Chapitre 28 - Œil

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« Les mots sont les bouches du cœur. Ils martèlent les consciences – leurs oreilles -, sortent en trombe, trop pressés, des lèvres sèches, qui se cognent entre elles, se séparent et se retrouvent, en un ballet suave, voluptueux, et doux et tranchant, et juste et troublant, et sucré et amer, et assourdissant et silencieux. Les mots voleront et espéreront atteindre les oreilles, mais il faudrait pour cela que les oreilles soient vides, car souvent les oreilles sont pleines de débris, de détritus qui ne devraient pas se retrouver là mais qui se retrouvent là quand même, les autres sons qu’ils ont reçus en coup et qu’ils n’ont pas recrachés, les mots-cailloux et puis les mots-bijoux, qui, sous leur vernis mordoré, sont un tas d’os secs. Et puis les vrais mots, les justes et troubles, les sucrés et les amers, tous ceux-là, ils brûlent parce qu’ils cassent, et ils pleurent parce qu’ils sont cassés, et le froid glacé sortira de leurs veines et viendra s’écraser à la surface, et ils cogneront comme ils voudront sortir, ils étoufferont, mais ils ne sortiront jamais. Ils resteront enfermés à tout jamais, bâillonnés dans un silence tueur. Et tu vas t’effondrer quand tu vas rire, et tu vas te précipiter d’aimer, et ensuite tes ailes vont brûler et tu vas juste t’écraser, embrasser la terre et ne jamais te relever. Telle est la destinée de chacun, depuis que le monde est le monde. Ainsi en est-il, et ainsi en sera-t-il pour toujours. Cela est ton présent, ton passé et ton futur. Tes yeux et ton monde. Ton cœur et ses larmes.

» Pourquoi ces détritus ? Parce que chacun a une forte envie de faire, de parler, de penser, de s’habiller, de manger, de se lever, de se coucher, de vivre comme tout le monde. Pourquoi faire comme tout le monde ? Lorsque tout le monde fait comme tout le monde, plus personne ne fait comme il aurait aimé faire. La roue tourne de plus en plus vite, et au final, les conséquences sont désastreuses, parce que plus personne ne saura pourquoi il a agi comme cela. Alors, il ne faut pas du tout faire comme les autres ? Il n’est pas recommandable de faire tout d’une manière totalement différente, car le groupe peut avoir des effets considérables – des bons effets. Mais, avant de commettre une action, qu’elle soit dictée par la raison, le cœur, le corps ou le groupe, il faut se demander si elle est foncièrement bonne. Si elle l’est, vas-y. Fonce.

» Et le cœur cognera, cognera, cognera, boum, boum, BOUM, pour s’échapper. Pour sortir de sa prison d’os, il se cognera aux barreaux de mots de verres jusqu’à ce qu’ils éclatent en des milliers de reflets déformés de lui-même. L’émotion sera une neige, et les mots en seront les flocons. Elle recouvrira le sol taché de sang, et portera des cicatrices, des traces de pas en elle jusqu’à ce que la boule de feu revienne éclore dans le ciel et ne fasse fondre toute trace de culpabilité. »

Une goutte de sueur dévala le long de la joue tachée de blanc, et s’arrêta sur les lèvres sèches, avant de goutter sur la main effilée.

« Zélie ? Tout… tout va bien ? »

La jeune femme se retourna. Ses yeux semblaient hantés. Une lueur dorée, contenant un sentiment si fort que Briar n’aurait pu le décrire, dansait au fond de ses iris pers. Une myriade de gouttes scintillaient sur son front.

La rouquine ouvrit de grands yeux et se précipita à ses côtés. Elle l’attrapa par les épaules, et la secoua doucement.

« Zélie ! Zélie ! Qu’est-ce qui se passe ? »

La jeune femme ne répondit pas, son regard perdu dans le vide. La main qui avait reçu la goutte de sueur se leva, et ses doigts fins, tremblants, effleurèrent la joue de Briar, qui la lâcha. A peine les doigts furent en contact avec sa joue qu’ils se rétractèrent. Elle attrapa la main coupable avec son autre main, et la serra si fort que Briar crut qu’elle allait se la casser.

Ses lèvres s’agitèrent un instant, soufflant des mots inaudibles, puis les crachant de plus en plus fort. Elles se retroussèrent en une moue affolée, puis se figèrent.

Le visage levé au Soleil, Zélie semblait en transe profonde. Seules les mèches rousses de Briar oscillaient sous l’effet d’un coup de vent. Ce moment semblait hors du temps.

Puis, un clignement de cil, et tout reprit cours. Le temps reprit sa marche impitoyable.

Zélie secoua sa tête. La lueur dorée avait disparu de son regard.

« Zélie ! Qu’est-ce qui s’est passé ? »

La jeune femme cilla et passa une main dans ses cheveux.

« Oh… j’avais oublié de te prévenir. Je suis désolée… c’est que… parfois, j’ai des moments comme ça, de… divagations… Je les appelle comme ça, car j’ai vu des dizaines de médecins et aucun n’a pu donner de nom plus juste. J’ai même consulté un religieux ! Il m’a prétendument « exorcisée », mais mes divagations n’ont pas changé. Enfin bref. Alors ? Nous as-tu trouvé de bonnes choses à manger ? »

Briar hésita un instant, troublée par ce qu’elle venait de voir. Puis elle afficha un grand sourire et montra la miche de pain.

