Chapitre 34 - Un essentiel parmi tant d'autres

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« Briar ? Nous sommes revenus. »

La jeune femme releva la tête. Zélie lui sourit dès que leurs regards se croisèrent. Elle leva les bras ; deux bols étaient dans ses mains.

« Voici notre trésor ! » s’exclama-t-elle.

Briar s’approcha, et découvrit, à l’intérieur des bols, une bouillie maronnasse.

« Oh, du doulgoub ! C’est une spécialité régionale ! J’en ai déjà goûté, une fois… »

Le filet de sa voix se tarit. Elle fut attirée dans ses pensées, tel un insecte par une plante carnivore, juste avant qu’elle ne referme ses dents dessus. Briar n’était venu qu’une fois à Violett. C’était quand elle était enfant…

Ces jours-là, il y avait un véritable déluge, mais les mers qui tombaient des nuages ne valaient pas les océans qui se déversaient de ses yeux. C’était quelques mois après la mort de ses parents. Hortense avait voulu remonter le moral à Merlin et Briar, et leur avait demandé de choisir une destination où passer quelques jours. Ni l’un ni l’autre n’avait vraiment envie de se changer les idées, mais le petit garçon avait pointé une violette sur une table, dans un coin de la salle à manger. C’était donc la région de Violett dans laquelle ils allaient aller. Briar se souvenait très bien de cette fleur. Elle était en train de faner seule, dans son petit pot, à l’abri des regards, et sa couleur se ternissait de jour en jour.

La rouquine avait eu peur de laisser toute seule la fleur, alors elle avait insisté pour l’emmener avec eux. Hortense avait dû craindre que sa petite-fille ne devienne victime d’une dépendance émotionnelle à un élément si éphémère, alors avait refusé. C’était un non catégorique, qui était resté au travers de la gorge de la petite fille.

Ils étaient donc partis trois jours pour Violett. Hortense avait loué un petit appartement insalubre. Les marches de l’immeuble dans lequel elle était perchée au troisième étage menaçaient de se casser à tout instant – d’ailleurs l’une d’entre elles manquait déjà. Le lit que partageaient les deux enfants grinçaient de partout, si bien qu’il était impossible d’y dormir une nuit entière.

Briar se souvenait d’une soirée en particulier, dans ce petit appartement misérable. Hortense, pour se faire pardonner des conditions lamentables de se voyage, avait acheté un chaudron entier de doulgoub. Le goût fade de la bouillie avait laissé les deux enfants dubitatifs, mais Hortense y tenait tant qu’ils avaient dû en manger déraisonnablement. Toute la soirée, Briar avait porté les mains à son ventre pour être sûre qu’il n’allait pas exploser. À la fin, elle devait même se boucher le nez pour continuer à manger. Bien sûr, Hortense n’y était pour rien ; elle ne savait pas que ses petits-enfants voulaient simplement lui faire plaisir. En voyant les deux enfants se gaver de doulgoub, elle avait cru qu’ils en raffolaient.

Elle en avait racheté une petite marmite.

En rentrant chez eux, Briar s’était précipitée vers la salle à manger. En se penchant au-dessus du pot, elle s’était rendue compte que la violette était tombée en miettes. Seul un pétale subsistait encore, formant un contraste avec la terre sombre.

« Briar ? Briar, tout va bien ? »

La jeune femme s’extirpa de ses souvenirs avec difficulté. Zélie et Gavroche la regardaient, l’air inquiet. La rouquine esquissa un petit sourire.

« Oui, bien sûr. Ça va. »

Elle attrapa le bol rempli de boue marronnasse que Zélie lui tendit mais ne put en prendre une cuillerée.

Hortense n’avait pas voulu qu’elle ne devienne dépendante de la fleur à cause de son caractère éphémère, mais elle ne savait pas que Briar allait devenir dépendante de la vie.

***

Le Soleil se leva derrière la ligne de l’horizon. Il s’étira paresseusement, et commença à se préparer pour la journée qui l’attendait. En bâillant, il se dirigea d’un pas nonchalant vers son char doré. Il en attrapa les rênes, et celui-ci commença sa course dans le ciel.

Briar fut réveillée par ses premiers rayons. Il lui réchauffèrent la joue, ce qui l’apaisa. Elle resta un instant à se prélasser sous le vent chaud. Tout était si calme, autour d’elle. Les oiseaux chantaient gaiement leurs amours, et leurs gazouillis s’élevèrent à travers le ciel. Les herbes s’inclinèrent sous le doux souffle de la brise venue des terres du Sud, probablement tout près de la mer, de la riche région de Hamil.

Les paupières de la jeune femme se refermèrent. Il fallait qu’elle soit en forme pour le jour qui s’amorçait ; tout n’allait pas être aussi pacifique que le petit coin qu’ils avaient trouvé au coin de cet aulne.

Effectivement, elle avait raison.

