Chapitre 23 - Les petits garçons qui décrochent la Lune
Les quelques nuages qui planaient dans le ciel se teintaient de rose et d’orange, portés par un léger courant d’air. Un oiseau au plumage brun clair traversa un nuage et se laissa emporter par le vent. Ses yeux scrutèrent le contrebas, d’où les dépourvus de plumes devaient se contenter de lever la tête et d’envier les oiseaux. Voler, voir le monde d’en haut… un rêve inatteignable pour ces créatures maladroites et clouées au sol.
L’oiseau avisa un pin non loin, et se dirigea vers lui. Les pins étaient ses arbres préférés : forts, vigoureux, ils ne perdaient pas leurs aiguilles durant les dures saisons. L’envoyé céleste accéléra sur les derniers mètres et se posa sur une branche en déployant ses ailes, avec une précision menaçante. Une goutte endormie qui était restée sur la branche après une pluie bienfaisante glissa jusqu’au bord du bois ployé, hésita un instant, puis chuta fatalement.
Elle atterrit et s’éclata sur une peau mate. Cette peau appartenait à un visage, ce visage à un corps et ce corps à un petit garçon. Ce petit garçon, malgré sa petite taille et son visage encore rond, n’était pas vraiment un petit garçon : il allais bientôt entrer dans une période obscure appelée « adolescence ». Disons que sa mère l’avait mis au monde douze hivers plus tôt. Ce petit garçon pas si petit, donc, s’éveilla au moment-même où la goutte d’eau s’écrasa sur son crâne. Simple coïncidence ou un fait découlant d’un autre, peu importait. Il était réveillé.
Petite routine de sa matinée, il effleura du bout de ses doigts lestes la pomme de pin qu’il avait dans sa poche, et la salua ainsi :
« Bonjour, Pommette. »
Comme on pouvait s’y attendre d’une pomme de pin, Pommette ne répondit pas, mais le jeune garçon ne s’en soucia guère ; son rituel routinier n’était pas fini.
Il tapota des oreilles noires comme la nuit et salua :
« Bonjour, Escalier. »
Le garçon avait toujours aimé ce mot, et, pour lui, ce nom relevait du summum de la classe.
Les oreilles (ou plutôt le chien à qui elles appartenaient) ouvrirent un œil, aboyèrent placidement, puis refermèrent l’œil ouvert auparavant.
Le jeune garçon, ayant l’habitude de cette paresse matinale de la part de son chien, écarta de force les paupières de l’animal avec ses deux doigts les plus longs, jusqu’à ce que ce dernier se lève et ébroue son pelage noir et blanc.
« Tu n’es pas noir et gris, aujourd’hui, » remarqua le garçon. « La pluie t’a lavé. »
Conciliant, le chien se gratta l’oreille gauche. Soupçonnant visiblement une grande sagesse dans ce simple geste, le jeune garçon répondit :
« Je suis d’accord. »
Il ne savait probablement pas à quoi il était d’accord, mais il était d’accord. Interprétant les fourmis qui couraient sur ses propres jambes, il ajouta :
« On va marcher ? »
Escalier remua la queue, et le garçonnet prit cela pour un « oui ».
Ils marchèrent pendant un laps de temps indéterminé, seulement ponctué par les pauses pour cause d’une envie pressante, les moments où Escalier courait sans but visible droit devant et revenait, l’air fou de joie et pleinement satisfait de lui-même, et les moments où un bruit suspect faisait glisser la main du jeune garçon dans le pelage réconfortant d’Escalier.
Ils marchèrent ainsi jusqu’à un endroit où le petit garçon eut une vision qu’il n’oubliera jamais.
Là, au milieu d’une étendue blanche sans aucune trace de pas, était allongée une étrange créature que le jeune garçon n’avait que rarement fréquenté, parfois en voyant des spécimens à moitié nus dans les tavernes dans lesquelles il s’était introduit de nombreuses années auparavant.
Une femme. Jeune, en plus. Et belle.
Le jeune garçon était impressionné. Selon lui, malgré ses lèvres bleuies par le froid et les discrètes poches violacées qui se formaient sous ses yeux fermés, elle était d’une grande beauté.
Sur ses cils perlaient des gouttes de rosée, et ses cheveux couleur de flamme s’étalaient comme une auréole autour de son visage fin envahi de petites taches rousses, qui lui rappelaient le firmament tel qu’il apparaissait la nuit, et les constellations que son père lui avait appris, il y a bien longtemps.
« Voilà la constellation de la plume, » murmura-t-il. « Une nuit, une oiselle amoureuse voulut porter la Lune à sa belle. En chemin, elle perdit une plume qui se fixa au ciel, et c’est tout ce que l’on retrouve d’elle, car nul ne peut prétendre décrocher la Lune sans en assumer les conséquences. En revanche, toutes les nuits, les oiseaux du monde entier peuvent se rappeler de cette oiselle, et lui faire hommage en prononçant des vœux de renoncement. »
Sa voix ne réveilla pas la jeune femme, aussi n’osa-t-il pas effleurer la belle constellation qu’il pouvait retrouver sur son visage.
À bien y regarder, elle semblait plongée dans un sommeil profond. Nul rêve ne semblait troubler son sommeil ; son expression était sculptée dans la glace, intemporelle.
Est-ce qu’elle finira par fondre ?
Il lui vint à l’esprit qu’elle devait avoir froid. Il se blottit contre elle et sentit bientôt la chaude fourrure d’Escalier lui chatouiller le visage lorsque celui-ci s’allongea sur le ventre et le visage de la jeune femme.
Le jeune garçon ne referma pas ses yeux bleus, le sommeil ne lui venait pas.
Mais peu importait.
Il se mit à se raconter des histoires, sans qu’il sache s’il les formulait à voix haute ou non. Il fabriqua des histoires sur les nuages, les arbres, et la neige qui fondait.
Sur les chiens, les pommes de pin, et les petits garçons qui décrochent la Lune.
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