Chapitre 35 - Colombe
La brise qui coulait paresseusement de la bouche de Briar disparut tout à coup. La rouquine se figea, et sentit son sang se pétrifier dans ses veines. Ce visage…
Elle avait cru ne jamais le revoir.
Zélie lui lança un regard soucieux.
« Briar ? Tout va bien ? »
Elle posa sa main sur son épaule, et suivit son regard, jusqu’à ce qu’il arrive sur le garçon et sa mère, tous deux aux cheveux noirs comme la nuit. Pas n’importe quelle nuit ; la nuit.
Enfin, tout cela, Briar pensait que ça se produisait, mais elle n’en était pas bien sûre. Ses yeux étaient scotchés à lui. C’était comme si un fantôme était réapparu devant ses yeux.
Elle recula légèrement, prête à faire demi-tour et à s’engouffrer dans une autre rue, juste pour ne pas avoir à le croiser.
Et puis, il la remarqua.
Son visage avait effectué un tracé si parfait quand il avait tourné sa tête vers elle, qu’elle fut surprise du contraste que cela offrait lorsque sa bouche se déforma et s’ouvrit grand.
Il murmura quelques mots à la femme qui lui tenait compagnie. Cette dernière posa son regard sec sur la rouquine, et celle-ci put deviner, même d’aussi loin, l’arc que formèrent ses sourcils, prêts à lancer des flèches, des flèches si semblables à celle qui l’avait manquée de justesse, il y avait de cela si longtemps…
Le garçon voulut s’approcher d’elle, mais sa mère le stoppa en posant une main sur son bras, et l’amena plus loin. Il lui murmura des mots qui semblaient secs, puis se retourna, et ses yeux couleur de jais fixèrent Briar avec une telle intensité que celle-ci eut des frissons qui se répercutèrent dans tout son corps.
Le fantôme se détourna enfin, fit quelques pas, puis sa mère s’arrêta lorsqu’il croisèrent un homme que Briar n’avait jamais vu, et commença à parler avec lui.
La rouquine se figea.
Il venait vers elle.
« Briar ? Qui est-ce ? »
La jeune femme ne détacha pas son regard du jeune homme, et répondit distraitement à Zélie.
« Quelqu’un. Je… je travaillais chez lui quand j’étais petite. »
Il fut enfin tout près d’elle, jusqu’à ce qu’elle put distinguer la petite cicatrice blanche sur son épaule, à moitié masquée par sa veste noire. Son souffle forma un panache de fumée dans l’air gelé.
« Briar… »
La jeune femme sentit son cœur accélérer quand il prononça son nom. Le jeune homme ouvrit de grands yeux.
« Briar, c’est bien toi ? Ça fait si longtemps ! Je… je pensais ne jamais te revoir ! »
La rouquine sentit des larmes monter jusqu’à tes yeux.
« Louann ! » articula-t-elle d’une voix étouffée.
Les deux jeunes gens prirent une même inspiration, puis se jetèrent dans les bras de l’un et de l’autre. Briar eut l’impression d’être enrobée dans un cocon réconfortant, encerclée qu’elle était par ses bras chaleureux. Elle huma son odeur ; le fumet de rose ponctué d’une touche de vanille n’avait pas changé. Elle le serra un peu plus fort, pour s’assurer qu’il était bien vivant, bien tangible.
« Briar », fit-il, et son souffle caressa sa nuque. « Briar, que t’est-il arrivé ? Où étais-tu, pendant tout ce temps ? »
La jeune femme exhala son trop-plein d’émotions, puis répondit d’une voix vacillante.
« C’est… une longue histoire. »
Le jeune homme se détacha de ses bras, la détailla et hocha la tête.
« Oui. Bien sûr. Tant de temps s’est passé… »
La rouquine sourit, les yeux baignés de larmes de joie. Elle sentait une bouffée d’air frais emplir ses poumons de joie nouvelle. Elle allait lui dire quelque chose, n’importe quoi, elle ne savait pas très bien, mais la voix de sa mère, au loin, la coupa.
