Chapitre 30 - Sauf si...
Briar avait mal.
Plus que cela, elle avait très mal.
Le mal qu’elle ressentait emplissait tout son être, lui soufflait un mot qui la meurtrissait. Rien qu’un mot, qui rampait en rond dans son esprit, qui laissait des traînées écarlates sur son sillage. Rien qu’un mot, qui avait le poids de six chevaux, qui appuyait de toutes ses forces sur son cœur. Rien qu’un mot, qui procurait la douleur de mille épées, qui la transperçait de part et d’autre. Rien qu’un mot, mortel.
Douleur. Douleur. Douleur. Douleur.
Ce mot ne faisait pas partie de son être ; il était son être. Il était son corps, son cœur, son esprit et son âme. Il était tout. Maître de tout. Roi de tout ce qui régissait auparavant sa vie.
Douleur. Douleur. Douleur. Douleur.
Et puis, il y avait les ténèbres. Les ténèbres, meilleures complices de ce mot cruel. A la fois conseillères et actrices. Esclaves et amies. Elles enfermaient Briar dans leurs cachots macabres, la fouettaient de leurs langues de feu, inlassablement.
Douleur. Douleur. Douleur. Douleur.
Et encore, ces moments étaient rares. La plupart du temps, Briar était simplement enfermée dans le silence. L’Inconscient venait lui rendre visite, et alors il était son compagnon, son meilleur ami.
Paix. Paix douce, paix éphémère. Paix volatile, paix plantant ses racines. Paix qui soigne et qui guérit.
Briar ne savait pas bien si elle était morte – du moins, elle n’y pensait pas vraiment. De toute manière, ce n’était pas très important, à ses yeux. Rien n’était plus présent que la douleur et la paix, alors rien n’importait d’autre. La douleur et la paix étaient éminentes, importantes, persévérantes. Tout le reste était futile, inutile, versatile. C’était aussi simple que cela, une petite comptine ensoleillée, camoufler les nuages de fumée.
Et puis, un jour, ou une nuit, elle ne savait plus, tout changea. Les ténèbres se muèrent en Soleil. La douleur reprit sa place, mais moins présente, moins puissante. La paix se bataillait avec elles pour reconquérir ses droits. Étrange paradoxe, mais qui coulait de source.
Elle cligna des yeux, les laissant s’habituer à la luminosité toute nouvelle. Une forme planait au-dessus de sa tête, mais était trop floue pour qu’elle puisse mettre un nom dessus. Elle entendit une voix étouffée, qui semblait s’adresser à elle, mais elle n’arrivait pas à comprendre ses mots.
Et puis, le brouillard s’évanouit, et ce qu’elle vit en premier fut un nez. Un nez joliment remonté en trompette, piqueté de minuscules éphélides. Et puis le nez s’éloigna, et elle put également distinguer des lèvres fines qui étaient remontées en un arc pointant vers les deux oreilles qui les encadraient, elles-mêmes auréolées par une chevelure brune. Le nez était également rehaussé de deux yeux pers, avec des petites spirales dorées qui les étincelaient. Mais c’était partout, étalée sur le visage qu’était présente la chose la plus extraordinaire, la plus magistrale dans ce chef-d’œuvre : des taches, blanches comme le lait, ponctuaient la peau brune et lisse, la rendait plus belle, comme un coucher de soleil rendrait une vue sur la mer encore plus magnifique qu’elle ne l’était déjà.
Et puis, les mots déformés qu’elle entendaient se muèrent en paroles véritables :
« Briar, Briar, tu es réveillée ! Enfin ! Comment te sens-tu ? »
Et puis, sa langue se délia. Sa gorge était rêche, mais elle réussit à coasser :
« Zélie… »
La jeune femme écarquilla ses yeux inondés de joie.
« Oui, c’est moi, c’est Zélie… tu as besoin de quelque chose ? Demande-moi quoi que ce soit, et je te le donnerai. »
Briar pensa à un peu d’eau, mais ce ne fut pas ce que sa bouche articula.
« Une histoire. Je veux que tu me racontes ce qui s’est passé. »
Zélie inspira profondément ; sa poitrine se souleva un instant, avant qu’elle ne commence à parler.
