ils rapportèrent des seaux d’eau en leur ordonnant de se laver. Briar n’avait pas la force de se sentir gênée, et, en réalité, elle réussit assez bien à faire fi des ricanements des pirates qui les surveillaient. Elle parvint même à apprécier la morsure du froid et de l’eau sur sa peau sèche. Lorsqu’elle et les autres eurent fini, ils reçurent, de la part de Lauhn apparemment, des habits propres. Évidemment, aucun d’entre eux n’était dupe ; ces attentions ne leur étaient prodiguées que parce qu’elles augmentaient leur prix, toutefois chacun mit ses nouveaux vêtements. Celles des femmes, évidemment, étaient plutôt décolletées, mais un soin particulier avait été prodigué à celle de Maïa, car une femme avec un bébé, et donc moins « fonctionnelle », se vendait moins bien – bien qu’un enfant puisse faire un esclave gratuit.

Le simple fait de formuler ces pensées en elle-même, de penser aux êtres humains en terme de marchandise, hérissait l’échine de Briar, et tout son corps se révulsa. Elle jeta un regard noir aux esclavagistes, qui se moquèrent d’elle, faisant bouillir la colère dans ses veines.

En même temps… est-ce qu’ils n’obéissent pas simplement aux lois ? Est-ce que c’est leur responsabilité, ainsi ? Ou pourraient-ils décider de ne pas obéir ?

« On se dépêche ! » aboya un homme à la barbe fournie et aux dents jaunes, lançant un regard appuyé à Briar, qui se renfrogna.

Ils se dirigèrent ensuite vers une sorte de marché, sur une estrade entre un étal de poissons et un autre de fromages – des odeurs absolument alléchantes emplissant l’atmosphère.

Lauhn se plaça au milieu de l’estrade, devant les esclaves, disposés en rang d’oignons, et la simple vue de sa chemise négligemment ouverte sur sa poitrine musclée attira quelques personnes.

« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, laissez-moi vous présenter six esclaves, tous de très bonne qualité ! »

Briar résista à l’envie de se boucher les oreilles, mais veilla également à ne pas écouter l’esclavagiste vanter les mérites des muscles de Khlops ou de la beauté de Maïa, d’ignorer les regards critiques des potentiels acheteurs – de ses potentiels acheteurs. Et de garder la tête haute. Toujours garder la tête haute.

La rouquine se figea lorsqu’elle vit Adoc, ses yeux entourés de cernes, partir, la quantité de pièces qui sortait d’une bourse et le visage satisfait de Lauhn.

La foule s’amassa, de plus en plus nombreuse, et ce qui ressemblait fortement à une vente aux enchères emporta, à quelques minutes d’intervalle, Lashou, puis Khlops.

Il ne restait que Mary, Maïa, Meïlyn et Briar. Celle-ci sentait une angoisse monter dans son être au fur et à mesure que ses camarades partaient, prenant conscience qu’elle ne les reverrait sans doute jamais. Elle sentit son cœur battre de plus en plus vite, et décida de se concentrer sur sa respiration.

Soudain, Briar sentit une forte pression au milieu de son dos et fut emportée en avant. Vers un homme grand, aux larges mains poilues. Aux cheveux gris coiffés en queue de cheval, de la même couleur que sa barbe. Aux petits yeux brun sombre plissés, au nez épaté, à la bouche pleine de coupure, déformée en une moue indifférente. Et, à la vue de cet homme, à la vue de cette chemise faussement blanche sur laquelle s’étalaient des taches de sang, à la vue de ces mains calleuses, visiblement habiles à manier un couteau, Briar crut en l’existence des ogres, comme lorsqu’elle était petite. Ou peut-être qu’ils n’existaient pas réellement, mais l’homme qu’elle avait en face d’elle en était manifestement un, et elle eut peur.

Vraiment peur.

La même peur qui fait détaler les gazelles et s’envoler les colombes.

Mais elle ne détala pas. Elle ne s’envola pas.

Elle retint sa peur.

Et regarda la mort droit dans les yeux.

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