Chapitre 25 - Esquisses nocturnes

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Gavroche pesait lourd. Ce fut la pensée qui traversa l’esprit de Briar, alors qu’elle portait le garçonnet dans ses bras. Au moins, son poids témoignait de sa tangibilité. Au moins, il n’allait pas partir en fumée.

Elle marchait aussi vite qu’elle le pouvait. A côté d’elle, Escalier trottinait, l’air inquiet pour son maître, la queue rentrée entre ses pattes.

La tête du petit garçon était renversée en arrière, dévoilant sa gorge frêle, ouvrant sa bouche, dont le petit souffle qui s’en échappait était le seul indice permettant d’assurer qu’il était en vie. Briar gardait son œil fixé sur ce souffle, le dernier lien qu’il lui restait avec l’existence. La poitrine de Gavroche ne se soulevait presque pas.

Ne me laisse pas.

La respiration de la jeune femme se fit de plus en plus pressée, chaotique. Son cœur battait si fort, dans un silence si profond, seulement ponctué par les bruissements de ses pas qui glissaient contre la neige.

Ne me laisse pas.

Ne me laisse pas.

Je t’en supplie.

Le petit garçon pesait de plus en plus lourd, et son souffle devint de plus en plus faible, de moins en moins fréquent. Ses mèches se balançaient au rythme des pas rapides de Briar. Les cils qui bordaient ses paupières fermées frémissaient dans la bise légère qui s’était levée. Un pan de son long manteau élimé, qui tombait dans le vide, était bercé par le rythme pressé des efforts de la jeune fille pour le soigner à temps.

Ils arrivèrent enfin à l’orée du village.

L’aurore ayant tout juste commencé à se réveiller, les dalles irrégulières étaient seulement effleurées par des chats gris. Nul bruit.

Briar scruta tout autour d’elle, essayant de trouver un quelconque endroit où elle pourrait trouver de quoi soigner le petit garçon. A son grand désarroi, elle se rendit vite compte qu’elle ne voyait rien, plongée dans une nuit sans Lune. Comment savoir où était le lieu qui pourrait sauver la vie à Gavroche ?

Elle se sentit perdue au milieu de cette ville fantôme, plongée dans une nuit qui lui semblait sans fin. Elle se laissa choir dans une ruelle sombre, et colla le petit corps de Gavroche contre elle, essayant de lui prodiguer sa chaleur. A ce moment-là, la jeune femme s’en voulut de ne pas être à sa place. Elle s’en voulut d’avoir été malade, et de ne plus l’être.

Prends. Je te donne tout : toute ma vitalité, mon énergie, ma chaleur, ma bonne santé. Tu en as bien plus besoin que moi. Prends.

Escalier se coucha à ses pieds, et poussa un grognement sourd, fixant un point au loin, oreilles couchées en arrière. Briar se dit qu’il tentait de faire fuir la mort elle-même, qui essayait de venir ravir le corps du petit garçon qui n’avait pas eu le temps de vivre.

Briar ferma les yeux en un instant fugace, menacée de se laisser sombrer dans le désespoir.

Non.

Elle eut la vision d’Iris, sa petite sœur, alors qu’elle était alitée, le teint pâle comme celui d’un fantôme. Elle se revit ensuite elle-même, alors qu’elle travaillait dur pour avoir de quoi acheter des médicaments pour la soigner. Elle se revit à l’auberge, prenant sur elle quand des mains mal intentionnées effleuraient ses bras, ses jambes, sa taille. Elle n’avait pas fait tout cela pour rien. Elle était capable de se battre pour quelqu’un qu’elle aimait. Elle le savait, à présent.

Il vivra.

C’était une certitude, ou à tout le moins un vœu. Une sorte de défi qu’elle se mettait à elle-même. Elle sentit une agréable vitalité courir dans ses veines, différente de toutes celles qu’elle aurait pu connaître, à présent c’était une vitalité active, une pression au creux du dos qui la poussait à accomplir ce qu’elle devait faire.

Elle déposa doucement le corps du petit garçon au sol, et se leva. Escalier vint aussitôt se blottir contre Gavroche.

« Je compte sur toi pour veiller sur lui », lui murmura Briar d’une voix serrée par l’angoisse en lui offrant une dernière caresse.

Elle inspira un grand coup, remplit ses poumons de l’air hivernal afin d’inspirer chaque particule de courage qui pourrait se trouver dans l’atmosphère. Et puis, elle commença à parcourir les rues à la recherche d’un plan.

Elle marchait rapidement, ses pieds nus et gelés glissant contre les dalles recouvertes d’une épaisse couche de neige. Son pas était léger, revigoré par la hausse du moral de la jeune femme, bien qu’elle sache que la vie de Gavroche était entre ses mains.

La Lune étant absente du ciel cette nuit-là, il lui était difficile d’apercevoir quoi que ce soit, mais ses yeux s’habituaient progressivement à l’obscurité, jusqu’à ce qu’elle put deviner les élégants bâtiments à colombages, et les enseignes qui appartenaient à certains d’entre eux. Elle s’approcha d’un écriteau, mais se rendit vite compte qu’il était écrit en Ysbergien. La jeune femme alla vers d’autres, mais ils étaient tous incompréhensibles à sa langue. Elle commença à courir dans les rues ombreuses, tournant autour d’elle-même, le cœur galopant de plus en plus vite, essayant de trouver une écriture qu’elle comprendrait, au moins à peu près. En vain.

