Chapitre 36 - Ou les détruire

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Boum.

Une simple phrase.

Destructrice.

Briar sentit son pouls cogner plus vite, plus fort, à ses tempes, comme s’il voulait sortir de sa cage dorée. Un léger sentiment de vertige rejoint ce tambour, accompagné d’un orchestre de voix qui se mêlaient, se superposaient, se chevauchaient, ce qui composa toute une symphonie désarticulée.

« Mais… comment ? Pourquoi ? »

Les petits mots prononcés par Louann avaient fait un tel écho en elle qu’elle n’arrivait plus à penser correctement. Ils dansaient dans son esprit, se nourrissant insatiablement de la même mélodie inachevée.

C’est… c’est impossible !

Et puis, tout redevint comme avant. Plus de notes de musique égarées. Ses pensées avaient cessé de errer.

Elle se répéta les mots de son ami, les intériorisa. Mais elle ne pouvait pas les digérer, pas tout de suite. Ils restaient en travers de sa gorge.

Il a tué sa mère.

Briar ne pouvait s’empêcher d’imaginer le corps sans vie, les membres démantelés, tordus en des angles improbables, le sang qui sortirait du cou brisé. Les yeux commenceront à pourrir et à se rétracter dans le crâne, des mouches aspireront les dernières gouttes d’eau de leur trompe, puis s’envoleront en laissant le corps desséché. Des insectes prendront leur place et se nourriront de la chair décrépie. Il ne restera, de la femme, qu’un tas d’os surmonté d’une peau flétrie.

Briar eut un frisson de dégoût, mais le regretta aussitôt en voyant le regard de Louann. Il était hanté, hanté par une ombre sanguinolente, et avait perdu toute trace de vie, comme si c’était lui qui était mort. Un vivant assassiné par ses actes.

La jeune femme posa une main sur son épaule, mais Louann sursauta et la repoussa. Pas méchamment, c’était seulement un ferme refus de se faire consoler.

Il avait ôté la vie à quelqu’un. Il l’avait soustrait aux vivants, annihilé du groupe fluctuant des âmes de cette terre. Et ce quelqu’un n’était pas n’importe qui ; c’était sa mère, celle qui avait porté sa chair pendant neuf lunes pleines, celle qui l’avait mis au jour dans la plus grande des douleurs. A présent, la chair de ses entrailles l’avait trahie. Le sang avait fait coulé le sang. Elle reposait maintenant dans un lieu inaccessible à tous les vivants ; celui que Briar avait entraperçu dans les nuages. La Terre des Ombres.

Briar déglutit. Comment réagir face à cette situation ?

« Tu… est-ce que tu veux en parler ? »

Louann la fixa longuement. Son regard terrifia Briar. Il était dénué de toute expression, de tout sentiment. C’était à peine si ses yeux se posaient sur elle sans la voir. Il finit enfin par ouvrir la bouche, et un son rauque en sortit.

« A quoi bon ? Que puis-je dire ? Je l’ai tuée, voilà tout. »

Il faisait preuve d’un calme si abominable que Briar dût se retenir de le secouer et de lui hurler qu’il avait tué sa propre mère. Mais elle était consciente que ce n’était pas la peine. Il le savait bien. Plus que bien, même ; cette certitude devrait être ancrée dans ses veines.

« Je l’ai poussée à bout, nous étions énervés, elle a voulu me frapper, j’ai esquivé et je l’ai poussé au bout, de nouveau. Au bout des escaliers. Je n’avais pas vu le vide qui s’étalait derrière elle. La seule chose que j’ai vue, après la mort, ce fut son corps disloqué, et le sang se répandant sur les marches de marbre. »

Il laissa planer un silence mortifié, avant de demander d’une petite voix :

« Tu m’accompagnes, pour l’enterrer ? »

***

Briar eut un léger vertige. Du sang séché collait les mèches de ses cheveux de jais entre eux. Un mince filet blanc laiteux recouvrait ses yeux. Sa bouche était ouverte sur un cri silencieux, figé à tout jamais.

