Chapitre 33 - Le char du Malheur

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Le vent lui fouettait le visage. Penchée sur l’encolure du cheval gris, elle plissait les yeux pour qu’il ne lui rentre pas dans les yeux. Au bout de quelques foulées, elle se sentit plus à l’aise, tourna la tête et observa Zélie. La jeune femme était elle aussi penchée en avant, mais plus pour le plaisir d’aller vite que pour se retenir. Elle échangea un regard pétillant avec Briar, lui adressa un sourire éclatant. Puis, elle se remit droite, leva les bras et renversa sa tête en arrière.

Un cri libre, un cri de joie, sortit de sa gorge et s’éleva vers les cieux. Emportée par son allégresse communicative, Briar tenta de faire de même. Elle s’assit, son dos aligné avec son bassin, et leva les deux bras. Au début, elle crut qu’elle allait tomber, mais ensuite un tel sentiment de liberté s’empara d’elle qu’elle n’y pensa plus. Elle était vivante. Elle était libre. Vive la vie !

Ces mots, d’abord tout petits au creux de son cœur, emplirent son âme, et elle commença à crier à gorge déployée :

« Je suis vivante ! Je suis libre ! Vive la vie ! Vive la vie ! »

Gavroche, à sa droite, commença à hurler, lui aussi. Ils crièrent ainsi leur joie, leur liberté et leur désir d’aller plus loin à la Lune ronde, tels des loups au cœur épanoui.

***

Briar observa les étoiles, et elle eut l’impression qu’elles la regardaient en retour. Elle était allongée sur l’herbe qui repoussait à travers les derniers temps à vivre de la neige. Ses cheveux, mis en auréole autour de sa tête, touchait ceux de Zélie, étendue à côté d’elle. Briar tourna sa tête et détailla la jeune femme.

Ses yeux, ouverts, regardaient la voûte étoilée. Il subsistait en eux la trace de leur fuite de l’auberge avec les trois chevaux d’un riche propriétaire venu déménager non loin de là avec toute sa harde.

Un souffle s’échappa de sa gorge, et monta dans les cieux en un volute de fumée qui s’enroula autour de lui-même avant de s’effacer. Cette exhalaison était bien posée, en comparaison avec le rythme effréné de leur respiration alors qu’ils galopaient dans les prairies environnant la petite ville.

Zélie pivota son regard jusqu’à celui de Briar et, voyant qu’elle la fixait, lui sourit. La rouquine, un peu troublée, détourna son regard et le laissa errer parmi les lucioles célestes.

Les étoiles lui firent penser à Gayane. Elle avait un peu oublié, à vrai dire, ce qui s’était exactement passé alors qu’elle lui avait montré les âmes. Comment ce moment avait-il été possible ? Inutile de chercher une réponse. Il était mystique, magique, inexplicable. Briar eut un léger frisson.

Elle sentit une petite main chaude s’enfouir dans la sienne, et son regard obliqua vers Gavroche. Les paupières du petit garçon commençaient à se fermer d’elles-mêmes. Briar caressa du bout du pouce le dos de la main de l’enfant, puis le laissa aux mains du sommeil.

Après un instant à le regarder dormir, elle se retourna vers Zélie.

« Veux-tu commencer à veiller ? Ou veux-tu que je le fasse ? »

La jeune femme la regarda, une lueur amusée et détendue dans son regard. Elle passa ses bras au-dessus de sa tête et s’étira.

« Comme tu le souhaites. Toutefois, est-ce vraiment nécessaire ? Escalier veille déjà, et nous sommes en sécurité, dans ce pays. J’ai trouvé un journal par terre, quand tu étais inconsciente ; la Terre d’Ellsworth est fermement contre la conquête d’Igara-la-Brute, et ne tolère pas ses soldats dans son territoire. Nous sommes tranquilles. En plus, nous sommes toutes deux fatiguées, et il faut que nous reprenions des forces, si nous voulons pouvoir arriver jusqu’au Val… »

Ce nom lui fit comme un coup au cœur. Essayant de cacher son trouble, Briar hocha la tête. En son for intérieur, elle savait pourtant qu’elle n’arriverait pas à dormir, pas jusqu’à un certain point de la nuit. Elle lui souhaita bonne nuit, mais garda ses yeux ouverts.

