Chapitre 26 - Aléatoire

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Aléatoire.

Tel était le mot pour décrire le rythme de la pluie sur le visage de Briar.

Plic, une goutte.

Ploc, une autre.

Plic. Ploc.

Plic ploc plicploc.

Plic.

Ploc.

Elle se laissait aller, le visage renversé en arrière, à une écoute silencieuse des gouttes d’eau. Les yeux fermés, elle imaginait ce qui pouvait se passer, autour d’elle. Comment le monde pourrait tourner, alors qu’elle-même était en pause.

Les nuages seraient noirs et s’amasseraient en des pelotes de coton. Ils tournoieraient autour d’eux-même, une valse inachevée, céleste, tout en prose. Un ballet langoureux de mots, de belles syllabes enroulées amoureusement autour de leur propre corps.

Et le Soleil se cacherait derrière les nuages, et chanterait. Il dirigerait cette danse d’une main dure, sèche, tranchante. Ses doigts longs et fins et délicats prendraient une baguette de bois aride et la balancerait de haut en bas, de gauche à droite, et tous les nuages obéiraient à ses gestes, et le Soleil serait bien content comme il serait écouté. Mais on ne verrait pas sa tête, au Soleil, il serait caché, bien enfoui derrière la pelote de mots, car il aurait honte de chanter, il aurait honte d’avoir quelque chose qui l’anime, car il saurait que beaucoup de personnes auraient été beaucoup plus talentueuses que lui si seulement elles avaient été heureuses.

Et plic.

Et ploc. Et plicploc.

Plic. Ploc.

Plicploc.

Plic.

Ploc.

Plic.

Ploc.

Et les questions sans réponse voltigeraient autour d’elle, passant entre les gouttes d’eau, s’attirant les unes des autres, puis se repoussant. Elles papillonneraient, battrait des ailes, voudraient s’approcher du Soleil, mais celui-ci les repousseraient, et elles ne verraient que le Sol. Le Sol dur, dont la neige ressembleraient à de la glace qui ne se briseraient pas. Le seul craquement qu’on entendrait serait celui de leurs ailes, cambrées en des angles inhabituels.

Ses paupières s’ouvrirent. Les cils qui les bordaient frémirent. Des pupilles grises scrutèrent le monde, et leurs iris noirs bougèrent de haut en bas, de gauche à droite.

Rien de tout ce qu’elle avait imaginé.

Nuls nuages noirs, menaçants. Nulles gouttes de pluie. Le Soleil n’était pas lâche, mais brillait au découvert.

Dans la réalité, le ciel était bleu, pur. Le sol était sec, seulement recouvert d’une neige confortable, fraîche, molle.

Briar tourna la tête.

À sa droite, Zélie lui tournait le dos, et épluchait des fruits jaunes comme des reflets du Soleil, des petits bouts d’astre tombés sur terre par accident.

La rouquine, les mains légèrement tremblantes, tourna sa tête, qui lui sembla lourde, lourde…

À gauche, Gavroche était allongé, les paupières fermées. Un filet de bave dégoulinait de ses lèvres entrouvertes, et glissait paresseusement le long de son menton, tombait sur son manteau en gouttes visqueuses.

Un frisson s’empara de Briar.

Elle leva ses bras ankylosés, agrippa les épaules du petit garçon de ses mains fatiguées et le secoua. Elle sentait une grande terreur l’envahir alors que ses paupières ne s’ouvraient pas.

« Ça ne sert à rien, fit une voix accentuée. Il ne se réveillera pas. »

Briar lâcha les épaules du petit garçon et se tourna vers Zélie, les yeux écarquillés.

« Que veux-tu dire ?… Il… il est… »

La jeune femme lâcha ses fruits jaunes et se gratta la joue droite. Elle s’étira. Et puis lâcha son verdict.

« Mort ? Je ne pense pas. Les remèdes devraient fonctionner d’ici peu. Regarde, il a déjà reprit un peu de couleurs, le minot. »

En effet, Gavroche semblait un peu moins pâle que la veille. Était-ce la veille ? Elle ne savait pas.

Comme si elle avait lu dans ses pensées, Zélie reprit :

« Oh, tu as dormi une demi-journée. Je pense que tu avais une légère fièvre, mais rien de grave comparé au petit. En plus, elle était en fin de vie. Tu as dû l’attraper il y a longtemps. »

Briar hocha la tête, en silence.

Elle se retourna vers Gavroche, et posa le dos de sa main contre son front. Sa peau était chaude, mais toutefois moins qu’avant. La rouquine ferma fugacement les yeux, et sentit un étau se relâcher dans sa poitrine. Elle pivota la tête vers Zélie, qui l’observait, et lui sourit.

« Merci », lâcha-t-elle d’une voix enrouée.

La jeune femme haussa les épaules, préférant ne pas répondre.

Briar posa la tête sur ses genoux, et ses paupières tombèrent telles un rideau d’une scène achevée.

***

A son réveil, Zélie lui tendit un des fruits jaunes qu’elle coupait auparavant. Le Soleil était à nouveau présent, mais bien plus bas sur la ligne de l’horizon, axe éternel.

Avant d’accepter le fruit, la rouquine se tourna vers Gavroche. Ce dernier était toujours endormi, et son état ne semblait avoir peu ou prou changé depuis le dernier réveil de Briar.

« Merci », fit-elle alors en prenant le fruit.