Son regain d’énergie se tarissait, de même que sa confiance en elle, qui était couverte de lézardes au fur et à mesure qu’elle ne trouvait plus de solutions pour sauver le petit garçon.

Son corps trembla comme une feuille à qui on aurait coupé tout lien à sa sève. Elle était soudain, comme cette feuille, morne, flétrie, desséchée.

Que faire ?

Elle eut soudain un pressentiment.

Gavroche.

Il faut que j’aille le retrouver.

Elle fit volte-face et courut le plus rapidement possible, essayant de retrouver son chemin. Pourtant, toutes les rues se ressemblaient. Elles n’avaient ni début ni fin, elles étaient juste éternité. Sentant sa tête lui tourner et sa poitrine se gonfler d’angoisse, elle se força à ralentir le pas. Elle arriva finalement devant la ruelle dans laquelle elle avait laissé Gavroche, le sang battant à ses tempes.

Et si, pendant que je n’étais pas là, il était…

Alors qu’elle s’approchait du petit garçon, le cœur de la jeune femme manqua un battement.

Une ombre, grande, menaçante, était penchée sur l’enfant.

Son sang se glaça dans ses veines, et tout son corps se tendit.

« Qui êtes-vous ? Lâchez-le ! » cria-t-elle presque.

Elle se rua sur la forme sombre, l’attrapa et essaya de l’empêcher d’atteindre Gavroche. Elle lui donna un coup, et une voix fluette et dotée d’un curieux accent sortit de la créature :

« Aïe ! Ça ne va pas, ou bien ? »

Briar lâcha l’ombre, étonnée.

Elle s’avérait en fait être une jeune femme qui devait avoir environ son âge. Ses cheveux crépus formaient une auréole autour de son crâne, et ses yeux marron pétillaient dans la nuit.

« J’essayais de l’aider ! Tu es folle ou bien ? s’insurgea encore la jeune femme.

- Excuse-moi. Je… je ne le savais pas. »

L’inconnue secoua sa chevelure et soupira.

« Bof, ça n’est pas bien grave. Ce qui m’inquiète, c’est le minot*. Il a pas l’air très bien…

- Et… tu penses que tu peux faire quelque chose pour l’aider ? demanda Briar, après un temps de réflexion nécessaire à la traduction de « minot ».

- Peut-être ben qu’oui, peut-être ben qu’non… Je ne sais pas. Je vais voir ce que je peux faire. »

Elle s’approcha de Gavroche, prit son pouls, sa température, puis lui tâta le visage. Ensuite, elle fouilla dans une sacoche qu’elle portait en bandoulière et marmonna des mots que la rouquine ne parvint pas à entendre.

« Haha ! Je l’ai ! » se félicita-t-elle soudainement. « Normalement, ça devrait pouvoir marcher. »

La jeune femme prit trois petits flacons dans son sac, et versa dans un d’entre eux le contenu des deux autres – une poudre et un liquide sans couleur.

Briar tapota ses taches de rousseur.

Est-elle fiable ? Puis-je lui faire confiance pour soigner Gavroche ?

Elle soupira en se rendant compte qu’elle n’avait pas le choix. Cela la mettait sur les nerfs.

Elle souleva ensuite délicatement la tête givrée de Gavroche, puis versa la mixture dans sa bouche.

Il n’y eut aucun effet.

La pulsation du cœur de Briar s’accéléra, et alla crescendo, comme suivant le rythme cassé d’une partition froissée.

« Es-tu sûre que ça marche ? s’enquit-elle.

- Mais oui, la rassura l’inconnue. Ne t’en fais pas. Ça mettra un peu de temps à agir, mais le minot s’en remettra. Peuchère*… C’était pas de la blague, qu’il avait. Il faut dire aussi qu’on est pas en plein cagnard*, c’est temps-ci… »

Briar hocha la tête, impressionnée par le vocabulaire de son interlocutrice. Celle-ci se tut un instant, secoua sa chevelure une fois de plus et continua :

« Au fait, moi c’est Zélie, et toi ?

- Briar. Enchantée. »

Alors qu’elle disait son nom, Briar prit conscience qu’elle pouvait s’attacher plus facilement à ceux dont elle connaissait le nom, plutôt qu’aux parfaits anonymes. Or, elle s’était déjà bien trop souvent attachée à des gens de passage, qu’elle ne reverrait sans doute plus jamais. À moins que…

Elle n’eut pas le temps de finir le courant de sa pensée que Zélie reprit :

« Vous alliez où comme ça, toi et le minot, en pleine nuit ?

- Au Val. C’est là d’où je viens, et il faut que j’y retourne. »

La jeune femme ouvrit de grands yeux.

« Tu veux traverser la frontière ? Tu sais que c’est tarpin* dangereux ? Heureusement pour vous, je suis une assez balèze passeuse. Je peux vous faire aller de l’autre côté, si tu le veux. »

Briar hocha la tête, pleine de gratitude.

Zélie bâilla.

« Bon, autant dormir, le chien veillera sur nous. Ton petiot ne se réveillera pas de sitôt. »

Elles s’installèrent de part et d’autre de Gavroche. Escalier, vint se poser à côté de Briar, qui posa sa main sur son pelage soulevé par sa respiration tranquille.

Qui es-tu, Zélie ? se demanda la rouquine. Une soigneuse, une passeuse ? Une nouvelle amie, ou une nouvelle menteuse ? Tout le monde, personne à la fois ? Une fille réelle incroyable, ou une personne inventée à laquelle je crois ?

Ses paupières se fermèrent, lourdes de ces esquisses nocturnes.

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