Elle allait pouvoir rentrer chez elle… A cette simple pensée, elle sentit son cœur se serrer. Iris, Merlin, Hortense… Ils lui manquaient tant.

Elle crut voir, dans les étoiles, le visage de sa grand-mère, ses rides bienveillantes, les plis joyeux de son menton. A côté d’elle, elle reconnut sa petite sœur en une constellation. Les étoiles qui formaient ses yeux pétillaient, semblaient un peu moins mélancoliques qu’à l’accoutumée, pourtant ses joues étaient un peu plus creuses encore.

La rouquine chercha ensuite le visage de son frère dans les étoiles. En vain. Il n’était pas présent. Nulle trace de son regard déterminé, ni de la courbe bienveillante de ses sourcils. Elle sentit son ventre se nouer, et la brise, qui lui semblait être devenue bise, s’immisça entre ses fins vêtements et la glaça aux creux de ses omoplates.

Pourquoi n’est-il pas là ? Est-il arrivé quelque chose ?

Les étoiles s’éteignirent, le ciel devint ténèbres et la nuit se fit plus pressante, plus oppressante, se glissa dans ses veines et l’étouffa silencieusement.

***

Briar se réveilla avec une envie intense de rentrer chez elle. Non, plus qu’une envie, c’était un besoin ; un besoin viscéral, urgent, qui lui tordait le ventre, lui chatouillait les jambes et qu’elle ne pouvait ignorer.

La veille, ils étaient partis de l’auberge au crépuscule, et ce jour-là, le Soleil venait à peine de se lever, mais elle secoua ses compagnons sans remords.

Zélie ouvrit un œil.

« Que… qu’est-ce qui se passe ? » Elle ouvrit l’autre œil, et subitement ses yeux s’exorbitèrent. « Il est arrivé quelque chose ? Quoi ? Qui ? Où ?

- Il faut qu’on parte. »

Briar aurait bien voulu la rassurer, lui dire que tout allait bien et que rien ne s’était passé, mais elle savait, au fond d’elle, que c’était faux. C’était plus qu’un pressentiment qui envahissait son corps ; c’était une prémonition.

Elle se retourna vers Gavroche, et le secoua plus doucement. Le petit garçon ouvrit les yeux, mais sembla toujours à moitié endormi. Elle le porta, lui donna un bout de pain, puis le mit sur son cheval.

Il adopta aussitôt une position parfaite. Briar avait été étonnée quand il lui avait dit qu’il savait monter à cheval, puis s’était résignée au fait que, de toute évidence, il y avait toute une partie de son histoire qu’il ne lui racontait pas.

Après tout, elle non plus ne partageait pas vraiment son passé. D’ailleurs, celui-ci commençait à le rattraper de plus en plus, au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de son foyer. Il lui appuyait sur le cœur, de toutes ses forces, et elle ne savait pas comment faire pour y échapper.

Zélie posa sa main sur son épaule, ce qui l’arracha à ses pensées. Elle lui sourit.

« Tu es prête ? »

Briar la regarda, sonnée, et réfléchit sérieusement à cette question.

« Je ne sais pas, Zélie. » Elle fit une pause, et souffla. « Je ne sais pas. »

***

La boue rendait difficile la marche des chevaux. Briar sentait les muscles de sa monture se bander alors qu’il gravissait la pente raide, ses cheveux lui fouettant le visage à chaque pas. Le vent était si violent qu’elle devait se tenir penchée en avant et s’agripper à l’encolure de l’équidé pour ne pas tomber. Elle plissa les yeux pour éviter une énième bruine, une de celles qui tombaient à intervalles irréguliers depuis quelques jours.

Brusquement, son cheval dérapa. Il tomba sur le flanc, et elle avec. Elle ressentit un éclair de douleur au niveau du dos, et se rendit compte qu’elle avait roulé un peu plus loin. Elle se releva difficilement, ses habits tachés de boue.

Ses compagnons la rejoignirent alors qu’elle tentait de nettoyer ses vêtements. Concentrée sur sa tâche rudimentaire, elle ne voyait pas ce qui l’attendait en haut de la pente.