« Eh bien… nous sommes passés par la frontière, qui était gardée par des soldats du Royaume d’Igara-la-Brute, ayant reçu l’ordre de ne laisser ni sortir ni entrer personne. Quand moi et Gavroche avons passé la frontière, il n’y avait aucun soldat aux alentours. Nous nous sommes cachés derrière un buisson, et on a attendu. Tu étais censée arriver quelques secondes, à peine, après nous, mais nous avons entendu des bruits de pas et puis, des explosions, de terribles explosions… J’ai cru que la terre était en train de se déchirer, mais en fait, c’était juste toi qui était en train de te faire déchirer, comme une peluche qu’on aurait donné à un chien un peu trop agressif.
» Alors nous avons attendu, attendu, pendant quelques secondes, qui nous semblaient être des heures, voire des jours. Nous avons presque vu le Soleil succéder à la Lune, et la Lune succéder au Soleil. Puis, le soldat est parti, et nous avons couru pour te retrouver. Tu étais… »
Zélie s’arrêta un instant, passa sa main dans ses cheveux, et lui lança un regard interrogateur.
Es-tu prête à entendre ce que tu as subi ? lut-elle dans ses yeux.
Briar hocha la tête, ce qui lui arracha un petit cri.
Elle entendit alors des bruits de pas, et la tête de Gavroche se juxtaposa à celle de Zélie.
« Briar ! Comment vous te sentez ? »
Les yeux noisette du petit garçon lui dévoraient encore plus le visage qu’à leur habitude. Ses mèches brunes étaient collées par la sueur et se balançaient autour de son visage penché sur Briar, ce qui lui donna l’impression d’avoir face à elle un pendule dédoublé en de nombreux autres.
« Oui… ça va. Je vais bien. »
La rouquine lança un regard à Zélie, pour lui signifier de continuer à raconter. Elle voulait savoir ce qui lui était arrivé. La jeune femme déglutit, et reprit :
« Tu… tu avais du sang partout. Sur le visage, les bras, le torse, les jambes, partout. Tes yeux… tu avais les yeux révulsés. C’était… » Elle frissonna, puis se reprit et continua. « Gavroche est allé chercher de l’eau dans la rivière non loin, et nous avons nettoyé le sang, pour voir où est-ce que tu avais été blessée. Peuchère… Tu as reçu une balle dans le flanc gauche. Je suis désolée. Je l’ai extraite, mais ça a été bien compliqué… Enfin, tu as été à moitié consciente peu de temps après, et nous avons pu te transporter jusqu’à la ville la plus proche. Nous… nous sommes arrivés dans une auberge et… nous y sommes toujours. Gavroche fait faire des tours à Escalier, et je soigne des personnes à petit prix, pour pouvoir y rester et avoir de quoi manger. »
Au mot « manger », Briar se souvint qu’elle avait faim, et, comme s’il l’avait entendue, son ventre gargouilla, ce qui lui fit un mal atroce aux côtes. Zélie, en l’entendant, sourit et sa tête disparut – elle était sûrement aller chercher de la nourriture. Ce nouveau vide sous les yeux de Briar lui permit de voir le plafond. Il était en bois, et ressemblait grandement à celui du Temps perdu, l’auberge dans laquelle elle travaillait, au Val.
« Où sommes-nous, plus précisément ? » demanda-t-elle.
Gavroche fit un sourire qui dévoila toutes ses dents, puis il la redressa le plus délicatement qu’il put, soutenant son dos avec des coussins. Elle put alors observer à son aise la salle dans laquelle elle était.
Il était facile de la décrire en trois mots : elle était petite, exiguë, étroite. Simple, modeste, rudimentaire.
« Bienvenue à la Terre d’Ellsworth, gente damoiselle ! » rit le petit garçon.
Briar réfléchit un instant. La Terre d’Ellsworth… Ce pays, situé au Nord d’Ysberg - enfin, ce qu’il en restait - était celui dont ils avaient effectivement prévu de passer la frontière. Il se trouvait entre Ysberg et le Val, aussi Briar se sentit plus proche de chez elle que jamais. Un frisson d’excitation remonta dans tout son corps, et elle eut hâte de retrouver sa famille. Tant d’aventures les avaient séparés… Mais, à présent, elle était prête à retourner chez elle. Enfin.
Gavroche la regarda, tête penchée.