« Louann ? Venez-vous ? Je vous exhorte à ne point tarder, car nous devons regagner notre demeure avec diligence afin d'honorer l'arrivée de votre paternel. »
Le jeune homme fit une moue désolée, et se dirigea vers sa mère à reculons, ses yeux toujours rivés à Briar.
« Aurais-tu un peu de temps à me consacrer ? On pourrait se revoir bientôt ? »
La jeune femme hocha aussitôt la tête, et le regarda partir.
Après le départ de Louann, elle resta un instant les yeux dans le vide. Cela faisait si longtemps qu’elle ne connaissait même plus ses goûts, ses passions, ses aversions, ses peines, ses joies. Elle n’était plus en connaissance que d’une fine partie de son passé, tout le reste lui était étranger. Il fallait qu’elle se le réapproprie.
« Briar ? Tu es sûre que tout va bien ? »
La jeune femme se tourna enfin vers Zélie. Son amie la regardait la tête penchée, intriguée.
« Oui, oui, tout va bien. C’est juste… étrange de voir ressurgir son passé. » Elle s’arrêta un instant, avant d’émettre une réflexion. « Pourtant, j’aurais dû m’en douter, en décidant de passer par cette ville. Et puis, je rentre chez moi. C’est normal de retrouver des éléments qui constituaient le décor de mon ancienne vie. »
Elle soupira, ses pensées revenant incessamment à Louann. Ses songes étaient de petits poissons argentés, et lui le pêcheur qui les avait attrapés dans ses filets.
Elle inspira profondément pour le chasser de ses pensées, puis se retourna vers ses compagnons.
« Et si on essayait de trouver un lieu où dormir ? »
***
La tête tournée vers les étoiles, Briar pensait. Elle pensait à quelqu’un en particulier. Un jeune homme aux yeux et aux cheveux noirs ; Louann. Elle ne parvenait toujours pas à croire qu’elle l’avait retrouvé, après tant de temps. Elle se souvint…
Elle n’avait qu’une dizaine d’années lorsqu’elle avait décidé de gagner de l’argent par elle-même, afin d’aider économiquement sa grand-mère. C’était une période où Hortense était malade, et n’avait pas la force de protester. Merlin restait avec elle et l’aidait à manger.
Briar avait d’abord enchaîné les petits boulots – crieur de journaux, ménagère, … - avant d’apprendre qu’une grande famille noble, non loin de chez elle, cherchait une personne pour faire le ménage chez eux et qui aurait le même âge que leur fils afin de lui tenir compagnie lorsqu’il en ressentait le besoin. Briar avait sauté sur l’occasion.
Elle avait d’abord du passer une série d’exercices afin de certifier son niveau en la langue Valloise et sa culture générale – sûrement les parents de Louann ne voulaient-ils pas laisser leur seul enfant, leur héritier, aux mains d’un ignare. Elle eut ensuite un entretien avec la mère du petit garçon. Ce rendez-vous l’avait terrifié. Elle n’avait jamais vu auparavant de personne aussi sèche, aussi sévère. Briar se souvenait encore de ses gants de cuir stricts, de l’éventail qu’elle claquait contre ses doigts chaque fois qu’elle faisait un geste parasite. D’aussi loin qu’elle se souvienne, le dessin de cet éventail était raffiné, et peint de quelques fleurs d’aconit violettes, mais la mère de Louann ne le laissait presque jamais apercevable, l’éventail étant quasiment toujours fermé.
La première fois que Briar rencontra Louann, elle l’avait trouvé très froid, distant, désintéressé. Lorsque sa mère était présente, il répondait toujours sur le même ton calme et poli, et ne savait pas se révolter face aux injustices qu’elle lui imposait. Mais lorsqu’ils se retrouvèrent tous seuls… La jeune femme ne pouvait plus compter le nombre de fous rires qu’ils avaient partagé. Le nombre de marée haute qu’ils avaient essuyé, patiemment, des yeux de l’un et de l’autre. Ils ne s’offraient pas la mer à boire, mais la mer à pleurer, et puis le monde à reconstruire.