« Briar. »

La jeune femme se retourna vers Zélie. Le regard de la jeune femme était tourné au loin.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

- Regarde », souffla-t-elle en pointant son bras vers l’horizon.

Briar suivit le prolongement de son bras, et la vue lui coupa le souffle.

Des monts, des vaux. Le vent faisait trembler et craquer les branches des arbres comme les os d’une personne âgée. Des oiseaux planaient et se poursuivaient joyeusement en slalomant entre les nuages. Une rivière courait entre les vallées, serpentait entre leurs monts, et se jetait en riant d’une falaise, au loin. Une odeur familière parvint aux narines de Briar, qui l’inspira profondément.

Le Val.

C’était chez elle.

La pluie tombait finement, à présent. Le vent soufflait moins fort. Il semblait s’être calmé, comme s’il avait lui aussi retrouvé son foyer.

Briar sentit sa poitrine se détendre, son buste se bomber. Un nœud dans son ventre, dont elle n’avait même pas eu connaissance auparavant, se relâcha. Elle entendit Gavroche, à côté d’elle, souffler.

« Wouaaaah.

- Eh oui, lui répondit-elle, elle-même un peu sonnée. C’est ici que je vis. »

Ils se turent un instant encore, puis Zélie lâcha :

« Bon… je comprends mieux, maintenant, ton empressement à rentrer chez toi. Mais… tu n’es pas encore totalement dans ton foyer, non ? Il reste quelques régions à traverser… »

La rouquine acquiesça et se passa la main dans les cheveux, avant de se rappeler que les deux étaient salis de boue.

« C’est vrai. Nous devons être à la région de Violett… »

Elle leur fit signe de la suivre, et ils continuèrent leur route. Le cheval de Briar s’était relevé et ne semblait souffrir aucunement.

« … alors il nous restera Ferrin et Lyssia à traverser. La région où nous sommes est en grande partie couverte par des champs, vous savez, donc il faudra faire attention à se rationner un peu, dans les provisions. Ensuite, Ferrin, ou du moins la partie qui est au Nord du Fleuve d’Espringel, est très semblable à Lyssia : un peu… fous. Enfin, disons qu’ils sont obsédés par les astres. Au moins, c’est plus peuplé. »

Au fur et à mesure qu’elle prononçait ces mots, Briar sentait son cœur se remplir de joie. Elle était chez elle, enfin, depuis tout ce temps ! Elle ne sut contenir son excitation, qui se trahit dans sa voix.

« Et puis… il y a Lexer ! La région dans laquelle je vis… dans laquelle je vivais. C’est une région assez tournée vers l’international, et plus particulièrement avec l’Empire del Perez. En fait, elle était colonisée par le grand-père de l’Empereur Liam pendant un certain temps ! On en a gardé un petit accent… et un goût pour les arts. D’ailleurs, il y a aussi le Grand Marché de Corelle, à chaque équinoxe de printemps ! C’est énorme, et c’est bientôt ! »

Briar avait débité tout cela d’une seule traite ; elle en était consciente, et elle savait également qu’elle écroulait ses compagnons sous une tonne d’informations. Mais c’était plus fort qu’elle. Elle avait eu le mal, le mal du pays pendant tant de temps, qu’elle ne pouvait s’empêcher de faire ses éloges.

Son pays semblait si calme, après tout ce qu’elle avait vécu hors de ses murs… Un vrai havre de paix.

Elle observa ses compagnons ; une jeune femme aux yeux pétillants d’intelligence, un jeune garçon à l’imagination débordante…

Ils se plairont, ici. Du moins, je l’espère.

Elle inspira un grand coup, et continua à marcher, en regardant tout autour d’elle avec émerveillement. Chaque pas la rapprochait de chez elle, de sa famille…

Le pressentiment qui l’avait saisi la rattrapa et tenta de la plaquer au sol. Elle lutta pour continuer à marcher comme si de rien était, mais titubait à chaque pas.

Un frisson glacé parcourut son dos. Les clapotis joyeux de la rivière devinrent chuchotis pressants, les monts se penchèrent au-dessus d’elle, et les colombes se muèrent en corbeaux, qui poussèrent des cris stridents . Ils venaient annoncer la venue de leur maître.

Briar pressa le pas, espérant arriver avant le char du Malheur.

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