« Tu… tu vas guérir, pas vrai ? »
Briar lui sourit avec un peu de mal. Elle remonta légèrement sa chemise, et observa, pour la première fois, sa plaie. Un trou noir, légèrement rouge, qui aurait pu former le point à la phrase de sa vie. Elle se sentit légèrement nauséeuse en voyant les coutures qui subsistaient, et songea qu’elle devait avoir pâli. La tache était propre, certes, mais cette tache aurait pu lui arracher la vie. C’était une marque indélébile, dessinée par une balle ridiculement petite, mais qui l’avait menée jusqu’aux larges portes d’ébène séparant ce monde de celui des morts.
« Tout va bien ? »
Briar releva la tête vers Gavroche, qui se rapprochait d’elle à pas lents, une lueur inquiète dans le regard. Il jeta un coup d’œil soucieux à sa blessure ; sa gorge se souleva, comme portée par un vomi refoulé, et il détourna rapidement le regard.
La rouquine soupira et secoua la tête.
« Je ne sais pas, Gavroche. Je ne sais pas. »
Le petit garçon n’osa pas lui demander à quelle question elle était en train de répondre, et hocha la tête en silence, des larmes jaillissant au coin de ses yeux, puis partit en courant. En voulant sortir de la pièce, il se cogna à Zélie, qui revenait à ce moment-même, portant un morceau de pain et un verre d’eau.
« Tu laisses Gavroche partir tout seul, comme cela ? Où… où est-il parti ?
- Escalier l’attendait en bas. Je pense qu’il est allé travailler. »
Ces paroles heurtèrent Briar bien plus qu’elle n’aurait pu le croire. Elle avait fait la promesse à Gabin de bien s’occuper de son petit frère. En outre, elle-même connaissait l’horreur et l’injustice que c’était de travailler en étant mineur. Elle connaissait les moqueries des riches qui ne comprennent pas la nécessité de ta situation, la jalousie ressentie face aux gamins qui s’amusent à côté de soi, la crasse et la sueur qui s’accumulait en fin d’une journée trop chargée, la peur et les cercles vicieux liés au gain d’argent trop peu importants.
Comment puis-je imposer tout cela à un petit garçon, surtout si c’est de moi qu’il prend soin ?
Quand Zélie s’approcha d’elle, Briar se rendit compte que c’était le pain qu’elle avait acheté quelques jours plus tôt qu’elle avait entre ses mains. Il avait à peine été entamé.
« Vous… vous avez suffisamment mangé, au moins ? » s’enquit-elle.
Zélie lui adressa un sourire qui n’atteint pas ses yeux.
« Le coût de l’auberge recouvre toutes nos dépenses, j’en ai bien peur. Même avec nos petits travaux, les bénéfices sont très minces... »
Le cœur de Briar fit un bond dans sa poitrine. C’en était trop. Que Gavroche et Zélie soit obligés de se surcharger et de se sous-alimenter pour la soigner, elle ?
« Mais, ne t’inquiètes pas, nous avons l’habitude… »
La rouquine commença à avoir la tête qui tournait légèrement. La misère n’était pas une bonne habitude à prendre.
Comment est-ce possible que tant de gens puissent se résigner à un tel sort ? Pourquoi les riches, les puissants, ne font-ils rien ? Pourquoi ne font-ils rien pour empêcher un petit garçon aux yeux noisette de travailler et de se rationner pour permettre à son aînée de se nourrir ?
Soudain, la véritable question la frappa.
Pourquoi, moi, je ne fais rien pour l’en empêcher ?
Elle repensa à Iris, qui avait été embauchée par l’ancien patron du Temps perdu. À elle-même, petite, devant courber le dos devant des personnes qui, possédant le triple de sa fortune, étaient persuadées d’être trois fois supérieures à elle. Et puis, il y avait elle, maintenant, qui exploitait Gavroche et Zélie.
Je… je suis leur esclavagiste, en quelques sortes.
Cette révélation lui coupa le souffle, et pourtant elle sentait sa poitrine se soulever de plus en plus vite. Pourquoi pas. Ce n’était qu’un paradoxe de plus dans sa vie, qu’une incompréhension parmi tant d’autres. Ce n’allait pas être la première, ni la dernière. Sauf si…
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