« Voilà pour nous ! »

Elle se tut ensuite, réfléchissant à la meilleure manière d’amener dans la conversation ce qu’elle avait vu dans le journal. Pour s’accorder un délai, elle choisit de tourner autour du pot.

« Mais… dis-moi… ces divagations… elles arrivent d’une manière répétée, périodique, ou viennent-elles à des moments tout à fait aléatoires ?

- Eh bien… lorsque j’étais petite, elles arrivaient très souvent, d’une manière assez répétée, en réalité. Environ une fois par mois. Et puis, avec le temps, elles se sont espacées. Maintenant, je dirais environ une fois tous les deux mois, environ.

- Et… elles consistent en quoi, exactement ?

- Que dire ? Elles sont tout ce que tu as vu. Je ne suis plus là, je suis seulement un amalgame de mots qui errent et qui veulent se retrouver. Je débite souvent ces sortes de discours, bien qu’ils peuvent traiter de sujets… diverses. »

Briar hocha la tête. Elle sentit un filet de sueur couler le long de sa nuque lorsqu’elle repensa à ce qu’elle avait lu dans le journal. Elle frissonna légèrement, ce qui n’échappa pas à Zélie.

« Il se passe quelque chose. Qu’est-ce qui ne va pas ? »

La rouquine se mordit la lèvre et lui passa le journal. La jeune femme l’attrapa et le parcourut du regard. Ses yeux tombèrent sur les mots fatidiques, et s’écarquillèrent.

« Qu’est-ce qui se passe ? fit une voix ensommeillée et enrouée.

- Rien, rien, rendors-toi, Gavroche. À moins que tu n’aies faim ? Comment vas-tu ? »

Le petit garçon ignora Zélie et regarda par-dessus son épaule tachetée de blanc. Il fronça les sourcils, et demanda :

« Que… qu’est-ce que ça veut dire ? » Il commença à déchiffrer. « L… la Br… la bru… te… La brute… a de… deman… demandé… Non, c’est trop compliqué, je n’ai pas beaucoup appris à lire. »

Briar fronça les sourcils. Elle n’avait jamais entendu Gavroche parler d’une quelconque scolarité. Elle se promit, en son for intérieur, de parvenir à le faire rentrer à l’école.

Mais, comment faire ? Je n’ai pas assez d’argent pour payer sa scolarité…

Elle se rendit alors compte que Zélie la fixait. Une question dansait dans ses yeux.

Est-ce qu’on lui dit ?

Briar tapota ses taches de rousseur. Le petit garçon était-il assez grand pour intégrer cette information ?

Elle repensa à Iris et son regard trop mature pour son âge. À Cynisca et ses responsabilités. Était-elle prête à prendre le risque de rendre ainsi Gavroche ?

Puis elle le détailla, elle détailla ses joues rondes et son petit corps, et aussi ses yeux graves ses lèvres fines qui ne souriaient pas, et comprit qu’il faisait lui aussi partie de ces adultes possédant un corps d’enfant. De ces petites grandes personnes. Des enfants ayant grandi trop rapidement.

Elle hocha la tête.

Alors Zélie prit la parole. Sa voix était sèche et pourtant enrobée de miel, d’un sucre qu’elle lui rajoutait pour adoucir ses propos.

« Vois-tu… Igara-la-Brute a envahi ce pays, Ysberg. Or, il y avait un roi, avant. Un… un petit garçon… »

Sa voix se brisa, et Briar continua.

« Un enfant roi. Mais, comme il était trop jeune pour gouverner, c’est son parrain qui l’aidait à prendre les décisions. Or, tu vois, quand tu envahis un pays pour le gouverner, tu… tu ne veux pas qu’il y ait de risques qu’on prenne ta place. Alors… »

Elle expira un grand coup, refusant sa respiration de devenir tremblante. Elle avait choisi de lui dire, alors elle devait aller au bout de son explication.

« Igara a… elle a fait partir l’enfant roi et son parrain pour toujours. Dans… dans un pays dont on ne revient pas. Ils… ils pourront dormir pendant très, très longtemps… »

Elle allait ajouter « pendant toute leur vie », mais s’aperçut que cette expression n’était pas adaptée le moins du monde, et se tut.

Gavroche écarquilla les yeux et inclina sa tête sur le côté.

« Ils sont partis en voyage ? Dans quel pays ? C’est plutôt bien qu’elle les ait laissé partir, non ? Et, pourquoi ils dorment ? »

Briar serra ses lèvres les unes contre les autres pour s’empêcher de pleurer en voyant un visage aussi innocent. Elle et Zélie échangèrent un regard souligné de larmes retenues. La jeune femme décida de laisser la rouquine dans ses indicibles pensées, et la remplaça :

« Ils sont partis, Gavroche. Dans les étoiles, pour toujours. »

Le petit garçon ouvrit grand la bouche et fixa le ciel.

« Ils sont morts, c’est ça ? C’est vrai qu’ils sont morts ?

- C’est vrai, Gavroche. C’est ça. »

Zélie décida de ne pas dire ce qu’elle avait lu, en-dessous, pour ne pas heurter son amie. Elle ne dit pas que la Brute avait fait appel à des fonctionnaires Vallois pour assassiner Elvin et Olivier d’Ylège. Elle ne dit pas qu’Archépin était au courant. Elle ne dit pas que le Roi du Val avait décidé de se joindre à elle. Elle ne dit pas qu’une guerre approchait, inexorablement, comme un cyclone dont Igara serait l’oeil.

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