Une odeur âcre s’éleva dans les airs. Louann avait vomi. De la bile lui coulant toujours sur les lèvres, il ferma avec douceur les paupières de sa mère. Il avisa ensuite une pince qui attachait ses cheveux, et la glissa dans une poche de son manteau. Ce geste délia ses cheveux, qui se répandirent en une cascade sombre autour de son visage fermé, une auréole de la mort.

Briar ne put s’empêcher de fermer les yeux. Cette chair morte… elle ne voulait pas la voir. Cela lui ferait trop penser à un plat, à une nourriture qu’on lui proposerait à table, comme on pourrait lui proposer du civet de lapin ou du jarret de porc.

De la cuisse de madame la duchesse sur son lit de doigts… Un peu de sauce sanglante ?

Elle réprima un haut-le-cœur, et se retourna afin de commencer à creuser une tombe. De la terre se ficha derrière ses ongles alors qu’elle grattait le sol, le gazon fraîchement tondu.

Louann vint l’aider à accomplir cette tâche et, jusqu’à ce que le Soleil ne décline à l’horizon, ils retournèrent le sol de leurs mains écorchées. Nul domestique ne vint les embêter ; le jeune homme apprit à Briar que sa mère les avait renvoyés pour la journée, afin de pouvoir parler seule à seule avec son fils, à l’exception de la gouvernante. Celle-ci se pointa vers le début de l’après-midi, s’enquérant si son jeune maître avait besoin de quoi que ce soit, ce à quoi il répondit par la négative. Briar s’était glacée ; cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas revu ce chignon tiré haut, ces petites lunettes en forme de demi-lune. Elle relut, dans ses yeux, le reflet de son indifférence face à des enfants couverts de taches bleues.

La vieille femme, toutefois, paru ne pas la reconnaître, du moins elle ne fit aucun commentaire. Louann avait recouvert le corps de sa mère d’une nappe, et ils avaient pris soin de nettoyer le sang, aussi lui demanda-t-elle s’il savait où était sa mère.

« Aller voir quelqu’un, je crois. Quelqu’un… qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps. »

Toutes les personnes qui sont mortes avant elle.

La gouvernante hocha la tête, lui redemanda s’il n’avait vraiment besoin de rien, en êtes-vous sûr, monsieur ? À Louann de hocher la tête, et la vieille femme disparut dans les larges espaces de la maison.

Alors que le Soleil n’était plus qu’un petit point, qui projetait ses derniers rayons pourpres derrière les toits des maisons, Louann se figea, à son tour.

« Mon père », souffla-t-il. « Il va bientôt rentrer. Et me tuer. »

Briar eut un léger sursaut. Elle n’avait vu qu’une seule fois le père de son ami, mais la violence qu’elle avait vu dans ses yeux était suffisante pour décrire d’elle-même les conséquences de l’acte de Louann.

Alors, vite, vite, ils finirent de creuser le trou. Ils retirèrent ensuite la nappe qui recouvrait le corps en décomposition. Les yeux avaient déjà commencé à pourrir, des cargaisons entières de fourmis débarquaient, se baladaient sur le corps, puis repartait, chacune tenant un morceau de chair entre leurs pattes.

Briar remarqua à peine le dégoût mélangé aux larmes de Louann, tant elle était concentrée sur le transport du corps. Une fois celui-ci déposé dans le trou, les deux jeunes gens entreprirent de verser du de la terre dessus. La terre coulait dans le trou, comme le sable dans un sablier.

Et puis, soudain, un bruit de cloches. Briar compta, le cœur battant. Un, deux… huit.

Elle échangea un regard affolé avec Louann. Celui-ci déglutit :

« Il va arriver d’un instant à l’autre ! »

Boum boum, fit le cœur de Briar.

Vite vite, fit son cerveau.

Flap flap, firent ses pieds en escaladant les marches de marbre.

Ils entrèrent dans la maison. Briar regarda son ami de ses yeux qu’elle imaginait écarquillés.

« Et maintenant ? Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce que toi, tu vas faire ?

- Je… je dois aller vérifier quelques petites choses dans la chambre de ma mère. Mais… tu n’es pas obligée de venir avec moi. »

Briar n’hésita qu’un seul instant avant d’affirmer.

