Chapitre 22 - Faute

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L’Ogre ne parla pas durant toute la durée du trajet, ce qui convenait très bien à Briar. Du fait de ses grandes jambes, il ne faisait qu’un pas lorsqu’elle en faisait trois, aussi devait-elle toujours trottiner pour rester à sa hauteur – tout en restant légèrement en retrait pour ne pas prétendre appartenir au même rang social. Sans compter qu’elle devait porter des paniers de course deux fois plus gros que sa tête.

L’Ogre ne s’arrêta que devant une petite boutique, en bordure de la ville. Une petite devanture indiquait : « Boucherie » en langue commune, suivi d’un terme en langue d’Ysberg, ce qui lui donna des renseignements sur la profession de son ogre et du pays dans lequel elle se trouvait.

Ulhic ouvrit la porte, et Briar le suivit. Des relents de sang parvinrent à ses narines, et elle dut retenir un haut-le-cœur. Sans plus de cérémonie, l’Ogre lui jeta un seau, une brosse et un balais.

« Nettoie la cuisine », dit-il enfin.

Puis, il s’assit sur un fauteuil et aiguisa un couteau.

Ce fut tout.

Briar se dirigea vers la cuisine, affaires de ménage en main – après avoir posé les paniers, naturellement – et observa les lieux. Le carrelage du sol était maculé de traces de boue sèches (et d’autres un peu moins sèches), de débris divers et de taches de sang. Sur les plans de travail étaient éparpillés des os, de la chair brunâtre et des couteaux de toutes tailles. L’air empestait le sang et le pourri, et des particules de poussière étaient visibles dans le mince rai de lumière qu’offrait une lucarne.

Sans un soupir, la jeune femme se mit à la tâche. Pendant des heures, elle frotta, nettoya, sécha la petite pièce, jusqu’à ce qu’il ne reste aucune trace de la saleté qui s’y trouvait auparavant. Seul le fumet de sang ne pouvait s’effacer d’un coup de brosse.

Lorsqu’elle l’apprit à l’Ogre, il lui désigna simplement d’un geste une porte en face d’un placard. Un tas de paille ainsi qu’une gamelle d’eau y étaient disposés. C’était le seul confort auquel elle aurait droit.

Soudain très lasse, la rouquine se laissa tomber sur le matelas de paille, et enroula ses bras autour de ses genoux tremblants, le vent frais s’immisçant entre les lattes à moitié détachées.

Tant de questions se bataillaient dans son esprit qu’elle ne savait même pas si elles les formulaient ou si ce n’était que des sentiments sans mots.

Comment l’esclavage est-il quelque chose humainement possible ? Comment me suis-je retrouvée là ? Un hasard de circonstances totalement insensé, ou le fruit du destin ? Resterais-je au service de l’Ogre toute ma vie ?

Elle s’aperçut alors que c’était des questions purement rhétoriques, essayer d’y répondre aurait été absurde.

Comment les personnes font-elles pour accepter de traiter d’autres personnes comme inférieures ? Jusqu’où l’imagination d’Injustice ira-t-elle ? Jusqu’où l’humain ira-t-il ?

Ces questionnements la berçaient. Happée par sa fatigue, elle s’endormit.

Elle fut réveillée ce qui lui sembla être deux minutes à peine après qu’elle se soit endormie, par de grands coups à la porte.

Elle allait répondre, mais l’Ogre la devança.

« Quoi ? » grogna-t-il.

Un grincement de porte s’ensuivit, et Briar comprit que quelqu’un entrait dans la maison. Des pas lourds firent vibrer le plancher, puis s’arrêtèrent.

« Alors, Ulhic », fit une voix très grave avec un accent du Royaume d’Igara-la-Brute. « On se terre dans sa maison ?

- J’avais d’autres choses à faire, grommela le boucher.

- Oh que non, » reprit la voix grave. « Tu n’as pas d’autres choses à faire. Rien n’est plus important que de servir la Cause… n’est-ce pas ? » Face au silence qui s’ensuivit, il éclata de rire, ce qui ébranla la maison. « Si tu as d’autres choses à faire, tu pourras les faire une fois tout cela terminé. Or, ça se terminera plus vite si tu nous aides… »

Ils se turent un instant, puis l’inconnu murmura quelque chose dont Briar n’entendit que la fin :

« … feu à ta baraque. »

L’Ogre jura, puis cracha de sa voix rauque :

« Vous êtes fous ! Toi, tous ceux qui servent cette stupide conquête, et cette Cause à laquelle vous attachez autant d’importance ! »

Puis, un choc fit trembler le plancher. Quelque objet en verre ou en porcelaine se brisa. Des pas s’éloignèrent et quelqu’un referma la porte.