Une fois le travail obtenu, Briar avait dû s’adapter aux horaires, parfois compliqués. Toutefois, elle commença à prendre son rythme et soudain, elle fut prise dans sa routine. Elle arrivait tôt le matin, nettoyait le repas, passait la matinée à assister Louann à ses cours particuliers, puis l’après-midi elle l’aidait à faire ses devoirs ou alors il jouaient ensemble, avant qu’elle ne reparte, tard dans la soirée.
Jusqu’au jour où elle fut renvoyée. Cette après-midi-là, ils jouaient ensemble à cache-cache. C’était à Briar de compter, et Louann devait se cacher. Une fois son décompte écoulé, la petite fille avait cherché partout, dans toute l’immensité de la maison, mais ne l’avait pas trouvé. Le petit garçon voulut la prendre par surprise en bondissant de derrière elle. Erreur. La table derrière laquelle il était caché portait un vase en porcelaine. En cognant son épaule contre cette table, en voulant sortir d’un bond, fit tomber le vase, qui s’éclata en mille morceaux.
Louann saigna abondamment de l’épaule. Sa mère accouru aussitôt à ses cris, le laissa aux soins, puis fouetta Briar. Devant les yeux du petit garçon ensanglanté, et le sang s’écoula de ses plaies à elle aussi, mais elle, la femme ne la soigna pas. Avant cela, la petite fille ne comprenait pas comment autant de douleur pouvait émaner d’une simple lanière de cuir. A présent, elle le savait. Elle connaissait la douleur, la vraie, celle qui tord les entrailles et qui déchire de l’intérieur. Celle qui brûle le cœur et le laisse flétrir au milieu d’une poitrine vide de tout air. La tempête qui arrache tout sur son passage, et après laquelle plus rien ne reste debout.
Elle avait ensuite appris, en se réveillant dehors, sous la pluie et le froid, dans la boue, sur un petit papier collé contre sa poitrine, que c’était le quotidien de Louann.
***
C’était le jour. Louann lui avait donné rendez-vous. Ils allaient se revoir, enfin, pouvoir se parler sans autre limite que la capacité de leur salive. Elle se leva avec une légère appréhension, mais qui n’était rien comparée à l’excitation profonde qu’elle ressentait. Elle partit tôt du pont sous lequel elle et ses compagnons s’étaient abrités, et se dirigea à grands pas vers le lieu qu’il lui avait transmis – un parc public, non loin de sa demeure.
Le Soleil brillait haut et fort – elle prit cela comme un signe. De ses doigts tremblants, elle effleura la grille du parc. Sa peinture bleue était écaillée, et quelques éclats de couleur sèche se fichèrent sous ses ongles. La jeune femme poussa les barreaux. La brise souffla vers elle, lui révélant l’odeur des fleurs qui commençaient à pousser sous la fine couche de neige qui recouvrait le sol. Deux écureuils, l’un au pelage roux flamboyant, l’autre gris sombre, passèrent en se pourchassant devant elle. Elle les suivit du regard, et celui-ci finit par dériver vers une silhouette qui s’avançait.
Louann.
Ce dernier, en la voyant, lui fit un signe de la main et Briar lui répondit de même. Trépignant d’impatience à l’idée de le revoir, elle courut ensuite vers lui et le serra dans ses bras. Son odeur de vanille s’était accentuée depuis l’avant-veille. Briar se détacha doucement de son étreinte, puis le regarda.
« Comment vas-tu ? »
Ce dernier soupira.
« Vois-tu… Je ne sais pas très bien. »
Briar pencha la tête sur le côté, les sourcils relevés. Comme la suite ne vint pas, elle le pressa.
