Chapitre 24 - Pas

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Le vent se levait. A la fois doux et rapide, il gagnait en puissance de jours en jours, jusqu’à faire s’envoler le châle gris souris de Briar plus de fois qu’elle ne l’aurait cru possible. Les branches nues des arbres claquaient avec force les unes contre les autres, recouvrant de leurs chuchotis le grondement de la rivière qu’ils suivaient. Les traces de leurs pas sur le chemin enneigé étaient vite recouvertes, Nature reprenant ses droits et recouvrant chaque parcelle de blanc immaculé, pur. Les rares oiseaux qui subsistaient ébouriffaient leur plumage sombre et secouaient leur tête blanche, épiant les deux jeunes humains de leurs yeux perçants.

Le mistral apportait des relents de gingembre et de vin chaud, venus des villes desquelles ils approchaient pour se renseigner sur la destination du Val. Les échos des rires des enfants leur parvenaient parfois, et ils ne disaient rien, plongés dans une douce amertume. Ils avaient tous deux soufferts, manifestement, mais au moins, ils n’étaient plus seuls. Bien qu’ils ne se soient pas racontés un seul moment de leur vie, ils se réconfortaient naturellement, comme sentant une sorte de miroir dans l’autre.

Gavroche ressemblait beaucoup à Gabin, selon Briar. Elle avait eu la même facilité à nouer un lien dans le silence, avec lui. Ces pensées la faisaient retourner quelques mois plus tôt, lorsqu’elle avait échoué sur une plage de sable blanc, et que sa coque avait été fortement endommagée. Gabin avait été un des premiers barreaux de son échelle. Il avait contribué à réparer sa coque, à combler les trous, à faire en sorte que celle-ci n’était pas vide à l’intérieur.

Elle n’avait pas besoin de raconter tout cela à Gavroche ; il le savait. Et elle-même savait aussi que Gabin avait fortement raccommodé le petit garçon également. Il laissait une sorte de marque indélébile, un ornement, une touche d’aquarelle sur les plaies à vif. La jeune femme ne savait pas quels étaient les couteaux qui avaient ouvert celles de Gavroche, mais peu importait.

Elle s’arrêta un moment de marcher, et s’appuya simplement au tronc d’un sapin. Elle sentit l’écorce vigoureuse de l’arbre lui érafler légèrement les doigts, mais elle ne s’en soucia pas, et inspira son parfum si particulier. Une aiguille tomba à ses pieds, petite tache verte sur un tableau blanc. Elle se baissa et remarqua, à côté de l’aiguille, une touffe de poils gris. Elle le porta à son nez. Une odeur musquée, boisée, parvint à ses narines.

Elle se releva et montra la touffe de poils à Gavroche, qui écarquilla les yeux.

« Tu crois que… » commença-t-il.

Des hurlements lugubres, sinistres, l’interrompirent.

Briar hocha la tête.

« Les loups sont là. »

Les deux jeunes se regardèrent, indécis. Pour retrouver la ville la plus proche, suivre leur itinéraire, il fallait traverser la forêt. Leur itinéraire valait-il une éventuelle rencontre avec des loups ? Gavroche hocha la tête. Briar lui répondit en opinant également du chef.

Ils dépassèrent bientôt l’orée des bois, puis la grande rivière au bord de laquelle des tuniques en tous genres étaient abandonnés, attestant de son utilisation en laverie par les villageois d’à côté. Ils marchaient donc dans les fougères glacées et les lierres gelés, tout en sachant pertinemment ce qu’ils risquaient. Ils avaient peur, bien sûr, mais étaient secrètement animés d’une fascination pour ces bêtes, et avaient, au fond d’eux, envie de rencontrer ces animaux qui chantent une fois que la Lune, leur déesse protectrice, vient projeter sa lumière pâle dans les bois.

Lorsque la lueur du Soleil vint baigner l’atmosphère de la solennité du crépuscule, Briar et Gavroche entendirent les buissons frémir. Ils s’arrêtèrent net. Un halètement, tout près d’eux.

Ils se retournèrent et le virent.

Il était blanc, des oreilles jusqu’à la queue. Seul son museau était noir, comme les ténèbres, une nuit obscure que nulle étoile ne venait habiter. Son épaisse fourrure blanche s’agitait à mesure que le vent s’engouffrait entre les arbres.

« Le loup », murmura Gavroche.

Aucun des humains, ni du loup, ne bougèrent. Ils étaient comme des statues glacées par la neige, destinées à rester immobiles jusqu’à ce que le printemps ne viennent les dégeler. Les yeux de la bête scrutaient tranquillement ceux des petites créatures bipèdes. Ils étaient tels deux billes noires, des perles d’obsidienne. Briar ressentit une force ancienne découler de ces yeux qui la fixaient, stoïque, sans âge. Elle eut un frisson, sans qu’elle sache s’il venait du froid qui s’immisçait à travers les trous de son châle, ou de cette sagesse ancienne. A moins qu’il ne vienne d’un peu des deux. Quelques secondes, ou quelques siècles, Briar ne savait pas trop, s’écoulèrent ainsi. Puis, tel un dieu prenant congé de ses serviteurs, le loup agita la queue, ses oreilles frémirent, il se retourna et s’engagea dans les fourrés.

