Chapitre 27 - Impossible
Le Soleil se leva sur les toits recouverts de neige des maisons à colombages. Boule de peinture céleste sur les aquarelles des nuages de givre, il flottait de manière impérieuse, déversant une toute nouvelle chaleur dorée. Le gel qui avait embrassé le sol depuis de nombreux mois se délaçait peu à peu de son amant.
Les oiseaux se réveillaient, ébouriffaient leurs plumes, et laissaient leurs gazouillis se confondre en une ode au Soleil, formant un étrange contraste à la rencontre que Briar et Gavroche avait faite avec le loup.
« Comment as-tu appris à soigner ? »
Cette question plana dans les airs glacés un instant, glissant sur ses flocons, avant de parvenir aux oreilles de Zélie. Celle-ci se retourna vers Briar et sourit.
« Je viens d’une grande famille, très riche. Quand j’étais petite, j’étais passionnée par la médecine. Je voulais devenir médecin, et même chirurgienne ! Mais bon, mon père n’a pas voulu me laisser accès aux rêves. Alors, j’ai tenté la voie de l’apprentissage. J’ai lu livre de médecine sur livre de médecine. Au bout de quelques années, je dirais, leurs coins étaient retournés, ils portaient des traces de vie – feuilles, insectes, nourriture… Et puis, une tragédie est arrivée, et malheureusement je me suis retrouvée dans les rues, et avec un statut d’insomniaque de surcroît. Pendant les nuits qui passent, blanches comme la neige, je me répète le nom de chacun des remèdes. Comme ça, je n’oublierai jamais. L’oubli est le pire défaut de l’être humain. »
Briar hocha la tête, puis se leva et étira ses membres ankylosés. Des petits points argentés voletèrent devant ses yeux fatigués, avant de s’évanouir presque aussitôt.
« Et comment nous trouves-tu de la nourriture, ici ? »
Zélie baissa fugacement son visage, et une lueur amusée pétilla dans ses prunelles ambrées.
« Personnellement, je n’ai pas forcément tout l’argent nécessaire, avec mes remèdes, donc… On fait comme on peut ! » se justifia-t-elle avec un sourire en coin et en haussant les épaules.
Briar rejeta sa tête en arrière et rit. Cela faisait si longtemps, et du bien.
« Bon, eh bien je pense que je vais aller chercher de quoi manger. Et bon, tant pis pour l’intégrité morale !
- C’est pour la bonne cause. »
Les deux jeunes femmes échangèrent un dernier regard pétillant, puis la rouquine se retourna.
« Attends ! »
Elle s’arrêta, lui tournant toujours le dos. Elle sentit une main se poser sur son épaule, puis le souffle chaud de Zélie lui chatouilla la nuque.
« Je… je suis allée mendier, hier, alors j’ai quelques pièces. Comme ça, tu ne seras pas obligée de voler. »
Briar pivota à demi son buste, attrapa les quelques écus de cuivre que la jeune femme lui tendait.
« Merci », souffla-t-elle.
Alors qu’elle s’éloignait, laissant des traces de pas se former sur la neige qui semblait faire un régime d’heure en heure, elle se laissa engloutir par ses pensées.
Elle songea tout d’abord à Gabin.
Que penserait-il de l’état de son petit frère ? Est-ce qu’il ferait mieux que moi pour le soigner ?
Ses cheveux roux se secouèrent en tout sens alors qu’elle ébrouait ses pensées. Après tout, Zélie s’occupait de Gavroche. Il n’aurait pas pu être entre de meilleurs mains.
Du moins, elle l’espérait.
Ses yeux se posèrent sur une homme, tout seul, assis sur le pas d’une porte. Une pipe à la main, il déversait une fumée âcre dans l’air. Sa tête, ornée d’un nez monumental, lui rappelait quelqu’un, sans qu’elle ne sache qui.
Et des bribes de souvenirs s’invitèrent.
Un cheval.
Une grotte.
Oui ! Le vol de Jatuhkan ! Pour retrouver ma jument. Il doit être l’un des bandits.
Elle hocha la tête de satisfaction, goûtant à la joie d’un souvenir retrouvé. L’homme lui lança un regard intrigué, et Briar se rendit compte qu’elle le fixait. Elle détourna le regard avec empressement.
Et s’il m’avait reconnu ?
Un filet de sueur coula le long de son dos. Elle se risqua à lui jeter un dernier regard, et elle sut.
Non.
Ce n’était pas la même personne.
Juste une hallucination due à la faim, ou le fruit de ressemblances aléatoires.
Troublée et gênée, la rouquine pressa le pas.
Elle passa au travers de nombreuses rues fantômes, répercussions du vide qui béait dans son âme. Le menton enfoui dans son châle, elle marchait lentement, profitant de la chaleur bienvenue du Soleil.
Enfin, elle arriva devant un bâtiment dont l’enseigne indiquait la qualité d’échoppe. Elle poussa la porte, et un petit tintement annonça son arrivée.
Les seules formes de vie présentes étaient, non loin de l’entrée, un hibou qui la fixa, perché sur un chandelier, et un vendeur de grande carrure qui bavardait avec une cliente derrière le comptoir.
La jeune femme détailla tout ce qu’elle put trouver, et choisit finalement du pain qui lui semblait peu cher et assez consistant.
En attendant que la caisse se libère, elle laissa son esprit vagabonder. Celui-ci attrapa la conversation du propriétaire et de sa cliente. Elle tendit l’oreille.
« … et les taxes ? Tu y as pensé, aux taxes ?