« Que s’est-il passé ? »
Le jeune homme ne sembla pas l’entendre, son regard noir planant sur la ligne de l’horizon, avant que ses épaules ne s’affaissent et qu’il avoue :
« C’est ma mère… Nos rapports ne se sont pas vraiment… améliorés, si je puis dire. »
Compatissante, Briar posa une main sur son épaule. Elle était vraiment désolée pour lui. Un parent ne devrait jamais être rien d’autre qu’une source d’amour.
Louann inspira un grand coup, puis secoua la tête.
« Bref. Autant ne plus y penser. Que m’est-il arrivé ? Eh bien… disons que j’ai dû supporter la vie des riches. Les soirées mondaines qui n’en finissent pas, les rencontres avec des gens aux noms à rallonge, les jeunes demoiselles qu’on me présente en lorgnant ma bourse, comme si elles ne valaient que quelques pièces de cuivre… Et toi ? Quoi de neuf ?
- Oh, eh bien, ma grand-mère a adopté une petite fille qui était exploitée par l’ancien patron de l’auberge dans laquelle je travaille, enfin, dans laquelle je travaillais jusqu’à ce que… c’est une longue histoire. » Briar soupira, ne souhaitant pas rentrer dans les détails. Pas maintenant. « Toujours est-il, j’ai voyagé, j’ai voulu partir, puis rentrer, puis rester, et je dois maintenant rentrer chez moi. Ma grand-mère, Hortense, est gravement malade. Elle a besoin du peu d’argent – que j’avais mais que j’ai perdu, d’un coup. Il faudra que je lui donne tout ce que je peux gagner en travaillant dès à présent. »
Louann haussa les sourcils.
« Ta grand-mère est malade ? Oh… j’espère qu’elle se remettra vite. »
Briar lui accorda un sourire crispé, et le silence plana entre eux un court instant, avant que le jeune homme ne reprenne.
« C’est terrible ce qu’il se passe en ce moment… Je ne sais pas si tu es au courant…
- … Qu’Igara a annexé Ysberg ? Je le sais.
- Oui, mais il y a aussi…
- La mort d’Elvin, feu le prince d’Ysberg ? Je le sais.
- Oh, mais ce n’est pas tout…
- Je le sais. Je le sais, je sais que ce n’est pas tout, que tu veux me dire quelque chose, mais je ne suis pas assez forte pour endosser les maux qui frappent la planète. Pas encore.
- Mais tu n’es pas seule. Je suis là, pour t’alléger la charge. Il y a aussi tes compagnons, la jeune femme et le petit garçon que j’ai vus hier. Et puis, il n’y a pas que du mal… Attends une seconde. »
Le jeune homme posa ses deux mains sur les yeux de Briar, puis exerça une légère pression sur les épaules pour l’amener quelque part. Cette dernière ne pouvait que sentir la brusque inclinaison du sol, les cailloux qui roulaient sous ses pieds, l’odeur de fleurs qui laissait place à celle d’une terre humide. Un clapotis léger commença à se faire entendre.
« Attention… »
Louann dévoila ses yeux, et Briar en resta béate d’admiration.
Devant elle, un étang, à moitié recouvert par de larges feuilles de nénuphars ornées de fleurs roses. A sa droite, un saule pleureur. Ses longues feuilles lestes effleuraient l’eau d’un geste doux. Un petit chemin de neige, progressivement remplacée par de la terre, bordé de boutures de fleurs, menait au petit point d’eau.
Elle se retourna vers Louann, qui lui sourit.
« N’est-ce pas magnifique ? Tu vois, tous les malheurs du monde ne valent pas un instant de paix, devant un étang calme, bercé par les doux sons de la vie qui s’éveille.
- Tu dois avoir raison… » murmura Briar.
Elle tenta d’oublier le corbeau perché sur la branche du saule pleureur, et tenta de le muer en colombe.
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