Chapitre 32 - Temps

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Briar était plongée dans une terrible léthargie. Elle ne pouvait pas bouger. Elle était comme enrobée dans du miel, ne ressentait plus rien. Elle ne pouvait que se laisser emporter par le courant d’air, se laisser flotter et dériver doucement dans les nuages. Elle était si loin du Soleil, mais s’y sentait si proche… Si elle n’y prenait pas garde, ses ailes pourraient brûler, et elle s’écraserait dans les flots sombres de l’Enfer. Il fallait juste se laisser aller.

Tout ira bien.

Et puis, une voix lui parvint, lointaine et étouffée. Une voix… qui criait son nom. C’était très étrange, car Briar l’entendait à tout petit volume, mais elle savait que la personne hurlait.

La rouquine détourna son attention de la voix. Elle était presque arrivée. Le courant d’air l’amenait toujours plus haut dans le ciel, mais elle sentait qu’elle était bientôt là où elle se devait d’être. Cette pensée aurait dû l’apaiser, mais elle ressentit bien au contraire une poussée d’anxiété. Et si elle n’était pas prête ? Elle n’avait pas vraiment réfléchi à son acte, elle voulait juste prendre soin de Gavroche et de Zélie, ne pas les embêter, ne pas les amener à leur mort plus tôt que prévu.

Je serais morte de toute façon.

Si elle avait pu bouger, elle aurait haussé les épaules.

Soudainement, elle sentit que le courant d’air ne la portait plus en avant. Elle ne chutait pas pour autant, non, il la portait toujours, mais elle planait doucement, elle faisait du sur-place.

Si elle avait encore eu un cœur en état de marche, la jeune femme l’aurait senti battre plus fort.

Un bourdonnement lui emplit l’oreille, et soudain la voix hurla maintenant à l’intérieur même de ses tympans, et menaçait de les déraciner, tels des chênes miniatures.

Elle sentit ses yeux se révulser – tiens, enfin quelque chose qui pouvait bouger – et eut, brusquement, une vision. Elle voyait une file de silhouettes avancer d’un même pas. Non, ce n’était pas des silhouettes, c’étaient des ombres. Les ombres des personnes qu’elles avaient été. À présent, elles étaient seulement des formes à peine humaines constituées de fumée, et recouvertes de robes sombres et vaporeuses. Elles lévitaient, et pourtant c’était comme si elles marchaient sur un sol ferme. Leurs bouches étaient grandes ouvertes, comme un chœur muet – à l’image de leurs cœurs muets – ou des poissons hors de l’eau.

Si elle n’était pas immobile, sa poitrine se serait soulevé à un rythme démesuré. Elle se serait battue avec le vent pour partir d’ici, tout de suite.

Elle n’était pas prête.

Elle n’était pas faite pour cela.

Pas encore.

Elle sentit un cri monter en elle, déchirer sa poitrine pour sortir et enfin éclater dans les cieux impassibles.

Elle tomba,

tomba,

tomba.

Le cri s’était tu ; maintenant c’était le vent qui hurlait à ses oreilles. Elle sentit une discrète odeur de chrysanthèmes flotter un instant dans l’air, avant de disparaître aussi vite qu’elle était apparue.

Et puis, elle crut ouvrir les yeux, mais elle ne les avait sûrement jamais fermés. Après avoir identifié ce qu’elle voyait, elle crut être retournée dans le passé, et hoqueta.

Devant elle, une tête. Un nez, deux yeux, des lèvres, des oreilles, des cheveux. Des taches blanches.

Encore.

« Je ne suis donc pas morte ? »

Ce son étrange sortit de sa gorge, elle ne sut trop comment.

Les yeux se remplirent d’eau, dont les gouttes tombèrent sur les lèvres de la jeune femme. Elle les attrapa avec sa langue ; un goût salé emplit sa gorge.

« Tu es vivante, Briar, tu es vivante. »

Ces paroles eurent un goût sucré, elles. La rouquine sentit son cœur enfler de joie, comme un bon gâteau qui ronflait dans le four, elle ne sut trop pourquoi.

Et puis les beaux yeux se remplir d’une émotion étrange, qu’elle ne sut identifier. Ils brillaient d’inquiétude, mais ce n’était pas l’inquiétude qui dominait. Des nuages planaient dans les prunelles bleues, lançant des éclairs dorés. Il pleuvait dans ses yeux.