Zélie lui sourit pour toute réponse. Puis, elle se mordit la lèvre, se gratta le genou et déclara :

« Pendant que vous étiez endormis, j’ai fait du repérage sur la frontière. Elle n’est pas très loin d’ici, je dirais à quatre dizaines de minutes à pied. Il va falloir être tarpin prudents, car les soldats qui la gardent sont armés jusqu’aux dents ! Avec le changement de régime… »

Briar se pencha en avant, intriguée.

« Le changement de régime ?

- Eh ben, ouaip, c’est Igara-la-Brute qui a pris Ysberg… Tu n’en avais jamais entendu parler ?… Bref. Toujours est-il. Il y a de cela un mois, je pense, le parrain du roi, Olivier d’Ylège, a cédé ses pouvoirs à Igara. Lui et tous les membres de la Cour se sont fait emprisonner, puis exécuter pour la plupart. Certains ont tenté de fuir, mais les guerriers de la nouvelle reine d’Ysberg sont trop bien intègres et attachés à leur monarque pour laisser traîner des terroristes dans le pays… Bon voilà, tu sais tout. »

Les yeux écarquillés, Briar tentait d’ingérer toutes ces informations. Ysberg, tombé ? Mais alors…

« Est-ce qu’Igara a amorcé un projet de conquête des autres pays ? »

Zélie prit le temps de réfléchir.

« Eh bien, selon certaines rumeurs, oui. Mais ne t’en fais pas. Malgré son surnom atroce, elle n’est pas si terrible que ça. En un mois qu’elle est reine, elle a réussi à grandement réduire la misère ! En plus, comme c’est une femme, elle a largement amené le concept de l’égalité des genres, dans ce pays qui n’avait alors été dirigé que par des hommes ! »

Briar fut estomaquée par la vitesse à laquelle sa vision du monde pouvait être renversée.

Et si les gentils et les méchants n’étaient pas ceux que nous pensions ? Et si les rôles étaient inversés ? Et s’ils n’étaient ni blanc, ni noir, mais un mélange des deux ? Un gris parfois clair, parfois sombre, ou un mélange de toutes les couleurs ?

Ces pensées la ramenaient à l’Empire del Perez, quand l’Empereur Liam s’était fait tirer dessus. Elle avait ensuite surpris des conversations présentant des avis très différés sur Liam.

Elle tapota ses taches de rousseurs. Comment savoir ce qui était bien, ce qui était mal ?

« Tout va bien ? »

La rouquine se retourna vers Zélie.

« Oh, oui, oui. Tout va très bien. Je… je réfléchissais. »

Son interlocutrice hocha la tête.

« C’est bien, de réfléchir. Continue comme ça. » Étonnée, Briar releva la tête et haussa les sourcils. « Ben… oui. Réfléchir, c’est cultiver ta conscience, donc cultiver le monde. Un peu comme si tu prenais soin d’une parcelle de terre pour que, petit à petit, une fleur puisse pousser. Et après, si tu réussis à n’être pas trop impatiente, cette fleur pourra donner un fruit, qui sèmera ses graines dans les terreaux voisins. Les semences de joie s’éparpilleront dans les airs et se multiplieront, en un cycle éternel, un cycle merveilleux !… C’est un beau rêve.

- Un rêve ? »

Briar se pencha en avant, bouche bée. Zélie lui lança un coup d’œil, sourit et soupira.

« Eh oui, car beaucoup de terreaux ne seront pas prêts. Ou plutôt, ne penseront pas être prêts. Les fruits donnés par la fleur ne seront pas assez mûrs lorsqu’ils seront cueillis. Ou, au contraire, trop mûrs. La joie est quelque chose qui se cueille à point, tu sais. Sinon, elle n’est pas très bonne. Un peu acide, un peu amère. Il faut savoir prendre son temps, mais aussi saisir les opportunités. Tu vois ? »

Briar hocha la tête ; elle voyait. Du moins, elle le pensait.

Un bruit soudain les fit sursauter. Un coup de tonnerre, qui déchira la terre en deux.

« Gavroche ? »

La rouquine se retourna vers le petit garçon. Celui-ci était recroquevillé sur lui-même. Ses paupières étaient ouvertes sur ses pupilles noisette fixées sur un point à l’horizon, hagardes. Il toussa à nouveau, et une pâte noire sortit de sa bouche bleuie.

« Gavroche !

- Alors alors, comment il va le minot ? » Zélie s’approcha du petit garçon et posa sa main sur son front. « Oh oui, un peu chaud, encore. Mais bon. Ça va passer. Je le sens. Je le sais. »

Gavroche battit des paupières avec lassitude.

« Où… où est Escalier ? » marmonna-t-il d’une voix enrouée, avant de tousser à nouveau.

Le chien, qui était parti satisfaire des besoins naturels, revint en trottant à la voix de son maître, et enfouit son museau contre son ventre.

« Repose-toi », souffla Briar au petit garçon. « Autant que tu veux.

- Mais… il faut que tu rentres chez toi, non ? »

La rouquine secoua la tête.

« Ça peut attendre. Le plus important, c’est ta santé. »

Toutefois, la jeune femme ressentit un pincement au cœur. Hortense…

Et si c’était trop tard ?

Un autre accès de toux du petit garçon eut raison des pensées de Briar.

Le plus important, c’est sa santé. Autrement, comment arriverions-nous au Val ?

Zélie dut sentir son sentiment d’impuissance, car elle posa une main sur son épaule. Briar tourna la tête et esquissa un sourire triste sur ses lèvres. Un sourire au goût salé de gouttes de pluie.

De gouttes de pluie aléatoires.

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