« Je t’accompagne. »

Ils gravirent les marches à la volée, quatre par quatre, jusqu’au dernier étage de la grande maison, avant d’arriver devant une porte brune, qui semblait banale au premier abord, mais Briar le sentait. C’était une porte particulière, gardienne de nombreux secrets.

Louann inspira un grand coup, puis poussa la poignée d’une main ferme. La porte ne s’ouvrit pas. Il réessaya une seconde fois, plus fortement. En vain.

« Où peut être la clef ? »

Briar réfléchit un instant. Peut-être que la mère de Louann protégeait ses secrets avec un outil plus original qu’une simple clef. Quelque chose qu’elle porterait toujours sur elle…

« La pince ! Sa pince à cheveux ! Vérifie si elle marche ! »

Louann la sortit de sa poche, l’inséra dans le trou de la serrure, la tourna. Un déclic se fit entendre, aussitôt accueilli par des soupirs de soulagement.

Le jeune homme ouvrit enfin la porte.

La chambre était grande, très grande. Elle était un appartement à elle seule, et comportait un lit et un espace pour dormir, une salle de bains agrémentée d’une baignoire aux pieds de lion, un assortiment de quelques fauteuils et d’une table basse, près d’une cheminée… Et d’un large secrétaire. Il prenait tout un espace de la pièce. Sa couleur sombre évoquait les cheveux de sa propriétaire.

Louann, lui aussi, avait été directement interpellé par le meuble ; ainsi se dirigèrent-ils d’un même pas vers celui-ci. Le jeune homme effleura de son doigt la surface du secrétaire ; aucun grain de poussière ne tomba.

Il regarda son doigt, parfaitement propre, et eut un sourire aux lèvres. Ce devait être le bon endroit.

Briar commença à lire les quelques documents déjà présents – quelques feuilles jaunies, tandis que Louann entreprenait de fouiller les tiroirs.

Après les avoir feuilletés, Briar reposa les documents en soupirant.

« Rien de bien intéressant. Ce sont des feuilles vierges. Et toi ? »

Louann releva la tête, l’air tout aussi dépité.

« Pour l’instant, je n’ai rien vu non plus. Les tiroirs sont vides. »

La rouquine fronça les sourcils et se pencha afin de regarder avec lui. Effectivement, rien dans les tiroirs. Pourtant, eux aussi étaient parfaitement propres. Comme si des choses se trouvaient là il y a peu de temps…

Le dernier tiroir s’ouvrit avec difficulté ; ils durent s’y mettre à deux pour l’ouvrir.

A l’intérieur, un cadre de bois propre était délimité par une bordure poussiéreuse.

« Quelque chose s’y trouvait, depuis longtemps. »

Louann hocha la tête, les yeux écarquillés.

« Pourquoi les a-t-elle enlevés ? »

Briar secoua la tête. Elle n’en savait rien. Tout cela était inexplicable.

Dépité, Louann commença à faire les cent pas, passant et repassant devant les fauteuils en velours, la petite table en bois de chêne, l’âtre…

Briar tenta de réfléchir, mais ses pensées étaient absorbées par le feu. Elle avait eu un rapport si étrange avec cet élément… Il avait été à la fois meurtrier et sauveur. Il avait tué ses parents mais l’avaient sauvé face à l’esclavage. Elle lui en voulait et lui en était reconnaissante, à la fois.

Elle sursauta, tandis que des pensées se liaient dans son esprit.

L’âtre.

Le feu.

Qui brûle, qui déchire, qui réduit les corps en poussière. Les corps… Mais pas seulement.

Elle se précipita près de la cheminée, et se pencha au-dessus du feu, ramenant ses cheveux en arrière pour ne pas les enflammer. Ils y étaient. Elle avait vu juste.

Un tisonnier traînait près de l’âtre, aussi l’attrapa-t-elle. Elle le plongea dans le feu, et en ressortit une feuille de papier calciné.

« Qu’est-ce que… »

Briar se retourna vers Louann, les yeux brillants, se rendant enfin compte qu’il se tenait alors derrière elle.

« Ta mère. D’une manière ou d’une autre, elle savait que quelque chose allait arriver. Qu’elle devait cacher ses papiers importants. Les cacher… ou les détruire. »

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