***

Le ciel était clair, et les quelques rares nuages qui y subsistaient se saluaient paisiblement. Un lapin pointa le bout de son museau de derrière un buisson. Sa truffe s’agita de haut en bas alors qu’il reniflait les odeurs nouvelles qui parvenaient jusqu’à lui. Sa queue en pompon tressauta, et il bondit sur quelques mètres.

Des pas faisaient crisser la neige. Des pas beaucoup trop lourds pour être ceux d’un loup ou d’un renard. Les oreilles du petit lapin se dressèrent sur le haut de son crâne.

Une voix s’éleva subitement. Le rongeur prit peur et se jeta à nouveau sous le buisson. Le cœur battant à toute vitesse, il observa à travers les feuilles les créatures qui s’approchaient.

Trois bêtes, grandes comme des chevaux, marchaient côte à côte. Leurs ombres menaçantes tachaient la neige par leur noirceur. La voix s’éleva à nouveau. Cette voix était assez harmonieuse, mais la langue gutturale dans laquelle elle évoluait la déformait, et la rendait plus monstrueuse. Puis la voix se tut, et deux autres prirent sa place, l’une plus fluette et l’autre, plus grave. Cet assortiment étrange de deux timbres de voix firent trembler le lapin. La dissonance était totale, et rendait leurs propos plus effroyables.

Briar sourit en écoutant ses amis répéter la première phrase de son chant, puis leur apprit la suite. C’était une musique qu’elle trouvait assez légère, assez claire, comme un tintement de cristal.

En la chantant, elle avait l’impression de revenir à quand elle était petite. Le soleil faisait embraser ses cheveux, et étinceler son sourire. Elle courait derrière son frère en riant, ses boucles rousses volant au vent. Ses parents les rattrapaient et se changeaient en roi et reine, en dragon et princesse, en écuyer et en chevalier, juste le temps d’un éclat de rire, d’une joie partagée. D’une insouciance légère, qui lui donnait l’impression que ses pieds allaient se détacher du sol, et qu’elle allait s’envoler haut dans les airs, rejoindre les oiseaux et danser avec eux. Elle tournoyait dans les airs, et sa jupe jaune se déployait autour d’elle, comme un tournesol qui captait tout les rayons du Soleil, qui s’offrait à lui, pour répandre sa lumière au monde.

***

Le panneau était si petit, mais il prenait tant de place. Dans le cœur de Briar, du moins. Les lettres étaient si joliment peintes que Briar dût étouffer un sanglot devant tant de beauté.

Rosaciennes.

Cette ville à la frontière entre Lyssia et Lexer, portait dans sa poussière une partie du passé de Briar. La rouquine tapota ses taches de rousseurs, et prit une profonde inspiration. Elle entendit Zélie toussoter dans son dos.

« Il faut passer ici pour arriver plus vite à Lexer, non ? » fit la jeune femme. « Enfin… c’est ce que tu nous as dit. Mais tu es sûre que tout va bien ? »

Briar souffla une nouvelle fois, ferma un instant les yeux, pour réfléchir à la réponse qu’elle allait lui donner, puis se retourna.

« Je… je pense. C’est que… » Elle se mordit la lèvre. « J’ai travaillé ici, quand j’étais enfant. Dans une des familles les plus influentes de la ville. C’est… assez particulier de revenir là, après tout ce temps. »

. Zélie opina du chef, compréhensive. Gavroche, lui, avait la tête baissée, ses yeux noisette perdus dans des souvenirs qui ne semblaient pas des plus agréables. La jeune femme dût s’en apercevoir, car elle posa une main réconfortante sur son épaule.

Briar se recentra sur elle-même. Était-elle prête à affronter son passé ?

Il le fallait bien. Leurs provisions étaient presque écoulées, autant que l’espoir qui subsistait dans son cœur que ce qu’elle avait aperçu dans les étoiles ne cache pas un malheur. Ils n’avaient pas le temps d’accomplir un détour.

Briar releva le menton.

« Oui. Je suis prête. Allons-y. »

Alors qu’ils marchaient dans les rues qui commençaient à peine à s’animer, Briar se rendit compte que le retour était autant une épreuve que le départ. Que, à force d’être allée loin de chez elle, elle était devenue une étrangère à son propre pays. À force de bâtir son futur, elle avait l’impression que son propre passé ne lui appartenait plus.

À présent, il faut utiliser toutes ces forces – passé et futur – pour faire en sorte de vivre mon présent. Toutes mes blessures survenues et à venir, toutes mes joies et mes peines, ce sont les pierres que j’ai utilisé pour bâtir le futur. Maintenant, il faut que je me retourne, que je regarde le chemin parcouru, et puis que je continue à avancer, pas par pas. C’est essentiel. Peut-être pas L’essentiel, mais c’en est un, maintenant, un essentiel présent, selon mes vécus, et ma vision de ce que je vais vivre plus tard. C’est un essentiel parmi tant d’autres.

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