- Évidemment qu’il y a des taxes ! Un régime ne peut pas fonctionner, sans taxes. Comment veux-tu qu’il s’occupe de nous, sinon ? »
L’homme éclata d’un rire tonitruant.
« Oui, bien sûr, comme si c’était vraiment ce qu’ils veulent faire ! S’occuper de nous, un régime ? La bonne blague ! Déclarer la guerre à Emil, c’est à ça qu’elles servent, les taxes ! C’est s’occuper de nous, ça ? »
La femme resta silencieuse un instant. Puis, elle rétorqua, les bras croisés.
« Laisse-lui une chance. Je suis certaine qu’Igara a beaucoup à nous offrir. Regarde, le taux de pauvreté a baissé depuis son arrivée, tous les journaux l’ont dit ce matin !
- Mais d’un autre côté, elle va envahir tous les pays…
- D’accord, mais qui a dit que c’était une mauvaise chose ? Elle va peut-être apporter…
- Mademoiselle ? Vous… vous désirez quelque chose ? »
Briar détourna les yeux vers le vendeur à la queue de cheval qui venait d’arriver et l’avait interpellé.
« Oh oui, merci. Je prends cette miche de pain. »
Elle paya, remercia, et se dirigea vers la sortie. Elle avait la main sur la poignée lorsqu’elle s’arrêta. Elle contempla les quelques pièces qui lui restait au creux de la paume et se retourna.
« Connaissez-vous des vendeurs de journaux ? »
Le vendeur haussa ses sourcils épais, et s’appuya au comptoir de ses bras musclés.
« Ah, ça dépend de quel parti politique vous voulez votre journal. On a un peu de tout, par ici. Des révolutionnaires aux partisans d’Igara, tout trouve sa place ! »
Briar marqua un temps. Elle n’avait pas réfléchi à cette question.
« Vous ne connaissez pas un journal un peu… neutre ? »
L’homme à la queue de cheval posa sa main sur ses lèvres pour réfléchir, puis claqua des doigts.
« L’Écho Oriental ! C’est ce qu’il vous faut ! »
Il lui indiqua une adresse, elle le remercia, et partit. Le froid s’engouffra en elle dès l’instant où elle posa le pied dehors. Il joua avec ses os comme le vent joue avec les carillons, cajola sa nuque et sa joue et repartit, aussi vite qu’il était arrivé, levé par un vent chaud.
Les rues commençaient à se remplir. Les gens passaient devant elle sans rien voir autour d’elles, le visage enfoui dans leurs manteaux ou leurs capes aux symboles tarabiscotés. La jeune femme prit conscience à cet instant là d’appartenir à un tout autre univers. Elle ne vivait pas dans le même monde qu’eux. Ils avaient tous une foule de points communs, oui, mais elle n’était pas chez elle. Elle n’était pas chez elle et elle commençait à en avoir l’habitude.
Peut-on avoir l’habitude du nouveau ? Selon la rouquine, tout cela était assez paradoxal, car le nouveau ne pouvait être prévu, et était donc peu routinier. Et pourtant. Les oiseaux se lassaient des migrations. Les gens rencontraient des personnes incroyables chaque jour et ne s’en souciait même plus. Ils ne les laissaient pas s’exprimer. Ne se laissaient pas eux-même découvrir tous les trésors qu’ils cultivaient en leur sein. Mais à quoi cela sert-il d’avoir des trésors si personne ne les voit ?
Elle passa devant un vendeur de journaux qui tenta de lui faire acheter la Chronique de la Patrie, puis un autre le Courrier du Matin, avant de déboucher enfin dans la rue dont lui avait parlé le vendeur à la queue de cheval.
Elle trouva assez rapidement la voix qu’elle cherchait, mais dût chercher un instant le corps auquel il appartenait.
« Un journal pour deux sous ! Toutes les actualités sur le régime d’Igara et ce qu’il a apporté au pays ! Tout ce que vous voulez savoir à deux francs et trois cent grammes, messieurs dames ! Laissez-vous tenter par le tout nouvel exemplaire de l’Écho Oriental ! »
Elle remarqua enfin le petit garçon aux cheveux noirs retenus en arrière par un bandana. Il tenait une pile de journaux dans une main et un rouleau lui servant de porte-voix de l’autre.
Elle n’avait jamais acheté de journal ainsi, aussi ne savait-elle pas comment s’y prendre. Elle se glissa dans un coin de rue et observa les gens faire.
Elle dut attendre un peu avant qu’un grand homme aux cheveux blonds qui descendaient en boucles jusqu’à sa taille arrive à proximité du petit vendeur.
« Hep ! Un journal, mon petit. »
Le garçon lui en passa un exemplaire, et lui sourit d’un air angélique. L’homme lui jeta quelques pièces dans la main, et le petit le remercia précipitamment alors qu’il lui tournait le dos.
La rouquine s’approcha à son tour en bombant le torse pour paraître aussi imposante que son mentor involontaire.
« Hep ! Moi aussi, je veux bien un journal, mon petit », demanda Briar d’une voix qu’elle espérait aussi confiante que celle de l’homme aux cheveux blonds.
Le petit garçon s’esclaffa et lui lança un journal, qu’elle rattrapa tant bien que mal. Il lui adressa ensuite un magnifique sourire, dévoilant toutes ses dents, et elle le lui rendit en même temps que les pièces qu’elle laissa au creux de sa paume.
Elle se retourna ensuite, et partit.
En marchant, elle posa son regard sur le journal, et son regard accrocha un titre.
Elle se figea. Une sueur froide coula dans son dos, et ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque.
Non, c’est impossible…
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