Et le silence revint.

Non, pas le silence… Des crépitements se faisaient entendre.

Prudemment, Briar ouvrit la porte du placard… et se figea.

Des flammes pourpre et or dansaient au bout de la pièce. Au milieu d’elle, l’Ogre était allongé, un filet de sang coulant sur son visage, son visage figé à tout jamais.

Des larmes coulèrent sur les joues de Briar.

Les fantômes de son passé étaient revenus.

Les flammes léchaient avidement le plancher, les murs en bois, tout. Une fumée noire et épaisse en dégageait. Briar, assise sur le plancher, pleurait. Une silhouette se détacha sur les flammes, et la rouquine hoqueta. C’était une femme très belle aux cheveux noirs déliés retombant librement sur ses épaules. Ses yeux gris étaient emplis d’un amour sans limite, un amour sauveur, destructeur. Elle portait une simple robe gris pâle, qui la faisait ressembler à une plume embrasée.

« Briar ! » cria la femme, et même ce cri était beau. « Briar, où es-tu ? »

Les larmes redoublant, Briar gémit :

« Je suis là… maman, je suis là. »

Mais la femme ne l’entendit pas et grimpa quatre à quatre les marches d’un escalier fantôme un peu transparent, à peine tangible, qui venait d’apparaître dans un coin de la pièce.

Briar attendit, respirant un peu trop fort, un peu trop vite, la vue brouillée par des larmes brûlantes.

Un instant plus tard, la femme redescendit, quelques livres dans les mains, accompagnée d’une petite fille aux épais cheveux roux, au visage fin, aux yeux gris, aux taches de rousseur.

Briar se figea. Elle connaissait la fin de l’histoire.

« Non ! » cria-t-elle. « Maman, lâche ces livres ! »

Mais, sourde à ses cris, celle qui avait toujours été à son écoute continua de courir, guidant la fillette.

« Maman, » supplia Briar d’une voix plus faible. « Je t’en supplie… »

Mais elle devait se contenter de revoir sous ses yeux la scène qu’elle avait déjà trop souvent revisité.

« Maman… » lâcha-t-elle encore en un sanglot.

La petite rouquine se figea soudainement dans sa course et regarda Briar droit dans les yeux, avec une lucidité qui la stupéfia.

Non. Non, non, non…

Le regard gris de l’esprit lui transperça le cœur.

Je suis le fantôme de mon propre passé.

La belle jeune femme aux cheveux noirs libéra une de ses mains pour agripper l’enfant.

« Cours ! » hurla-t-elle.

Elle allait se remettre à courir, elle aussi, quand un des livres qu’elle tenait en une pile instable chuta et atterrit sur son pied.

Briar regarda, impuissante, sa mère grimacer de douleur, hurler à sa fille de fuir, se faire rattraper par les flammes et disparaître. La petite rousse s’arrêta pour regarder, les yeux vides, l’endroit où sa mère et ses livres étaient partis en fumée.

Cours, aurait voulu lui dire Briar, mais elle était devenue silencieuse.

Un homme aux cheveux roux et aux lunettes de travers fit apparition à son tour, ses yeux bleus affolés.

Les flammes allaient ravager la petite à son tour.

Le jeune homme l’attrapa par les épaules et l’envoya dans les airs, jusqu’à l’extérieur de la maison. Il se mit à courir ensuite, mais les flammes étaient trop rapides.

Il se fit à son tour emporter par les flammes et.

Le monde partit en fumée, accompagnée d’un grand fracas. Les larmes qui coulaient sur les joues de Briar se mêlèrent aux premières gouttes de pluie, avant que tout ne sombre dans le noir.

C’est la fin.

Ses dernières pensées étaient des évidences, des vœux, des regrets à peine formulés, des prières et des remerciements.

Je vais dormir, sans rêve pour me troubler, et je ne vais plus jamais me réveiller. Adieu Hortense, adieu Iris. Adieu, Merlin. Je suis désolée de te les avoir pris. Je vais les rejoindre, à présent.

Tout est de ma faute.

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