De la colère ?…

Briar se sentit soudain soucieuse, et sa poitrine se souleva à un rythme désordonné.

Qu’est-ce que je lui ai fait ? Oh non, je lui ai fais du mal… j’ai tout gâché…

La jeune femme en face d’elle la prit subitement par les épaules.

« Qu’est-ce que tu as fait ? Pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi ?! Réponds-moi ! Je ne voulais pas que tu meures. Jamais ! Tu as pensé à Gavroche ? Et à moi ? Comment aurions-nous pu continuer à avancer, sans toi ? Il… il a juste douze ans ! »

Son corps se mua en une créature à la peau rouge. Des cornes poussèrent sur son front. Sa voix se déforma en un sifflement rageur, inhumain.

Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Briar cria. Et tout se fondit dans le noir. Une prison qui lui faisait peur auparavant, mais qui lui semblait apaisante, à présent. Un abri.

***

Lorsqu’elle ouvrit les yeux à nouveau, tout était redevenu calme, et, étrangement, elle aussi. Il n’y avait personne devant elle, seulement le plafond en bois, toujours le même. C’était assez rassurant de voir que quelque chose, au moins, n’avait pas changé. Briar eut un pincement au cœur. Zélie… Elle s’en voulait. Cruellement. Pourquoi avoir été aussi égoïste ? En voulant se donner la mort, elle aurait causé celle de deux innocents. Même s’ils avaient continué à vivre, leur existence aurait été gâchée.

En même temps, valait-il mieux que je continue à vivre moi-même en souffrance ?

Elle se fit la réflexion que, si elle avait décidé de mettre fin à ses jours pour leur bien, elle devait au moins les laisser lui dire ce qui serait bien pour eux. Or, peut-être que se laisser en vie serait la solution.

Quel paradoxe…

Elle secoua la tête. Elle était en vie ; c’était ce qui importait.

Maintenant, elle se devait d’être utile.

Elle s’assit dans son lit, réprimant un gémissement. La douleur qui irradiait de son flanc reprit sa place, plus forte que jamais. Elle se mordit la lèvre jusqu’à ce qu’elle sente un goût cuivré dans sa bouche, inspira et serra les poings. Il fallait qu’elle reprenne sa vie à deux mains. Elle ne pouvait plus la reporter aux lendemains – aux lents demains. Elle pivota ses jambes, les laissant se balancer dans le vide, puis se laissa glisser du lit. Celui-ci n’étant pas très haut, elle eut peu de sursis avant de ressentir le choc de l’atterrissage retentir dans le trou laissé par la balle.

La rouquine se mordit le poing pour étouffer le cri qui montait de sa gorge. Elle ne pouvait pas renoncer. Se sentant chavirer, elle s’appuya un bref instant sur le lit, avant de faire quelques pas. Elle se planta face au miroir à moitié brisé qui gisait dans un coin de la pièce. Un filet de sueur coulait sur son front ; elle était très maigre ; une tache rouge teintait sa tunique au niveau du flanc ; mais au moins, elle était en vie.

Briar sentit soudain sa tête lui tourner. Elle pressentit une chute très prochaine, et allait s’asseoir par terre, quand la porte s’ouvrit en coup de vent.

Un petit garçon entra dans la pièce. Ses grands yeux noisette s’écarquillèrent en la voyant. Il se précipita vers elle et la serra dans ses bras, ce qui arracha une grimace à la jeune femme.

« Briar… Tu ne nous quitteras plus, pas vrai ? Tu resteras toujours avec nous ? »

Sa douleur aux côtés se dissipa aussitôt qu’elle entendit ces mots. Elle avait l’impression que son cœur fondait.

« Oui. Oui, Gavroche. Je reste.

- Pour de vrai ?

- Pour de vrai. Promis. »

Le petit garçon la serra un peu plus fort, puis se rappela de sa blessure et se détacha de ses bras. Il recula de quelques pas, ses yeux toujours fixés sur elle, comme s’il craignait qu’elle ne s’envole ou qu’elle ne disparaisse, d’un coup. Briar esquissa un sourire un peu maladroit, mais qu’elle espérait sincère.

Gavroche lui rendit son sourire. Le sien était franc.

Il sembla se souvenir de quelque chose, fit demi-tour vers la porte, l’ouvrit, puis se retourna et débita.