Briar baissa les yeux et son regard s’entrechoqua avec celui, noisette, de Gavroche. La bouche du petit garçon était entrouverte, et son haleine formait un panache gris devant son visage. Ses cheveux sombres, malmenés par le vent, se balançaient d’avant en arrière, fouettaient son visage.

« Le loup… » souffla-t-il. « Il m’a regardé, et… »

Briar hocha la tête. Il n’avait pas besoin de parler. Elle savait.

Elle détourna son regard de celui du garçonnet. Celui-ci fronça légèrement les sourcils et demanda d’une voix frêle :

« Penses-tu que sa meute est proche ? »

Briar prit le temps de réfléchir à la question. Si tel était le cas, il faudrait partir d’ici, et vite. Pourtant, il y avait une lueur si solitaire, dans son regard…

Elle secoua la tête.

« Allons-y. Nous ne devons pas croiser les autres loups. »

Sans un mot, le petit garçon continua à avancer, tandis que Briar, troublée, replongeait dans ses pensées trop nombreuses, qui se rapprochaient d’elle comme les arbres de la forêt. Elle appréhendait le moment où il l’étoufferaient, l’enseveliraient de leurs aiguilles acerbes.

Ses tourments étaient dus au fait qu’elle se retrouvait dans le loup. La poignante solitude de ce dernier était sienne, ses yeux d’ébène étaient un reflet de son âme. Elle inspira, et le froid hivernal brûla ses poumons. Elle s’arrêta, posa une main sur son genou et toussa. Elle eut l’impression que sa poitrine se déchirait, et une boule âpre lui griffa la gorge. Le monde tournoya devant ses yeux en un instant fugace, terrible, un sifflement suraigu envahit ses oreilles, puis l’univers reprit soudainement forme.

Gavroche la fixait, une lueur inquiète dans le regard.

« Tout va bien ? » murmura-t-il.

Briar hocha la tête, la gorge serrée, contenant les tremblements qui commençaient à secouer son corps.

« Continuons à marcher », croassa la jeune femme.

Le petit garçon la considéra encore un instant, anxieux, puis reprit sa marche.

Finalement, ils ne croisèrent aucun autre loup, ce qui confirma la théorie de Briar, et souligna d’autant plus ses similitudes avec lui. Le vent avait calmé sa fureur, mais le froid n’en n’était pas moins présent. Briar se mit à tousser de plus en plus, avec violence, puis un jour, après avoir atteint un point culminant, sa toux s’arrêta, soudainement.

Le jour suivant, elle et le petit garçon s’assirent contre un épicéa afin de partager la nourriture qu’ils avaient pu mendier. Une moitié d’un pain de la taille d’une main. La jeune femme décida de donner une plus grosse partie à Gavroche, mais celui-ci s’en aperçut et lui repassa un bout de pain. Il y en avait si peu que Briar ne sentit même pas la nourriture lui traverser la gorge.

C’est alors que Gavroche fut secoué par une violente quinte de toux. Son visage avait pâli, et ses joues encore plus creuses qu’à son habitude faisaient ressortir ses cernes violacées.

Briar se pencha vers lui, le cœur battant de voir le petit garçon prit par une toux d’une telle ampleur.

« Tout va bien », murmura-t-il d’une voix fatiguée, une fois sa crise passée.

Briar fronça les sourcils. Elle espérait qu’il ne serait pas pris par la maladie. Ils n’avaient pas assez d’argent pour se soigner.

***

Le ciel était d’un noir d’encre. Seules quelques plumes trempaient dedans afin d’écrire leurs futures rimes d’une calligraphie rose, élégante.

Briar se réveilla en sursaut. Une odeur âcre se répandait dans l’air gelé.

« Gavroche ? »

Elle tourna la tête. Le teint du petit garçon avait tourné au vert, et une flaque de vomi glissait sur la neige, devant lui, s’immisçant entre les flocons pour rejoindre la terre qui dormait en contrebas. Sa couleur jaunâtre était teintée de noir, comme pour offrir un contraste entre le Soleil et la Nuit. La bonne santé et la maladie.

Des larmes vinrent aux yeux de Gavroche, puis se mêlèrent aux traînées de morve, de bave et de bile sur ses lèvres bleuies, avant de goutter sur son cou.

« Désolé », balbutia-t-il.

Une bulle de bave se forma sur ses lèvres, avant d’exploser en une gerbe visqueuse.

Briar déchira un morceau de son châle et essuya doucement le visage du petit garçon. Elle porta ensuite une main à son front. La peau du garçonnet était brûlante sous sa paume.

Elle sentit l’effroi et le froid se répandre dans ses veines.

« Ce n’est pas ta faute », répondit-elle d’une voix brisée.

C’est de la mienne.

J’aurais dû mieux le protéger de ma maladie.

Elle sentit son cœur battre plus vite, plus fort, se cognant à sa propre poitrine.

Ce fut à ce moment-là que Gavroche tomba.

Et ne se releva pas.

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