« J’étais censé venir veiller sur toi, mais, comme tu es réveillée et que tu as réussi à te lever… je vais prévenir Zélie. Elle ne va pas très bien, tu sais. Ce que tu as fait l’a blessé. Je ne te blâme pas, mais il va falloir que tu lui parles. »

Sur ce, il partit.

Briar resta par terre, un peu sonnée par la sagesse qui émanait de ce petit garçon. Il lui rappelait de plus en plus Iris.

Un sanglot étouffé lui échappa.

Je veux… rentrer chez moi. Juste ça. Revoir, juste une fois, le visage des personnes que j’aime, qui constituent ma maison.

Cette fois, plus de doutes, plus d’hésitations. Sa seule maison était auprès de sa famille. Elle était ses racines, qui lui permettaient de se nourrir et de déployer ses branches vers le ciel. Or, elle avait déjà bien trop vu ce qui se cachait derrière les nuages.

Elle tapota ses taches de rousseur, puis se releva. Elle esquissa quelques pas, avant de trébucher et devoir se rattraper au mur. La rouquine fit la moue, fronça le nez, et tenta de se remettre droite.

Zélie arriva à ce moment-là.

Ses yeux étaient empreints d’une lueur orageuse, qui s’effaça dès qu’elle vit que son la jeune femme peinait à rester debout. Elle se précipita près d’elle, l’attrapa par les aisselles et l’assit par terre.

« Qu’est-ce qu’il t’a pris de te lever ? Tu n’es pas encore remise ! »

Briar eut peur de voir des cornes pousser sur sa tête, et sa peau devenir rouge, mais rien de son hallucination de la dernière fois qu’elle avait été à peu près consciente ne se reproduit.

Elle soupira de soulagement, puis releva la tête vers Zélie, chez qui la colère commençait à reprendre du terrain. Celle-ci fronça les sourcils.

« Tu viens de passer toute une journée inconsciente, et ça fait au moins deux jours que tu n’as rien mangé ! Tu ne peux pas faire des efforts à peine as-tu recouvert tes esprits ! »

Briar sentit son ventre se tordre, non pas de faim, mais de nervosité. Elle n’avait jamais vu Zélie aussi tourmentée. La rouquine lui sourit, mais son sourire ne se refléta aucunement en sa destinataire.

« Tout va bien. Ça va mieux, maintenant. Je vais bien mieux. Promis.

- Ça, ce n’est pas à toi de le dire ! Moi seule peut le décréter ! Or, je sais que tu n’as pas assez mangé, ni assez bu, donc tu n’es pas bien ! »

La jeune femme lui apporta une miche de pain – toujours la même que la veille, mais déjà entamée – ainsi qu’un verre d’eau. Elle la laissa ensuite se rassasier, et se tourna vers la fenêtre.

Briar but un peu, et cela lui brûla la gorge. Elle observa ensuite le morceau de pain comme si elle n’en avait jamais vu de sa vie entière. Sa gorge se serra ; elle repensa à Cynisca, la petite fille qui l’avait aidée à se remettre alors qu’elle venait de se faire trahir par Gayane. À présent, c’était elle-même qui s’était trahie…

Elle croqua enfin le pain, et, malgré la sensation de faim intense qui emplit son ventre une fois le goût du pain dans sa gorge, elle se força à en laisser une grande part.

Zélie se retourna, lui reprit le verre et le reste de pain, puis lui sourit enfin. Un sourire triste, mais déterminé.

« Je… je suis désolée de m’énerver. C’est que… je… j’ai… »

Avant qu’elle n’ait pu exprimer ses pensées, la porte s’ouvrit à nouveau. Une femme gigantesque, aux épais cheveux bruns, entra dans la pièce et s’adressa à Zélie.

« Mademoiselle, il va falloir nous payer rapidement hier soir, et la journée d’aujourd’hui, sinon on sera forcés de vous expulser. C’est pas contre vous, comprenez bien, mais c’est la loi. On peut pas vous laisser vivre ici sans payer. Vous avez jusqu’à ce soir, jusqu’au coucher de soleil. »

Zélie soupira, et hocha la tête. L’aubergiste sortit de la pièce.

Elle échangea un regard avec Briar, chacune réfléchissant à un moyen de payer leurs dettes. Et puis, une idée leur vint, à toutes les deux, en même temps.

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